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janv.
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Réécriture d'un conte d'Andersen : la Petite sirène

L'eau qui scintille au large de ses plus beaux reflets, fut autrefois, il faut bien le dire, limpide et pure comme le cristal. Mais cela était jadis, au temps des reines et des rois. Son onde rejette aujourd'hui quantité de sacs et de bouteilles en plastique, elle les disperse sur le rivage de la petite plage de Ramatoll où ils roulent et s'emmêlent parmi les algues.


A cet endroit se dresse fièrement l'auvent du restaurant le Cachalot, surmonté de son néon bleuté, figurant un cétacé replet et rigolard. Curieuse petite bâtisse, en réalité, que ce restaurant du bord de mer, avec ses incrustations de coquillages, son toit de chaume, et tout autour son sable blond ; sa large terrasse ouverte sur le large est en tout point semblable au pont supérieur d'un navire. Le propriétaire, Félix Rucasse, est veuf depuis dix ans. Pour élever ses cinq filles et tenir bon, avec son activité de restaurateur, il touche des prestations familiales et se fait aussi aider par sa vieille mère, une femme un peu grincheuse et querelleuse, qui, à son désarroi, n'en finit pas de collectionner les coquilles d'huîtres vides et de les entasser, en guise de cendriers, pour les clients du restaurant. Aux abords de l'établissement, que ceint un plaisant jardinet agrémenté de plantes vivaces brodant le paysage dunaire, s'étend la plage de sable fin où viennent s'étendre les clients repus du “Roi de la bouillabaisse”.
Car c'est ainsi que l'on surnomme Félix Rucasse, dans le village de Ramatoll, depuis qu'il a fondé la réputation de sa maison sur un label, créé par ses soins, scellé dans le marbre des guides touristiques, sa charte de fabrication d'une authentique bouillabaisse. Et sa bonne table, estampillée les Guides Bleus, jouit assurément d'une excellente renommée.


Découvrez la région varoise ! (plaquette touristique).
Ramatoll est une charmante station balnéaire du littoral varois, lequel s'étend sur près de 17 km de côtes aux plages de sable fin, entourées d'une magnifique végétation. C'est dans ce cadre, où la nature sauvage le dispute aux réjouissances estivales typiques, que le visiteur ira de surprises en découvertes, arpentant les nombreux sentiers pédestres sur la corniche, en amoureux de la nature, ou s'adonnant aux joies nautiques qui sont à sa disposition : surf, ski nautique, voile... la région regorge de propositions qui combleront les visiteurs pour leur offrir des souvenirs inoubliables, tant au niveau des activités sportives que culturelles. Les amateurs de culture et d'histoire, auront, eux, accès à un riche patrimoine. Vous découvrirez dans le Var des collections hors du commun. Ainsi cet insolite musée niché dans une ruelle de Ramatoll, l'Affabuloscope, qui présente au public le célèbre Sèche-larmes, un prototype dont l'invention est attribuée à Anton Lyssenko (1894-1938).


Mais ne nous égarons pas inutilement dans le renseignement touristique, nous en oublierions presque le père Rucasse, et le joli conte de fées qu'il s'apprête à vivre. A cette heure, en effet, il est en train de dresser une grande table de vingt couverts pour une réservation de dernière minute, qui sonne comme une aubaine. En cette période d'arrière-saison, rares sont les touristes à continuer de pousser jusqu'à la station de Ramatoll, et justement, il se trouve que le jeune prince monégasque, Karl Dupont-Teigneu, personnage réputé pour ses multiples frasques, fête ses dix-huit ans ce soir. Il a convié pour la circonstance une poignée d'amis de la haute à un dîner au Cachalot, avant d'aller finir sa soirée d'anniversaire sur le yacht paternel. Comme toujours, lorsqu’il se déplace en équipage, il est chaperonné par sa sœur, une véritable rabat-joie, qui néanmoins veille sur les doses de méthadone qu'elle distribue à son frère Karl. Ducasse, notre aristo de la bouillabaisse, s'affaire frénétiquement aux préparatifs de la soirée. Il court entre ses fourneaux, pour surveiller la cuisson de sa spécialité, et la salle sur le pont supérieur, tandis que claque le tissu de l'auvent, sous le soleil qui jette ses premiers rayons ambrés en contrebas, sur la calanque.


Une jeune fille, qui doit avoir près de seize ans, vient d'émerger à la surface du lagon et se fait sécher, assise sur un rocher. Corps svelte, longue chevelure retombant libre jusqu'au bas de son dos, teint délicat et pâle, Delphine semble être l'incarnation d'un modèle féminin préraphaëlite. C'est la plus jeune des cinq sœurs Rucasse, orphelines de mère, vivant et travaillant au restaurant de leur père. Delphine ne parle pas. Elle ne parle plus depuis la disparition de sa pauvre mère dans un accident de la route. On ne peut ni la faire servir en salle, ni l'employer au bar ou à la caisse de l'établissement. Deux de ses sœurs aînées, Colette et Fanfan, officient déjà en cuisine avec leur
grand-mère ; les deux autres, Flo et Jeanne, travaillent au service de salle. Et pour rien au monde elles ne céderaient leur place sur le pont supérieur à la cadette peu dégourdie qu'est Delphine, enfermée dans son mutisme. De toute façon, la plus jeune ne s'intéresse pas à la vie du restaurant, pas plus qu'elle ne prête attention aux coquetteries de ses sœurs, ni aux conversations falotes des clients du Cachalot. Ce qui l'intéresse vraiment, la petiote, c'est de s'entraîner pour devenir
maître-nageuse. On a toujours vu des accidents au large du restaurant. Elle-même a été témoin de ces scènes, des touristes inconscients qu'il faut sauver de la noyade, les gamins de ces mêmes touristes, des rejetons décérébrés oublieux des impératifs du courant marin. Du “menu fretin de banlieue”, comme les nomme méchamment Rucasse. N'empêche, ce fretin, il faut bien aller le repêcher en mer ! Delphine est en dernière année d'apprentissage aux Quarantièmes rugissants, une institution privée qui forme et diplôme des maîtres-nageurs, et qui regroupe en son sein une école de natation, une école de voile et des cours de windsurfing. Alan Clipper, un Hollandais de cinquante ans au physique un peu trapu est son entraîneur. Sans qu'on puisse l'expliquer, il a le visage recouvert de pustules, qui lui donnent une allure de crapaud repoussant. C'est pourtant un homme affable et humble, excellent pédagogue, y compris lorsqu'il se prend un peu trop d'affection pour Delphine, qu'il surnomme sa "petite sirène", sans doute en référence à ses étonnantes capacités de nageuse. Dans le club et au village, tout le monde a fini par s'habituer aux marques d'affection prodiguées par l’entraîneur à sa jeune élève, plus personne ne s’en étonne guère, à la vue charmante du drôle de duo qu’ils forment. Sauf, peut-être, les sœurs de Delphine, qui voient tout cela d’un assez mauvais œil.


Le père et la grand-mère de la petite sirène n'auraient pu s'opposer en aucune façon à ses choix personnels. Ils avaient écouté la psychologue, que Rucasse trouva au sommet de la colline de Ramatoll, où elle donnait ses consultations : “Accordez à cette petite la possibilité de toujours baigner dans un univers rassurant. Ainsi retrouvera-t-elle un jour naturellement l'usage de la parole”. Ce à quoi ils avaient consenti. “La cadette, c'est mon rayon de soleil !” lançait souvent la grand-mère, à travers ses chicots et les quintes de toux qui lui déchiraient la gorge. Et elle n'avait pas tort. Delphine, enfant, était déjà d'un caractère paisible, doux et rêveur. Tandis que ses sœurs devisaient à n'en plus finir sur les derniers potins du monde, l'enfant, dans sa chambre, sculptait en silence de petites statuettes de terre cuite en attendant l'ouverture des bassins de natation. C'étaient des poissons qu'elle sculptait et qu'elle appelait ses oiseaux ! Les adolescentes avaient beau lui expliquer que ce que modelaient ses doigts délicats dans la glaise fraîche, était en réalité des poissons-volants, mais non, la petite insistait sur le carnet qui lui servait de liaison avec le monde extérieur : elle y traçait « OISEAUX ! » en gros caractères gras exclamatifs, espérant ainsi mettre fin aux justifications absurdes de ses aînées. En grandissant, le caractère de la petite sirène s’était affermi. Mais depuis la disparition de sa mère, quand elle avait cinq ans, il subsistait toujours dans son cœur d’inconsolables blessures. Au fil du temps, elle se mit à modeler de plus en plus souvent après les entraînements de natation. Les étagères de sa chambre furent bientôt recouvertes de figurines de princes, de princesses, de lapins de garenne et autres poissons-oiseaux qu’elle avait sculptées.


Après avoir pris sa douche, Delphine examina sur le lit la robe trop apprêtée, un fuseau gris argenté que ses sœurs avaient préparé à son intention, afin qu’elle fût, comme elles, parée pour la soirée d’anniversaire du prince Karl. L’habit, étrange, dessinait des lignes horizontales, renforcées par de petits points noirs, avec des rehauts de reflets bleus et mauves qui lui donnaient l’air bizarre d’une truite égarée d'un ruisseau. « Je ne vais tout de même pas enfiler cette tenue », pensa-t-elle en se mordant les lèvres d’un air navré. Elle ne comprenait pas qu’on eût insisté pour qu’elle se joigne à la compagnie et participe au service du restaurant, pour l’occasion. La société des gens de la haute, ce n’était pas son truc à elle. « Tu t’occupes de l’accueil. Il y aura des messieurs et des dames en grande toilette. Vêts-toi de la robe en lamé argent qui se trouve sur ton lit et n’oublie pas de sourire ! Tu n’auras rien d’autre à faire de la soirée », avait tranché Fanfan, un peu agacée par la timidité persistante de la petiote, et craignant que sa cadette ne profite de l’animation générale pour s’esquiver et retrouver à la piscine son entraîneur et ami, un type que l’aînée détestait par dessus tout. « La bave du crapaud n’atteint pas la blanche colombe », se plaisait-elle à lancer à propos de Clipper. Alors, la petite sirène, contre mauvaise fortune bon coeur, rangea sa motte d’argile et ses outils de buis, puis revêtit la tenue argentée en imaginant un plan B dans le petit théâtre de ses pensées muettes.


Le soleil dardait ses feux orangés au loin sur les récifs, lorsque la troupe de jeunes fils à papa débarqua au Cachalot, dont le néon bleuté dysfonctionnait et grésillait dans la pénombre, faisant apparaître, puis disparaître le gros cétacé publicitaire. Tandis que le personnel du restaurant courait en tous sens, pour accueillir et servir comme il se doit une clientèle privilégiée, Delphine avait trouvé refuge derrière une paroi en claustras près de l’entrée du restaurant. Appuyée contre le mur, son carnet de croquis à la main, elle observait la petite assemblée et plus particulièrement le prince Karl Dupont-Teigneu, caché derrière des lunettes Ray-Ban, déjà complètement imbibé, débraillé, le poitrail à l’air sous la chemise ouverte. Elle le trouva d’une beauté fascinante et reproduisit ses traits d’une main tremblante sur le papier, regrettant parfois de ne pouvoir capter la lueur de son regard. Il titubait en rejoignant sa place à la table et Lady Gragra, sa sœur, vêtue d’une robe cousue de viande rouge, le suivait à la trace et l’invectivait sans cesse : « Si papa te voyait, il te couperait les vivres. J’en ai marre de te servir d’infirmière, et ça, Karl, je le lui dirai, à papa ! » Il ne répondait pas et resservait à boire à ses amis. Rucasse avait apporté sur les tables de bonnes bouteilles millésimées, qui eurent naturellement davantage de succès que sa bouillabaisse estampillée, à laquelle pas un convive ne toucha. L’alcool coula à flots tout au long des deux heures que dura le dîner. Il y eut des excès en tous genres. De la vaisselle et du mobilier furent brisés dans le tapage. Les amies du prince, de jeunes femmes hystériques, cancanaient bruyamment. Elles ricanaient sous leurs kilos de faux cils, répandant au passage le contenu de leur verre sur leurs tenues outrancières, sur la nappe et sur le velours des sièges ; elles tamponnaient de rouge à lèvres les serviettes brodées, trempées de champagne. Seule Lady Gragra, restée sobre, tentait de calmer le jeu. Pendant ce temps, les sœurs aînées s’arrachaient les cheveux ; elles voulurent carrément interrompre le service et en firent part au patron. Rucasse fit la sourde oreille, mais chacun finit par se replier devant l'ampleur des débordements, qui derrière la caisse, qui dans les cuisines. Lorsque tout cessa enfin et que la troupe de dévergondés eut réglé la note, quitté le restaurant, Félix Rucasse poussa un profond soupir et compta sa recette en s'épongeant le front – près de 50.000 drokmes en une soirée ! – Le lendemain, la grand-mère dure d’oreille – elle ne s’était rendu compte de rien, occupée derrière ses fourneaux – retrouva des seringues usagées dans les toilettes du restaurant et des traces de vomissures sur la moquette des salons, ce qui la mit dans tous ses états. Elle s’en prit à son fils, lequel stoppa net la main de la vieille, alors qu’elle s’apprêtait à composer le numéro du bureau de la police locale pour porter plainte. Rucasse n’avait pas osé s’interposer pour mettre un terme aux dérives de cette fruste assemblée de nababs.


La petite sirène, de son côté, que la société ennuyait rapidement, était depuis longtemps retournée dans sa chambre pour modeler une nouvelle statuette, d’après ses esquisses de la figure du prince Karl. Toute la nuit, elle lisse, elle tourne et retourne dans la glaise ses traits d’ange et sa chevelure d’or ; au petit jour, elle en est amoureuse. Lorsque le soleil se lève, elle sort discrètement du restaurant et se dirige vers la plage. Le yacht endormi mouille derrière les récifs, la petite sirène nage jusqu’au bateau et se hisse sans bruit sur le pont. A travers le hublot où elle a collé son front, elle aperçoit le beau corps dénudé du prince qui roupille à même le sol de la cabine. Lorsqu’enfin il se retourne dans son sommeil, Delphine a déjà plongé dans l’onde fraîche et matinale.


Le lendemain après-midi, pendant l'entraînement, Clipper se mit en colère contre Delphine lorsqu'il découvrit un croquis du prince Karl et la statuette, qu’elle avait fourrés dans son sac de piscine. Au joli minois rougit par la confusion, l'entraîneur devina qu'elle en était éprise. « Ce garçon, mademoiselle, se trouve être un trafiquant d’œuvres d’art recherché par la police monégasque, et qui plus est, un toxicomane », fulmina-t-il. Mais le cœur attendri de Delphine n’en avait cure. Elle ne savait même pas ce qu’est un truand. Elle fit un signe d’acquiescement à son ami, sourit timidement et baissa les yeux en s’en retournant au vestiaire, la fragile figurine blottie dans sa paume.
« Je comprends ce que tu ressens, ma petite sirène, et j’en suis sincèrement désolé. Mais tu ne peux pas t’éprendre d’un malfrat qui te fera du mal, et qui… » L’entraîneur interrompit son flot de paroles de mise en garde. La 4X4 Nissan qui les ramenait tous deux à Ramatoll fit une soudaine embardée vers la colline : « Eh... ! Ducon-la-joie ! » La corvette rouge décapotable qui venait de les dépasser en leur faisant une formidable queue de poisson, était celle du prince Karl. Ca, Delphine, elle en était certaine ! Elle avait reconnu la chevelure cendrée et ébouriffée du beau jeune homme. Et ce clin d’œil, assorti d’un sourire ravageur, c’est bien à elle qu’il fut adressé. « C’est ce que je disais, ce gugusse est un malade dangereux, méfie-t’en s’il te plaît ». Au lieu de l’écouter, la petite sirène concentra ses regards sur la voiture de sport clinquante du prince, qui vrombissait en disparaissant devant eux, sur la route. Elle sourit en rouvrant pensivement son carnet de croquis, en catimini, pendant que le conducteur essayait de retrouver ses esprits. Arrivée à la maison, elle retrouva toute sa famille en émoi. La veille au soir, le restaurant avait subi les assauts d’une poignée de fêtards avinés, la grand-mère fulminait, les sœurs nettoyaient vigoureusement les résidus de saleté en jetant un regard noir aux alentours. Flo, qui était la plus compréhensive et la plus douce des sœurs, vint calmement au-devant d’elle. Elle l’entraîna dans leur chambre pour lui rapporter les incidents grand-guignolesques de la nuit, mais Delphine ne lui en laissa pas le temps. Elle sortit d’un tiroir son carnet à spirale :

« Flo, il faut que je te révèle quelque chose », écrivit-elle.
« Je sais, murmura la sœur en s'asseyant sur le lit à côté d'elle. Je suis tombée sur l’un de tes croquis du prince Karl, tu as entouré le dessin de son visage d’une kyrielle de cœurs pétris d’amour. Va, j’ai compris.
– J’aime le prince, reprit l’écriture sur le cahier, mais d’après Alan, il est recherché des services de police, et c'est un toxico…
– Ah ça ! Le prince Karl Dupont-Teigneu est cocaïnomane, c’est vrai. J’ai observé, au cours de la soirée, la façon dont sa sœur, Lady Gragra, était constamment sur son dos. Sans doute est-ce pour s’assurer que le prince absorbe sa dose de produits de substitution à heures régulières.
– Sa dose de quoi ? interrogea nerveusement la main de Delphine, griffonnant sur le carnet.
– Sa dose de médicaments qui l’aident à se désintoxiquer, chérie. En revanche, Dupont-Teigneu n'est pas le bon bonhomme. Il a été suspecté pour rien. La police recherchait un homme qui ressemble à s'y méprendre au Prince Karl. J'ai lu dans Var Matin tout à l’heure que le vrai coupable est un belge, et qu'il a été appréhendé très tôt ce matin. Ton prince Karl, lui, est donc blanc comme neige, mais seulement, il est cacochyme.
– Caco... quoi ? reprit innocemment la petite main dans le cahier.
– Maladif, si tu préfères. Ecoute Delphine ! N’ébruite surtout pas ton affaire de cœur avec le prince. Lui et sa sœur en particulier n’y sont pour rien, mais ses amis ont mis une foutue pagaille au Cachalot, pendant que tu avais disparu dans ta chambre. Grand-mère en est toute retournée et Père encaisse le coup. Le prince est beau, mais dans son état, je ne pense pas qu’il soit un bon parti pour toi. » Comme les yeux de la cadette s’embuaient de grosses larmes prêtes à déferler sur ses joues pâles, Flo la prit dans ses bras et caressa doucement ses cheveux, la priant de lui montrer ses dernières réalisations en argile – à l’exception bien sûr de la figurine de Karl. La nuit fut courte pour Delphine, tout comme sa première histoire d’amour.


Le lendemain sur la plage, des lambeaux de nuages obscurcissaient le ciel. Le temps, sec et chaud, était à l’orage. Les vacanciers encore présents profitaient des derniers instants de baignade, se rafraîchissant pour échapper à la touffeur qui pesait sur le village. Delphine, qui avait peu dormi la nuit précédente, se morfondait sur un rocher, à l’écart des plagistes. Ses pieds remuaient doucement l’eau verte, sous la surface de laquelle il lui sembla que s’agitaient des papillons noirs. Attristée, elle ne pouvait se résoudre à croire que le prince fût aussi languide. Elle pensait qu’il s’en sortirait un jour prochain, grâce aux soins redoublés de Lady Gragra. Elle ne pouvait détacher ses regards du yacht. Celui-ci mouillait maintenant depuis plusieurs jours dans la baie de Ramatoll. Karl, torse nu, lunettes noires sur le front, y était en vue. Il fumait en se dandinant, puis s’appuyait au bastingage. Il avait un drôle d’air. Maintenant il chancelait, on eût dit une poupée de chiffon qui allait basculer par-dessus bord. Delphine tourna la tête et jeta un œil inquiet du côté de la plage. Sa sœur Flo l’observait depuis un moment. Elle l’invita à la rejoindre sur son bout de serviette ; elle fit de grands signes dans sa direction. « Ne reste pas sur ce rocher, à scruter l’horizon. Viens plutôt t'asseoir auprès de moi », cria-t-elle. Mais tout à coup, Delphine entendit au loin le bruit mat d’un corps chutant dans l’eau. Se retournant, elle vit que le yacht blanc était à présent déserté de son occupant.


Le prince ne bougeait pas, ne se débattait pas, il coulait à pic. Sa tête s’enfonçait doucement sous la surface, que ridait à peine le léger frisson d’une brise. Sur le rocher, Delphine s’était redressée d’un coup. Elle sentit une violente secousse parcourir son échine. « Kaarl ! » furent ses premières paroles prononcées en dix ans. Elle plongea et fendit l’écume d'un mouvement sec. Elle nageait de toutes ses forces, se propulsait tel un hydroglisseur jusqu’au prince, dont elle remonta le corps inanimé à la surface. « Karl ! Karl ! » hurlait-elle, en maintenant le visage blême hors de l'eau ; les yeux vides du prince la contemplaient. Alertée par les cris, Lady Gragra s’était précipitée sur le pont du yacht. Elle lança une bouée à la mer. Elles hissèrent le prince sur le pont du bateau, puis le transportèrent le plus délicatement possible sur la couchette d'une des cabines. On ne réanima pas Karl Dupont-Teigneu. Il venait de succomber à une overdose.
Flo avait couru à perdre haleine jusqu’au Cachalot. Rucasse et la vieille l’aperçurent qui remontait de la plage, balayant l’air de grands gestes des bras : « Père, Père ! Une noyade, il faut appeler les secours ! Vite ! Grand-mère, Delphine a parlé. Je vous assure qu'elle a parlé, Delphine est guérie ! Grand-mère, mes sœurs, Delphine est sauvée ! » Et toute la famille se figea sur la terrasse du restaurant, pour mieux entendre l'incroyable nouvelle. On fit une ronde, on sauta en l’air ; on rit et on s’embrassa joyeusement en attendant le retour triomphal de la cadette. Rucasse versa des larmes de joie mêlées de tristesse, lorsque dans la soirée, sa petite fille leur raconta d'une voix faible et cassée de sanglots, le sauvetage et la mort du prince.
Quelques mois avaient passé, quand, par une belle fin d'après-midi, Delphine convoqua la famille au grand complet sur le pont supérieur du restaurant. Radieuse, elle déposa un baiser sur les joues de sa grand-mère et étreignit son père. Elle avait rassemblé quelques affaires et un gros sac, près de la porte d’entrée. Elle leur annonça qu’elle allait les quitter. « Je m’en vais, dit-elle simplement. Je pars pour Monaco. » Ses sœurs restèrent interdites.

« Mais enfin, Delphine, ce n’est pas possible, que nous racontes-tu ? Aurais-tu perdu la tête ? Qu’est-ce que tu vas faire à Monaco et comment vivras-tu là-bas ? s’inquiétèrent en choeur Fanfan et Colette.


– Ce n'est pas la peine de vous inquiéter. Je vais rejoindre Lady Gragra. C'est ma nouvelle compagne. Contrairement à son frère, c'est une fille chouette et sérieuse. Elle tient une animalerie en ville. C'est génial, nous allons travailler ensemble, je lui préterai main forte pour la fabrication du décor des aquariums, en vente dans sa boutique. Je sais, ça vous en bouche un coin. Mais c'est ainsi que j'entends profiter de l'existence, loin des crapauds et des princes, de la bouillabaisse millésimée, très loin du Cachalot et de son fonds de commerce au bord de la noyade. Et je vais me sentir dans ma nouvelle vie comme un poisson dans l'eau. »
Félix Rucasse s'effondra sur sa mère. La vieille le repoussa brusquement et partit d'un grand éclat de rire. « Ah, s'exclama-t-elle, à travers son sourire édenté et touchant, la petiote, c’est mon rayon de soleil ! »


Voilà pourquoi il faut se hâter de visiter le musée de l'Affabuloscope, sis à Ramatoll (Var). Joyau de sa collection, le Sèche-larmes mécanique montre que s’il y a vraiment un bonheur à attraper, il est dans la poursuite de ce qui est là-bas, derrière l’horizon, ou plus exactement au fond de nous, et que, peut-être, le pire serait de l’atteindre sans y croire vraiment.

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