Les romans initiatiques d'Hermann Hesse : Demian, Siddhârta, Le Loup des steppes

déc.
6

 La première fois que j’ouvris un livre d’Hermann Hesse, ce fut le fruit d’une décision hasardeuse.

 

C’était un de ces lendemains brumeux, vaporeux, qui se traînent de tout son long ; un chat s’étire et l’on bâille nonchalamment. Recroquevillée dans mon studio de l’époque, un minuscule 15m2 que je partageais avec une amie, et qui tenait plus d’une cabane en fin de vie que d’un habitat urbain à proprement parler, je laissai ma main errer le long de notre bibliothèque généreusement fournie par quelques oublis de nos visiteurs. A un certain moment, la main s’arrêta. Demian. Comme à mon habitude, je contemplai la 4eme de couverture sans vraiment la lire, et ouvris une page au hasard.

 

«  Pas plus qu'un autre, je n'étais ici-bas pour composer des poèmes ou pour prêcher, ou pour peindre. Tout cela était accessoire. La vraie mission de chaque homme était celle-ci : parvenir à soi-même. Qu'il finisse poète ou fou, prophète ou malfaiteur, ce n'étais pas son affaire ; oui, c'était en fin de compte dérisoire ; l'important, c'était de trouver sa propre destinée, non une destinée quelconque, et de la vivre entièrement. Tout le reste était demi-mesure, échappatoire, fuite dans le prototype de la masse et peur de son propre moi. L'idée nouvelle, terrible et sacrée, se présenta à mon esprit, tant de fois pressentie, peut-être souvent exprimée déjà, mais vécue seulement en ce moment même. J'étais un essai de la nature, un essai dans l'incertain, qui, peut-être, aboutirait à quelque chose de nouveau, peut-être à rien ; laisser se réaliser cet essai du sein de l'Inconscient, sentir en moi sa volonté, la faire entièrement mienne, c'était là ma seule, mon unique mission. "

Souvent, il m’arrivait de vivre ce genre d’étranges coïncidences de la vie, où, en quête de mots à mettre sur un ressenti encore trop récent pour être exprimé, je trouvais la réponse par « hasard » dans la littérature. Ce jour-là, cet extrait fit écho au plus profond de moi, et je dévorai le livre dans la soirée.

Dès le lendemain, je me procurai Le Loup des Steppes, puis Siddhârta - mon budget d’étudiante ne me permettant pas de me procurer en une fois son œuvre dans sa totalité ; et je choisis donc ces deux autres livres en considération de leur statut de « trilogie » de romans initiatiques.

Dans cette série de livres, l’auteur s’attache en effet à dessiner la complexité de l’homme, son éternel tiraillement entre bien et mal, entre animalité et spiritualité, et son besoin de trouver sa voie au-delà de cette dualité ; sa propre voie unique, celle que tout un chacun se doit de trouver au travers des nombreuses et diverses expériences que la vie lui propose.

 

Siddhârta, publié en 1922, se différencie cependant quelque peu, je crois, des deux autres livres ; plus proche par la manière dont l’auteur aborde les sujets précédemment cités. Siddhârta raconte l’histoire d’un jeune Indien en quête d’accomplissement, qui devra parcourir de nombreux chemins avant de parvenir enfin à l’illumination. D’abord bercé par les enseignements des brahmanes, puis intégrant les Samanas de passage dans sa ville, avant de découvrir la philosophie du Bouddha, Siddhârta grandit dans un monde empreint de spiritualité. Mais, très vite, il comprendra que sa quête ne peut aboutir à une réalisation de soi que par lui-même, et il décide alors de s’éloigner des enseignements pré-inscrits, afin de trouver ce chemin unique qui est le sien. Égaré un temps dans le monde de la richesse matérielle, il finira par trouver son accomplissement dans l’isolement, au cœur d’une forêt. Une jolie métaphore donc, très simple et facile à lire, illustrant la thèse selon laquelle la spiritualité est propre à chacun, et ne peut être trouvée ni dans les enseignements religieux existants, ni dans le renoncement aux réalités du monde moderne ; mais dans l'expérience des sens, et donc à travers l’expérience de la vie en elle-même.

Différemment, dans Demian et Le Loup des Steppes, l’auteur s’applique cette fois à dévoiler la difficulté d’un tel cheminement vers soi-même («Rien ne coûte plus à l’homme que de suivre le chemin qui mène à lui-même » Demian) ; la nécessité de l’homme de traverser son état de dualité, de l’accepter avant de pouvoir accéder à une certaine paix de l’âme et de l’esprit, à un équilibre d’abord interne, avant de pouvoir s’accorder avec le monde.

Demian, premier de la trilogie, publié en 1919 sous le pseudonyme d’Emile Sinclair, suit l’évolution de ce dernier - jeune homme élevé dans un cadre moral et bienveillant, mais conscient dès l’enfance que cet univers ne représente qu’une face de la réalité du monde. Sa rencontre avec Demian, mystérieux camarade de classe, lui révélera la présence de ces deux faces à l’intérieur même de son être ; et Sinclair devra apprendre à affronter son chaos intérieur, à accepter un monde qui unit le bien au mal, pour se trouver et accomplir sa destinée. Nourri de nombreuses allusions au domaine de la métaphysique, Demian est donc un roman initiatique où le personnage principal traverse une renaissance douloureuse, permettant cependant l’accès à une vie pleine et féconde, la réalisation de soi.

Le Loup des Steppes, paru en 1927, décrit les errances et la profonde crise existentielle d’un homme, Harry Haller, dans ce qu’on imagine être l’Allemagne de la fin des années 20. Désabusé par une société où il ne trouve pas sa place, Harry Haller vit une vie de solitaire dans une petite chambre de bonne. Presque schizophrène, il lui semble que cohabitent en lui deux personnalités ; l’une animale, maligne et empreinte d’une grande soif de solitude, pareille à un loup des steppes, l’autre regroupant ce qui lui reste d’envie et d’espoir en la vie et son humanité. La confrontation de ces deux pôles, qui pourtant le définissent, le plonge dans un dégoût quasi-constant pour la vie. Incompris et inadapté, et alors qu’il projette de mettre fin à ses jours, Haller va faire plusieurs rencontres qui vont changer le cours de sa vie. Pénètre alors dans l’histoire une dimension magique, empreinte là aussi de métaphysique, où Haller va alors pouvoir sublimer sa dangereusement mortelle dualité.

Lorsque j’eus achevé la lecture de ces trois livres, mes impressions étaient multiples. Ou plutôt, j’étais « en état d’érection intellectuelle » intense, une excitation faite de certitudes et de confiance ; de foi en l’incertitude.

 

De foi. Oui, de ces lectures ressort d’abord la foi. Chacun des personnages principaux de ces trois livres se retrouve confronté à un complexe paradoxe, qu’il transcende, guidé par une profonde intuition et bercé par cette atmosphère si particulière de la métaphysique, qui allie théologie et philosophie. Tous trois se forgent des croyances, qu’ils utilisent comme force pour se propulser au-delà des méandres de leurs volontés multiples, au-delà des dédales des nombreux chemins tracés.

Car l’homme, pour Hermann Hesse, semble être prototype, dessein en perpétuelle construction, dont les contours et les ombres sont tracés et gommés et retracés sans fin ; et ce de sa propre main. En ce sens, ces livres de Hesse font écho à l’idée de Nietzsche selon laquelle « l'homme est une corde tendue entre l'animal et le surhomme ». Cependant, on ne retrouve pas l’accessibilité de l’œuvre d’Hermann Hesse dans les pavés philosophiques produits par Nietzsche. Ici, privilégiant essentiellement une structure antithétique, Hermann Hesse met en valeur le thème de la dualité de l’homme en en simplifiant la forme ; et le message parvient alors au lecteur dans une grande clarté.

 

D’autre part, dans les livres de Hesse, le lecteur est amené à comprendre les enseignements présentés par l’auteur à travers le vécu des personnages, et de manière simultanée à leur propre évolution. C’est en réalité comme si l’on vivait à travers eux, comme si l’on était eux d’une certaine manière, et leurs expériences deviennent alors entièrement nôtres. Le lecteur plonge, son environnement n’est plus, et il est seul face à ces expériences imposées. La lecture devient alors initiatique, nous sommes disciples et l’expérience est maîtresse ; la théorie s’efface pour laisser place à la littérature vivante.

Cependant, comme le souligne Nietzsche dans Ecce Homo, au sujet de la compréhension de son Zarathoustra, « ce à quoi on n’a pas accès par l’expérience vécue, on n’a pas d’oreille pour l’entendre, », précisant « dans cette œuvre, chaque mot doit avoir d’abord affligé et blessé chacun, puis l’avoir profondément ravi : ce qu’on n’a pas compris ainsi, on ne l’a pas compris du tout. ».

Si ces livres de Hesse m’ont autant enchantée, je dois peut-être nuancer mon propos en révélant qu’en effet, à leur lecture, je vivais moi-même une expérience de changement bouleversante dans ma vie, et que peu nombreux furent les questionnements portés par les protagonistes qui ne me renvoyèrent pas directement à moi-même dans un effet miroir - parfois même de manière ridiculement extrapolée.

 

Mais, pour citer enfin Hermann Hesse, répondant à un de ces lecteurs à propos du Loup des Steppes (sans pour autant, bien sûr, avoir la haute prétention de m’y comparer), « Ma tâche ne consiste pas à donner aux autres ce qui est objectivement le meilleur, mais à leur donner ce qui m’appartient en propre (ne serait-ce qu’une douleur, qu’une plainte) et à le faire d’une manière aussi pure et sincère que possible. ».

 

Caroline Granat