Brassens, un poète (pas) comme les autres.

mars
29

Les Copains d’abord, Georges Brassens

Non, ce n'était pas le radeau
De la Méduse, ce bateau
Qu'on se le dise au fond des ports
Dise au fond des ports
Il naviguait en père peinard
Sur la grand-mare des canards
Et s'app'lait les Copains d'abord
Les Copains d'abord

Ses fluctuat nec mergitur
C'était pas d'la littérature
N'en déplaise aux jeteurs de sort
Aux jeteurs de sort
Son capitaine et ses mat'lots
N'étaient pas des enfants d'salauds
Mais des amis franco de port
Des copains d'abord

C'étaient pas des amis de luxe
Des petits Castor et Pollux
Des gens de Sodome et Gomorrhe
Sodome et Gomorrhe
C'étaient pas des amis choisis
Par Montaigne et La Boétie
Sur le ventre ils se tapaient fort
Les copains d'abord

C'étaient pas des anges non plus
L'Évangile, ils l'avaient pas lu
Mais ils s'aimaient toutes voiles dehors
Toutes voiles dehors
Jean, Pierre, Paul et compagnie
C'était leur seule litanie
Leur credo, leur confiteor
Aux copains d'abord

Au moindre coup de Trafalgar
C'est l'amitié qui prenait l'quart
C'est elle qui leur montrait le nord
Leur montrait le nord
Et quand ils étaient en détresse
Qu'leurs bras lançaient des S.O.S.
On aurait dit des sémaphores
Les copains d'abord

Au rendez-vous des bons copains
Y’avait pas souvent de lapins
Quand l'un d'entre eux manquait à bord
C'est qu'il était mort
Oui, mais jamais, au grand jamais
Son trou dans l'eau n'se refermait
Cent ans après, coquin de sort
Il manquait encore

Des bateaux j'en ai pris beaucoup
Mais le seul qui ait tenu le coup
Qui n'ait jamais viré de bord
Mais viré de bord
Naviguait en père peinard
Sur la grand-mare des canards
Et s'app'lait les Copains d'abord
Les Copains d'abord

Certaines chansons résultent d’une plus grande recherche littéraire qu’il n’y paraît. Les accords sobres et les mélodies entraînantes de Brassens nous font parfois oublier la qualité de ses textes.
La culture de Brassens apparaît clairement tout au long de son œuvre, même si ce dernier était quelqu’un de simple, issu des classes populaires, et qu’il le revendiquait. Cet autodidacte peut toucher toutes les catégories sociales à travers des textes d’une grande richesse littéraire, qui restent accessibles sans détour. Ses textes sont accompagnés d’une musique souvent moins recherchée qu’eux, qui met cependant bien en scène le message transmis par les mots.
La chanson Les Copains d’abord en est une parfaite illustration. La mélodie est très entraînante et elle se retient facilement. Brassens a choisi un thème universel, l’amitié, mais il le traite de façon complexe en multipliant les références marines et bibliques. Sa chanson peut être comprise à la première écoute, sans qu'on approfondisse les nombreuses références, mais elle a un sens plus profond pour peu qu'on suive la métaphore filée.

Le titre est le premier vecteur de l’ambiguïté que l’on retrouve tout au long du texte. Les termes ont presque tous une double signification. Le titre de la chanson, Les Copains d’abord, est à la fois une maxime, qui dit l’importance de l’amitié pour Brassens, et le nom du bateau qui incarne, allégoriquement, cette amitié. Le terme « d’abord » peut, lui aussi, être entendu de deux façons : il signifie « les copains avant tout » mais aussi « les copains d'à bord" - Georges Brassens aimait à se retrouver avec ses amis sur un bateau.
Les sept couplets sont divisés en deux quatrains, composés chacun de trois octosyllabes et d’un pentasyllabe. Le dernier vers, impair, plus court, permet de casser le rythme répétitif : l’asymétrie donne une impression de mouvement et fait ainsi avancer la chanson. Tous les couplets se terminent par la maxime « les copains d’abord », sauf celui qui évoque la mort. Celle-ci survient sans prévenir dans la vie et cela se traduit par une rupture dans la structure du texte, elle aussi brisée.

Premier couplet :

La chanson commence par une allusion au Radeau de la Méduse. La Méduse est le nom d’une frégate qui a échoué en 1816 à cause de l’inexpérience des commandants et, surtout, des tensions qui existaient entre les membres de l’équipage. Pour évacuer le bateau, 152 marins et soldats durent s'entasser sur un radeau long de 20 mètres et large de 7, avec peu de vivres. La situation se dégrada rapidement: dès la première nuit, vingt hommes se suicidèrent ou furent massacrés. Après douze jours, il  ne restait que quinze rescapés à bord ; pour survivre, ils pratiquèrent vraisemblablement le cannibalisme. Brassens évoque cet épisode parce que le naufrage de la Méduse, dû à la mésentente qui régnait sur le bateau, et les événements qui ont eu lieu sur le radeau sont inenvisageables sur le bateau Les Copains d’abord.
Quant à la «  mare des canards », elle peut désigner soit la mer, selon l’argot populaire, soit l’étang de Thau, qui se trouve non loin de Sète, ville dont Brassens est originaire. L’expression montre l’humilité des virées des amis qui longent les côtes ou vont « barboter » au bord de l’étang. Mais si le plan d’eau est réduit à une humble mare, cette dernière, comme l’amitié, n’en est pas moins « grande ».

Deuxième couplet :

La phrase latine, fluctuat nec mergitur, qui est la devise de la ville de Paris, signifie : « il flotte sans être submergé ». Elle correspond bien au bateau Les Copains d’abord. Le début du dernier couplet, « Des bateaux j’en ai pris beaucoup/ Mais le seul qui ait tenu le coup/ Qui n’ait jamais viré de bord » fait écho à cette devise, qui est aussi applicable à l’attachement qui lie Brassens et ses amis. Le bateau et les liens humains ont surmonté toutes les tempêtes, ce qui est rare.
Le vers suivant, « c’était pas d’la littérature », le confirme. La devise du bateau n’est pas qu’une devise qui s’arrêterait aux mots: l’amitié vécue par Brassens et ses compagnons est simple et instinctive. Elle n’est pas intellectuelle, comme Brassens s’en défend à plusieurs reprises dans cette chanson.
Le chanteur applique ensuite à ses amis l’expression commerciale « franco de port ». Au sens littéral, il s’agit d’une livraison gratuite, sans frais de port. Pour Brassens, cela désigne des amis sincères, honnêtes, spontanés, qui se déplacent sans hésiter. Le terme « franco » fait penser à la franchise, qualité nécessaire des amis, tandis que « port » permet un jeu de mot supplémentaire dans cette ambiance maritime.

Troisième couplet :

Dans le couplet suivant, des amitiés tantôt célèbres, tantôt légendaires viennent souligner la simplicité des amitiés nouées par Brassens : « C’étaient pas des amis de luxe ».
Selon la légende à laquelle on se réfère, Castor et Pollux sont des jumeaux ou des amis inséparables : Castor ne descendrait que du roi de Sparte, alors que Pollux serait le fils de Zeus. Lorsque Castor, mortel, est blessé à mort dans un combat, Pollux décide de partager son immortalité avec lui. Ils passent ainsi la moitié de leur temps aux Enfers et l'autre sur l'Olympe, parmi les dieux. Ils sont le symbole de l’amour fraternel et de la force issue de l’union. Ils apparaissent également comme les sauveurs des situations désespérées et sont les protecteurs des marins. En indiquant que ses amis et lui-même ne sont pas de « petits Castor et Pollux », Brassens exprime sa modestie (leur amitié n’est pas légendaire), en même temps que l’intensité de l'esprit de groupe, qui implique plus que des amitiés à deux.

Ce couplet aborde aussi l’homosexualité. Brassens, peut-être par machisme, semble se défendre, à mots couverts, d’une accusation qui n’a pourtant pas lieu d’être.
Les villes bibliques de Sodome et  Gomorrhe ont été détruites par Dieu à cause des péchés commis par leurs habitants, notamment l’homosexualité à Sodome (Genèse 18-19). Brassens sous-entendrait ici que ni lui ni ses amis ne sont homosexuels. Ce thème revient dans la chanson et dans son œuvre, par exemple dans Les trompettes de la renommée, où il assure que le « crime pédérastique aujourd’hui ne paie plus». L’amitié entre ces hommes est très profonde, mais elle ne « dérive » pas, pour garder la métaphore marine.
Autre couple d’amis célèbre : Montaigne et La Boétie. Mais c’est une amitié intellectuelle, qui se fonde en grande partie sur leur passion pour la littérature. Cette conception de l’amitié est étrangère aux amis des « Copains d’abord », qui ne partagent que des moments simples et vrais, en dehors de toute considération spirituelle. Le vers « sur le ventre ils se tapaient  fort » confirme que « c’étaient pas des amis choisis », car il suggère la familiarité, voire la franche rigolade.

Quatrième couplet :

Le christianisme est omniprésent dans ce couplet. Le premier vers nuance la description que Brassens a faite jusqu’à présent des passagers des Copains d’abord : « c’étaient pas des anges non plus ». Jusque là, tout paraissait parfait, et Brassens évoquait des hommes liés par une amitié dans laquelle n’apparaîtrait jamais le moindre nuage. Mais ce n’est pas l’amitié qui est en jeu ici : les préceptes de la  religion ne règlent pas la vie de ces hommes. Ce vers peut être compris de deux façons : les passagers ont peut être parfois dévié du droit chemin, comme Brassens, qui a commis un vol dans sa jeunesse, ou alors ce ne sont pas de parfaits catholiques : « l’Évangile, ils l’avaient pas lu ».
Ce deuxième vers peut aussi suggérer que le message délivré par l’Évangile, qui prêche l’amour véritable, n’a pas influencé les compagnons. Leur amitié est authentique parce qu’elle est ressentie spontanément ; elle n’est pas dictée par la religion.
Le troisième vers rappelle tout à la fois l’Évangile (« ils s’aimaient ») et le vers où Brassens se défend d’être homosexuel. En effet, l’expression marine "Toutes voiles dehors" peut aussi être une allusion à l'expression "marcher à voile et à vapeur", qui désigne la bisexualité.
La suite du couplet repose sur du vocabulaire et des références chrétiens. On retrouve d’abord les prénoms des apôtres, dont l’amitié était solide, mais on peut aussi considérer que ce sont les prénoms des meilleurs amis de Georges Brassens : Jean Bertola, Pierre Onténiente et Paul Fort. Brassens énumère ensuite des prières catholiques : la « litanie » - une suite de prières qui se terminent par des formules identiques -, puis le « credo » - ensemble des articles fondamentaux de la foi catholique - et le « confiteor » - prière de « purification » dite au début de la messe. Si une formule est répétée, chaque semaine, dans une messe, chaque couplet se termine par « les copains d’abord » : c’est l’« hymne » du bateau, la chanson que les amis entonnent à chaque fois qu’ils se retrouvent.

Cinquième couplet :

Ce couplet évoque les problèmes auxquels on est confrontés sur un bateau, même sur celui de l’amitié. Trafalgar est la défaite navale essuyée par Napoléon en 1805 ; on en a tiré l’expression « coup de Trafalgar », pour une catastrophe inattendue. Une fois de plus, Brassens utilise une expression qui implique la mer pour décrire les aléas de la vie.
La réponse à ces « coup[s] de Trafalgar » est aussi maritime et, comme toujours, elle met en valeur l’amitié. « C’est l’amitié qui prenait le quart », parce que c’est elle qui règle les problèmes, qui prend la situation en main. Cette expression nautique provient de la division, dans la marine, de la journée en périodes appelées les quarts (même s’il y en a plus que quatre). Lorsqu’un marin sort de sa période de repos et va prendre son tour à la barre, il prend son quart. L’amitié, ici personnifiée, permet de lier les hommes. Elle semble supérieure à la volonté de chacun, et les pousse à se réunir en cas d’écueil, afin de tout surmonter ensemble. C'est un guide pour chacun des hommes présents sur ce bateau, car elle leur sert de boussole (« c’est elle qui leur montrait le nord »).
Enfin,  quand ils sont « en détresse », les hommes s’interpellent en morse, le langage maritime par excellence, puisque « leurs bras lan[cent] des S.O.S. ». C’est cette manière de communiquer qui les fait ressembler à des « sémaphores », ces appareils munis de bras établis sur les côtes, grâce auxquels on peut communiquer par signaux optiques avec les navires. Leurs signaux de détresse peuvent être envoyés vers la côte en cas de problème sur mer, mais Brassens entend sûrement ici que la détresse et les S.O.S. sont transmis d'un copain à l'autre, même sur la terre ferme. C’est encore un symbole de l’amitié : ils savent être là pour les autres dans le malheur.

Sixième couplet :

L’avant-dernier couplet confirme la fidélité des amis. La force de leur amitié est telle qu’aucun d’eux ne peut envisager de manquer une occasion de voir les autres. C’est ce que signifie le vers « Y’avait pas souvent de lapins ». Mais on peut l’interpréter une fois de plus dans une optique maritime. Il est en effet interdit de prononcer le mot « lapin » sur un bateau et surtout d’en amener un à bord car il porte malheur, sans doute à cause de sa nature de rongeur, plutôt dangereuse pour la coque en bois du bateau.
La seule chose qui puisse empêcher un des amis de se rendre au rendez-vous fixé est sa mort. C’est en quelque sorte la preuve suprême de l’importance de l’amitié à leurs yeux. De plus, comme je l’ai dit, la mort provoque une rupture dans la structure de la chanson, comme dans le cycle des rencontres entre amis.  La maxime « les copains d’abord », présente à la fin de chaque couplet, dicte la vie des amis ; elle disparaît dans le texte sous le constat du manque – «  il manquait encore » -, mais elle reste là, en creux. Ainsi, l’ami parti restera présent en pensée à chaque fois que la phrase « les copains d’abord » sera prononcée.
Les vers « au grand jamais / son trou dans l’eau n’se refermait » envisagent la mort de façon maritime. On peut en effet dire de quelqu’un qui meurt qu’il « fait un trou dans l’eau » ; ce trou qui ne se referme pas est une représentation imagée du souvenir des amis, qui empêchent le mort de sombrer dans l’oubli.

Septième couplet :

Le dernier couplet vante les mérites de ce bateau insubmersible qui représente l’amitié partagée. « Des bateaux j’en ai pris beaucoup » peut signifier, au sens littéral, que de tous les bateaux qu’il a pris, Brassens a toujours eu plus de plaisir à revenir sur Les Copains d’abord, parce que c’est en quelque sorte son refuge. Mais cela signifie avant tout que Brassens s’est embarqué dans de nombreuses amitiés qui ont tourné court, alors que celle-ci a perduré tout au long de sa vie. Pour durer, une amitié doit obéir au principe : « les copains d’abord ». Cette amitié là est, à l’image du bateau, « [la] seul[e] qui ait tenu le coup/ qui n’ait jamais viré de bord ».  Le fait qu’elle « n’ait jamais viré de bord » indique également que les amis ont suivi le même chemin, qu’aucun ne s’est détourné des autres en cours de route, que l’amitié a suivi la voie qu’elle s’était fixée au début. On pourrait, encore une fois, interpréter cette expression comme une défense de toute homosexualité de la part de Brassens : ceux qui « virent de bord » sont ceux qui deviennent homosexuels.
Brassens termine sa chanson en rappelant le caractère calme et ressourçant  du bateau qui « naviguait en père peinard/sur la grand mare des canards ». Ce bateau et cette amitié sont les racines de Brassens et ils l’apaisent face au reste du monde. Il finit donc sa chanson par l’essentiel :   « les Copains d’abord ».

Brassens affirme qu’ « une chanson, c’est une lettre à un ami ».Cette chanson, représentative de son talent, illustre ce principe. Elle allie un texte qui présente un très grand intérêt littéraire et une musique simple, mais efficace, qui se retient facilement et qui transmet bien l’ambiance joyeuse et légère qu’il doit y avoir sur le bateau quand les amis s’y retrouvent. Mais la chanson a un enjeu plus sérieux pour ce passionné de poésie qu’est Brassens, qui avait un jour confié :
"Je me suis dit : « pas la peine d'insister,
tu ne seras jamais un grand poète,
tu ne seras pas un Rimbaud, un Mallarmé,
un Villon (...)
Pourquoi, sur tes musiques, tu n'essayerais
pas tes poèmes? Des poèmes qui n'atteindraient
pas le génie mais qui feraient des chansons
potables, pas trop mal écrites. »"

En 2006, la chanson Jeanne a été choisie comme sujet du Brevet des Collèges. C’est une preuve parmi d'autres que Brassens a réussi à dépasser le rôle qu’il s’était fixé dans ces lignes: le chanteur populaire et provocateur est maintenant apprécié aussi pour ses seuls textes et a donc gagné le statut de poète à part entière.

Pour écouter la chanson : (pour moi, le concert est plus intéressant parce qu’on voit l’amusement
et le plaisir qu’a Brassens à chanter cette chanson.)

Clip :

[flash http://www.youtube.com/watch?v=FuVpLqA79hY&feature=related]

Concert :

[flash http://www.youtube.com/watch?v=F2eYvMH5Jes]

Sources :
Florence Trédez, Georges Brassens, Librio Musique (2003)
http://www.brassens.sud.fr/

Claire BARROIS (L2)