Jean-Louis Fournier : Il a jamais tué personne, mon papa

déc.
28

  

 

« Quelquefois, il disait qu'il allait tuer maman, et puis moi aussi, parce que j'étais l'aîné et pas son préféré. Il était pas méchant, seulement un peu fou quand il avait beaucoup bu. Il a jamais tué personne, mon papa, il se vantait. »

L’histoire du roman Il a jamais tué personne, mon papa (1999) de Jean-Louis Fournier se déroule à Arras, avant, pendant et après la Seconde Guerre Mondiale. Elle nous est contée par un petit garçon, Jean-Louis, qui évoque les souvenirs qu’il a gardés de son père, décédé à l’âge de quarante-trois ans. Un père qui était médecin mais ne se comportait pas du tout comme un médecin ordinaire : il s’habillait différemment , se faisait offrir un verre par ses patients qui  ne pouvaient le payer, et surtout, buvait beaucoup.

Il s’agit d’un livre en grande partie autobiographique : Jean-Louis Fournier y raconte sa propre enfance. Mais contrairement à la manière dont est généralement rapporté l’alcoolisme dans les récits, c’est avec pudeur que celui du père de l’écrivain se trouve évoqué. La sobriété de l’écriture fait irrésistiblement penser à celle de l’Etranger de Camus, dénuée de tout registre tragique ― plus particulièrement, on s’en souvient, lorsque Meursault annonce la mort de sa mère. Comme dans ce récit, les phrases sont brèves, et l’auteur ne s’attarde jamais sur des sentiments susceptibles d’éveiller la pitié chez le lecteur. C’est que son but n’est pas tant, en définitive, de décrire ce qu’il a lui-même vécu et ressenti  ― et qui, parfois, a été difficile ― que de rendre hommage à l’homme qu’a été son père. Cependant, le lecteur ressort bouleversé de sa lecture. Et cela, tout d’abord parce que le point de vue adopté est celui d’un jeune garçon.

Effectivement, Jean-Louis Fournier se met de nouveau dans la peau de l’enfant qu’il était. Il donne l’impression de retranscrire de manière exacte ce qu’il ressentait, et les conclusions qu’il pouvait tirer des petits drames qui ponctuaient la vie quotidienne ― laissant au lecteur deviner ce qu’il ne pouvait percevoir, ou qu’il préfère ne pas dire.

Plus particulièrement, ce que son récit nous révèle, c’est l’entrée précoce qui a été la sienne dans le monde des adultes. Par exemple, dans l’épisode où on le voit contempler une ancienne photo de lui et de son père, prise quelque dix ans auparavant, à une époque où il ne se rendait encore compte de rien, et se demander : « Où il est passé, le papa de la photo ? ». Le lecteur comprend alors qu’il a perdu désormais l’image idéale qu’il avait de son père. Ou encore dans celui où, pendant les bombardements de la guerre, on le voit prendre conscience du fait que son père, qui refuse de se réfugier dans les caves et préfère rester sur son lit, n’a plus vraiment envie de vivre : « il s’en foutait des bombes, il s’en foutait de mourir ».

Par ailleurs, ce que le livre de Jean-Louis Fournier fait également ressortir, c’est tout le silence qui entoure ce genre de situations. A aucun moment, on ne voit en effet de réelle discussion s’instaurer avec le père. La relation est pleine de tabous. Aucune personne de la famille n’ose réellement dire à voix haute la vérité. Ce qui, de fait, est une des caractéristiques des familles dans lesquelles l’alcool fait des ravages. Le déni y est toujours la règle d’or, enfermant irrémédiablement les individus. L’unique horizon de chacun d’eux n’étant plus que de tenir, et de voir jusqu’où cela le mènera.

Cela apparaît très nettement, dans le récit, lorsque sont évoquées les « tentatives de suicides » du père de Jean-Louis. Les premières suscitent l’affolement des frères et des sœurs de Jean-Louis. Seule leur mère reste calme, et ne s’en occupe pas. Puis, peu à peu, lorsque ces appels à l’aide se reproduisent, les enfants adoptent le même comportement : à leur tour, ils restent passifs, et se contentent d’attendre que la crise passe, jusqu’à ce qu’une autre se produise. Cette passivité est d’ailleurs une manière, pour eux, de se protéger et de ne laisser de place qu’à l’espoir. Car accepter la réalité, et y faire face, ce serait aussi perdre l’illusion que tout est « normal ». En ce sens, tous les personnages de ce roman sont le symbole même de l’attente d’une autre vie, plus heureuse. C’est ce que révèlent les pensées du petit garçon, à l’enterrement de son père : « J’étais triste, pas parce que mon papa était mort, mais parce qu’il avait bu jusqu’à la fin de sa vie. Moi je croyais qu’il allait s’arrêter un jour, qu’on aurait de l’argent, que maman ne serait plus obligée de travailler, qu’on aurait une vie normale, comme les autres. ».

La fuite du père est aussi présente dans cette œuvre. Le petit garçon montre bien que le bistrot représente le monde dans lequel le papa voudrait vivre constamment. Et c’est pourquoi il regrette de ne pas en faire lui-même partie, tout en désirant, aussi, que son père soit heureux avec sa famille, et que les jours où il ne va pas boire au café, il soit content de passer du temps avec lui, pendant ces rares moments de lucidité où l’alcool ne vient pas le malmener.

A la lecture de ce livre, le lecteur ne sait plus finalement s’il faut condamner les  personnes atteintes d’alcoolisme et leur en garder rancune. Il est partagé entre toutes sortes d’émotions, passe par les larmes, le sourire, et le regret même que l’histoire ne se soit pas déroulée autrement. Mais ce qui est certain, c’est que le but de Jean-Louis Fournier est avant tout de faire le portrait le plus juste de l’homme qu’a été son père, et de ne pas se souvenir que de ses côtés sombres. Ainsi, il rapporte son humour, souvent décalé, et son dévouement envers ses patients. Et il est évident qu’il a pardonné à son père, qu’il ne lui en veut pas. En témoignent les dernières phrases du livre : « Maintenant j’ai grandi, je sais que c’est difficile de vivre, et qu’il ne faut pas trop en vouloir à certains, plus fragiles, d’utiliser des « mauvais » moyens pour rendre supportable leur insupportable ». Et le titre même du roman, qui confirme  bien, lui aussi, la volonté de Jean-Louis Fournier de défendre son père et de dédramatiser les actions parfois violentes et souvent incomprises qui ont été les siennes.

Un livre bouleversant, qui montre un point de vue rarement utilisé avec tant de sincérité sur ce fait de société souvent caricaturé.

 

Roxane Le Bideau – L1 Humanités