C'est le projet titanesque d'un banquier utopiste, au début du XXe siècle. Animé d'un idéal de paix universelle, Albert Kahn souhaite rappeler à la France l'importance des échanges entre les pays du monde. Né en 1860 dans la région d'Alsace, il devient employé d'une banque parisienne à seize ans, et prépare parallèlement les concours du baccalauréat en lettres et en sciences sous la tutelle du philosophe Bergson. Après l'obtention d'une licence en droit et une réussite fulgurante dans le monde des affaires, Albert Kahn fonde sa propre banque en 1898. L’œil curieux et le pied vagabond, le nouveau millionnaire voyage énormément et tisse de profonds liens avec certains pays, comme le Japon. Il met en place différents projets, qu'il finance entièrement seul, afin de partager ses propres expériences. Sa philosophie ? Connaître les cultures des autres nations, c'est favoriser la compréhension et la coopération internationale. Zoom sur les tentatives concrètes d'échanges interculturels au début du XXe siècle.

 

Former à l'humanité

    L'une des premières idées du mécène est d'ouvrir l'espace restreint des futurs enseignants français. Dès 1898, il finance des bourses « autour du monde » pour permettre aux jeunes agrégés de vivre parmi d'autres cultures et de situer la place de la France sur terre. À l'un des boursiers qui se demande ce qu'il attend de lui, il écrit : « gardez vos yeux ouverts ». Albert Kahn rejoint la philosophie de son ami Bergson qui considère nécessaire de dépasser ses préjugés par une expérience personnelle. L'étudiant revient de son voyage avec une nouvelle façon de voir le monde, mais aussi avec de nouvelles amitiés ou contacts, et peut partager son vécu avec de futurs élèves et collègues. En 1902, les boursiers et d'autres personnalités importantes se retrouvent dans la « Société autour du monde » pour étudier « tout ce que l'on peut appeler la civilisation internationale ». C'est par l'éducation des nouvelles générations, en tissant entre elles des liens qui dépassent les frontières, qu'Albert Kahn construit concrètement les bases d'un monde rêvé, pluriel mais uni.

 

Les archives de la planète, « Le Grand Livre de l'homme »

    Pour donner à cette éducation de la connaissance de l'Autre et de l'Ailleurs un support matériel, Albert Kahn a l'idée d'utiliser les technologies qui voient le jour et se perfectionnent en ce début de siècle. Lors d'un tour du monde en 1909, le banquier ramène plusieurs autochromes – les premières photographies en couleur sur plaques de verre – des pays parcourus. Un premier pas vers le projet mondial d'« inventaire photographique du globe » fondé en 1912. L'objectif est de photographier et de filmer la vie quotidienne des différents peuples pour créer un centre de documentation mondial. Ce sont « les archives de la planète », aujourd'hui conservées dans le musée qui porte le nom du mécène. Plusieurs missions sont effectuées aux quatre coins du monde, entre 1912 et 1931, sous la direction du géographe Jean Brunhes, nommé à la chaire de géographie humaine nouvellement créée à cet effet au Collège de France. Ces images et ces premiers films, qui marquent également le début des documentaires filmés, sont utilisés à titre privé, par les enseignants ou par Albert Kahn lui-même qui les diffuse à ses invités ou aux membres des différentes fondations qui participent à promouvoir cette « civilisation internationale », comme la Société autour du monde, mais aussi le Comité national d'Études sociales et politiques (CNESP) en 1916 qui cherchent des solutions aux problèmes économiques, politiques et sociaux des différents pays, ou encore des centres de documentation sociale (CDS) pour « apprendre à recueillir, classer, interpréter les faits contemporains de l’ordre social et économique ». Un inventaire photographique qui tente de réunir le monde, d'écrire « le Grand Livre de l'homme ».

 

Une solution aux guerres entre les nations

« Quelle fécondité dans la variété, au lieu de l'uniformité, si dangereuse pour tous, rêvée par le gouvernement allemand »

    La fin de la Première Guerre mondiale vient conforter le banquier dans ses idées. En 1917, il écrit un petit texte intitulé Droits et Devoirs des gouvernements dans lequel il insiste sur la nécessité d'une coopération entre les peuples afin d'éviter un nouveau conflit de cette ampleur : « pour empêcher le retour d'un désastre qui contraint la totalité des hommes à sacrifier leur vie et leurs biens […] il faut envisager le problème de l'humanité dans son ensemble ». Il ajoute en prophète : « prévoir, c'est... savoir ». Pour prévoir une nouvelle guerre, le monde a besoin d'un but, d'une méthode et d'une documentation. C'est ce que se propose de réaliser Albert Kahn, ce qu'il a déjà commencé à mettre en place. Il conclut enfin sur l'espoir qu'un jour, « le citoyen du Monde sera ». On espère encore.

    Si son appel constant à la paix entre les nations ne suffit pas à empêcher une seconde guerre mondiale, le rêve d'harmonie universelle de cet homme se concrétise dans le jardin qu'il aménage dans sa demeure à Boulogne. Un monde en miniature, un voyage au fil des pays et des régions françaises. Le visiteur traverse les forêts vosgiennes, américaines (la forêt bleue), anglaises (la forêt dorée) déambule dans les jardins français, pour finir, totalement dépaysé, dans un village japonais où serpentent de magnifiques carpes Koï. Un jardin qui se visite et se revisite au cours des saisons, un musée qui rappelle le projet fou d'un homme en exposant chaque année quelques films et autochromes de sa collection. Le rêve d'Albert Kahn n'est pas mort. Des photographes contemporains ont pris la relève et leurs œuvres sont exposées dans les jardins. Miroir d'un espace réconcilié où se rencontrent tous les peuples, toutes les cultures.  

                                                                                                 C. L. 

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