THÉÂTRE POUR FEMME

De Virginia Woolf à Fabrice Melquiot

   "Tout pourra arriver quand être une femme ne voudra plus dire : exercer une fonction protégée" affirmait Virginia Woolf dans Une Chambre à soi. Nous sommes alors en 1929, peu après que le droit de vote à été étendu à toutes les femmes de plus de vingt et un ans en Angleterre, et Woolf s'est donné pour mission d'écrire sur la créativité féminine.

   Son regard s'est posé sur les auteures anglaises, celles que sa culture lui a permis de recenser ; ses conclusions, quant à elles, se sont voulues universelles. En pointant du doigt l'oppression des femmes, la pauvreté qui les minait et le conditionnement culturel dans lequel elles pouvaient se complaire, Virginia Woolf a souligné les difficultés avec lesquelles les femmes sont parvenues à l'écriture. Ces femmes, ce sont toutes celles qui ont écrit en marge de la société, aidées par une aisance sociale non négligeable, et toutes celles qui ont dû s'affranchir d'une précarité culturelle et économique pour flirter avec un monde d'hommes. Pour ces dernières, la tâche était plus difficile. Car, selon Woolf, toute forme de talent créatif féminin qui aurait voulu se révéler au sein d'une classe défavorisée aurait été anéantie par l'impossibilité même de se manifester. Elle émet alors, et dans cette perspective, une hypothèse selon laquelle William Shakespeare aurait eu une soeur, douée des mêmes talents créatifs et pourvue de la même soif de découverte que son frère. Elle imagine par la suite que toutes les tâches et les obligations liées au genre féminin (mariage, tâches ménagères, etc.) auraient empêché cette soeur fictive d'exploiter son génie. Ce paradoxe de vie, dans l'imagination de l'essayiste, aurait conduit Judith Shakespeare au suicide et à la folie. Pour elle, "n'importe quelle femme née au XVIe siècle et magnifiquement douée" aurait perdu la santé et la raison.

    En 2009, le dramaturge Fabrice Melquiot crée également une soeur à William et la baptise Eileen. Dans le texte qui la fait naître, elle est l'unique spectre fictif mobilisé par l'auteur : ainsi gravitent autour d'elle de réels artistes et personnages contemporains au poète anglais. La "shakespearette" de l'auteur permet de sortir de l'oeuvre de Woolf et d'actualiser les symptômes de la condition féminine. La réécriture de Melquiot offre au théâtre un personnage entier et permet au rêve woolfien de devenir, enfin, réalité.

 

La femme sur les planches : un sujet d'actualité

    À l'époque de Shakespeare, en Angleterre, la femme est exclue de la scène et ses rôles sont tous joués par des hommes. Si, en france, la scène applaudit sa première actrice, l'Italienne Isabelle Andreini, en 1603, il faut attendre une loi de 1660 pour que les femmes anglaises soient autorisées à jouer au théâtre. En 1629, une troupe française, de passage en Angleterre, avait bien essayé de faire jouer les femmes, mais public avait crié aux "monsters" et hué la tentative. C'est à la fin du théâtre élisabéthain et au début de la Restauration, sous le règne de Charles II, que l'on voit apparaître de vraies actrices. Peu à peu, elles s'immiscent dans le monde du spectacle, sur scène ou dans les coulisses, comme Mrs. Aphra Behn, auteure de pièces de théâtre à la fin du XVIIe siècle. Aujourd'hui, la place des femmes au théâtre et dans le monde du spectacle est acquise. Ou presque. De récentes études mettent en évidence les inégalités qui persistent dans ce domaine. On constate que 85 % des centres dramatiques nationaux et 75 % des théâtres nationaux sont dirigés par des hommes, que le salaire journalier d'une intermittente est 10 % moins élevé que celui d'un intermittent ! Une place au théâtre qui est encore à défendre. Le combat d'Eileen Shakespeare, c'est celui des femmes d'aujourd'hui.

 

Le choix du monologue

    C'est en partie l'envie de travailler un monologue qui pousse Pierre Chochoy-Jarrett et Mélissandre Fortumeau à monter la pièce Eileen Shakespeare. Découverte lors des études du metteur en scène à Nanterre, la pièce les attire immédiatement. Sensible au féminisme, Pierre Chochoy-Jarrett est également séduit par la réflexion sur le théâtre qui se dégage du texte. Parole d'un personnage, d'une actrice, d'une lectrice, le texte est un jeu en miroir, une mise en abîme du théâtre. Le décor dans lequel évolue Eileen figure d'ailleurs le vestiaire de théâtre où le personnage revêt tour à tour les costumes des rôles qu'il va interpréter. Voix unique en apparence. Mais mettre en scène un monologue est un vrai défi : À qui s'adresse la parole ? Au public ? À Eileen elle-même ? Des questions à résoudre qui surgissent au fil des répétitions et des représentations, en poupées russes. Un projet passionnant pour Pierre Chochoy-Jarrett, un défi sur mesure pour la jeune actrice Mélissandre Fortumeau.

                                                         Christelle F., Claire L.

 

Eileen Shakespeare, pièce de Fabrice Melquiot, mise en scène par Pierre Chochoy-Jarrett, avec Mélissandre Fortumeau.

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