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janv.
6

L’éclat d’une sombre nuit

Il faisait un froid épouvantable, il neigeait, et la nuit commençait à tomber. Comme la majorité des Strasbourgeois, elle marchait à vive allure pour éviter que le vent frais ne la glace. Elle tentait d’esquiver des piétons encombrés de leurs achats de Noël, des enfants jouant sur les plaques de verglas, des vieilles dames qui se réunissaient tous les jours à la même heure pour se raconter les derniers exploits de leur progéniture. Elle, marchait seule. Qui aurait pu l’accompagner ?
Elle espérait ne pas être la première. Elle avait la hantise de se retrouver seule face à ses hôtes ne sachant jamais quels sont les sujets à aborder en priorité et ceux qu’il faut bannir absolument. Elle avait pris l’habitude de préparer mentalement quelques phrases passe-partout, qu’elle utilisait la fois suivante si elles n’avaient finalement pas été placées dans la conversation. Elle tiendrait cinq minutes, tout au plus. Elle ne cherchait pas non plus à arriver en retard, faire de son arrivée un évènement, son absence ayant été remarquée de tous. L’aurait-on aperçue d’ailleurs ? Va savoir. Marcher, vite, la tête baissée, s’emmitoufler dans son écharpe pour être sûre de ne croiser aucun regard.
La perspective de cette réunion de famille ne la réjouissait guère. Cette fausse bonne entente l’écÅ“urait, et l’idée de joyeuses retrouvailles la laissait sceptique. Elle avait voulu y croire un temps. Elle s’était bientôt ravisée, découvrant derrière ces sourires et ces attentions une réalité bien plus acerbe. Il lui faudrait faire bonne figure pourtant. Répéter inlassablement les mêmes discours, d’un même ton rassurant, pour ne surtout pas attirer l’attention. Au contraire, se fondre dans la masse. À une époque pourtant, se différencier lui avait semblé indispensable. S’émanciper, faire des choix pour se distinguer. Son corps en avait été le principal lieu d’expression. Ses longs cheveux blonds et bouclés, otages de ses expérimentations, avaient été un jour d’un roux flamboyant, l’autre d’un brun ténébreux. Qu’en restait-il maintenant ?
À vingt-cinq ans, elle était solitaire, sans personne pour partager sa vie, sans enfant, évidemment, sans passion, sans ambition. Sa vie n’était plus que rancÅ“urs et recherche continuelle d’échappatoires. Ses proches s’en étaient inquiétés un temps, puis vite dépassés et peu enclins à la patience, ils avaient lâché prise. Après s’être démenée dans des études gratifiantes – qui paraissaient inutiles à plus d’un â€“ elle avait fini par trouver un travail, pas inintéressant, dans lequel elle pouvait s’abandonner pendant des heures, sans que personne ne l’importune.
 
En apercevant derrière les fenêtres le calme relatif qui régnait dans la maison, elle comprit qu’elle ouvrait les festivités. Elle entra, fit attention de se déchausser avec soin, pour ne pas répandre sur le tapis oriental du hall d’entrée quelques-uns des flocons de neige qui tombaient depuis l’aube. Elle portait ce jour-là ses vieilles bottines, un peu usées et vieillies par le temps. Elle n’arrivait pas à se faire à l’idée qu’un jour, inévitablement, elle devrait s’en séparer. La couleur bleue azur rappelait ses yeux, et un petit bouton fuchsia, trouvé le jour de l’enterrement de sa grand-mère dans le cimetière de Riquewihr, ornait les lacets. « Elles ont bien vécu, pensa-t-elle, chaque empreinte laissée par leurs semelles pourrait raconter une histoire Â». La première serait le souvenir de leur achat. Avec Elisabeth, elle les avait repérées dans une vitrine durant un après-midi de septembre. Elles avaient bien réfléchi puis s’étaient décidées à se les offrir mutuellement, malgré leur prix exorbitant. Chacune dans leur teinte favorite, pour, comme elles aimaient le croire et le clamer à l’époque, marcher d’un même pas. Leur relation avait bien évolué depuis.
Elle s’engouffra dans la chaleur étouffante de l’immense bâtisse. Sa mère portait sa belle robe noire Chanel, qu’elle ne sortait que pour les grandes occasions. Elle l’invita à s’installer dans le salon, où étaient exceptionnellement dressées, au coin du feu, deux grandes tables. Coupant court à la gêne redoutée, la rengaine habituelle, sur un ton de reproche, commença : « Cela fait une éternité que l’on ne t’a pas vue mettre les pieds ici ! Comme toujours d’ailleurs. Si je devais estimer le nombre de fois où tu daignes te déplacer pour rendre visite à tes vieux parents, ça se compterait sur les doigts d’une main. Heureusement que ton frère et ta sÅ“ur sont là. D’ailleurs sais-tu qu’Aglaé s’est fiancée avec Joseph ? Â» Il était évident qu’elle ne le savait pas. Toutefois, ce détail n’enraya pas la tirade qu’elle déclamait désormais de façon plus détendue : « Je suis tellement heureuse, notre famille s’agrandit, quel bonheur ! En revanche, il faudra que tu fasses tout particulièrement attention à ton petit frère. Il ne va pas très bien en ce moment, fais attention à lui s’il te plaît. Sois prévenante et attentive. » Pas une seule fois sa mère ne marqua de pause dans son monologue pour prendre des nouvelles de sa fille qui se tenait devant elle. L’avalanche des détails sur les évènements familiaux ne semblait plus s’interrompre, et cela la fit doucement sourire. Comment avait-elle pu craindre de devoir briser un lourd silence ? Tant que la famille vivrait, le flot de paroles ruissellerait. Elle n’avait nullement besoin d’y participer. Sa mère se contentait parfaitement de quelques hochements de tête accompagnés de ponctuels « hum, hum Â».
Les invités arrivèrent. Sa sœur et son fiancé, son frère et ses problèmes. Un à un, avec leurs lots de cadeaux impersonnels, choisis et livrés par internet. Le tout emballé d’hypocrisie ambiante et de conversations prêtes à l’emploi. Quelques amis avaient également été conviés pour la soirée, ne comprenant que trop tard qu’ils s’étaient fait piéger. Leur rôle de cache-misère, indispensable pour le bon déroulement des évènements, permettait à la prétendue harmonie familiale de perdurer. C’est à l’heure du huis clos que les choses se gâtent. Pour l’esquiver, on redouble d’inventivité. Voilà comment une pièce où s’entremêlent des souvenirs glaciaux devient, comme par enchantement, un havre de paix et de douceur, prêt à accueillir quiconque franchissant le perron. Les mets sont odorants, les cadeaux colorés, les festivités peuvent commencer.
 
La seule tradition de fin d’année qu’elle appréciait était celle du bilan. Regarder en arrière pour mieux se projeter en avant. Un exercice banal qu’elle pratiquait avec plaisir. Moins pour regarder l’avenir qui l’effrayait, que pour contempler le passé et faire l’inventaire de tout ce qui s’était dérobé sous ses pieds. Après réflexion, elle constata que pourtant rien ne la prédestinait au désespoir ni à l’isolement. Sa famille nombreuse, aimante à sa façon, lui avait offert une enfance heureuse, une bonne éducation, l’opportunité de s’épanouir en groupe. Alors pourquoi ? Comment en était-elle arrivée à ce point de non-retour, où seules la solitude et l’aigreur l’accaparaient ?
 
Se changer les idées, fuir la morosité qui lui collait à la peau depuis bien trop longtemps. Partager ses pensées ? Non, jamais. Cela lui était impossible. Faire diversion plutôt, afficher un sourire de circonstance, et reprendre son rôle d’oreille attentive et silencieuse qu’elle avait tant de fois joué.
Un couple s’approcha.
« Babeth, Arthur, comment allez-vous ? C’est une surprise de vous voir ici. Je ne m’attendais pas à ce que vous soyez de la partie.
D’un ton hautain, Elisabeth répondit :
— Ta mère a insisté. Elle est tellement adorable. Elle pensait que nous étions toujours en contact. Je n’ai pas eu le cœur de la contredire. Alors, faisons semblant, pour un soir, d’être toujours ces amis que nous étions jadis. Et peut-être même qu’à force de faire semblant, nous parviendrons à renouer nos liens d’amitié.
Elle simula une nouvelle fois de l’attention, de l’étonnement, voire de l’intérêt pour la conversation qu’Elisabeth avait accaparée, sans même reprendre son souffle, en se lançant dans le récit alambiqué de sa vie. En interlocutrice muette, le bourdonnement du monologue d’Elisabeth lui laissa le loisir de reprendre le cours de sa pensée : « Ã€ force d’être trop présent pour les autres, on s’en oublie soi-même. Çadoit être de cette façon que débute le repli sur soi. Mais je ne veux plus me faire avoir. Babeth m’a suffisamment fait mal pour que je ne tombe plus dans le panneau. J’ai déjà beaucoup trop donné. Elle ne me l’a jamais rendu. Elle n’a jamais su écouter. Tout comme ma mère, d’ailleurs. Mes joies, mes peurs, mes tristesses, elle n’a pas voulu les vivre avec moi. Arthur a pris ma place, il m’a effacée… Le mensonge fait partie du conte de Noël, moi aussi je peux feindre l’existence de cette amitié. Â»
 
À bien y réfléchir, rien ne la démarquait véritablement. Son caractère futé et autonome l’avait très vite classée au rang d’enfant sans problème. Aux côtés de son frère cancre et turbulent, elle paraissait sage et assidue. À l’ombre de sa sœur prolixe et caractérielle, elle semblait réservée et calme. Sans bruit, elle avait tenté de se frayer un chemin à son image. Se renfermant sur ses études, son unique espace de liberté et d’évasion, elle ne dévoilait que très peu sa véritable personnalité, qui s’étiolait au fil du temps. Généreuse mais exigeante, gentille, peut-être trop, elle avait été déçue par ses relations, aussi bien en amour qu’en amitié.
 
Elle profita d’un relâchement de la conversation pour s’éclipser, monter à l’étage, et déambuler dans les différentes pièces. C’était une sorte de rituel qu’elle s’imposait à chaque fois qu’elle revenait en ces lieux : inspecter pour détecter les nouveautés et s’imprégner des souvenirs laissés derrière elle. La tâche effectuée, elle emprunta les escaliers pour rejoindre la soirée. Savourant ces derniers instants de solitude, elle s’arrêta sur la dernière marche. Elle contempla les photos de famille que sa mère avait pris soin d’encadrer, une de plus chaque année. Les cadres monochromes accrochés sur le papier peint figeaient les sourires forcés et crispés des frères et sÅ“urs. Son attention s’arrêta sur la dernière en date, celle de Noël dernier, dont la mise en scène avait été, comme toujours, orchestrée au millimètre près pour capturer la photo parfaite, celle qui illustrerait au mieux l’union familiale. Ses deux parents à chacune des extrémités, Aglaé et Joseph, son petit frère Jacques et sa copine de l’époque. Éberluée par cette image, le regard fixe, elle ne parvint pas à réprimer ses larmes. Sa mère, par négligence, avait choisi l’unique cliché où elle n’apparaissait pas. Il avait sûrement fallu privilégier la coiffure impeccable de sa sÅ“ur et le sourire éblouissant de son frère – qui faisaient très certainement défaut sur les autres prises â€“ au détriment de sa présence. « Ressaisis-toi, voyons ! Ces pleurs sont ridicules ! Pourquoi prendre tant à cÅ“ur cette indifférence ? Tu le sais bien, qu’ils sont comme cela. Et puis ce n’est qu’une photo. Â» Essuyant du revers de sa manche les traces de sa faiblesse et s’apprêtant à réintroduire le salon, elle entendit la voix mesquine d’Elisabeth confier à Arthur :
« â€”T’as vu les godasses que j’ai trouvées dans l’entrée ? Comment est-il possible qu’un jour elle ait réussi à me convaincre d’acheter les mêmes horreurs qu’elle ? Elle avait du me faire drôlement pitié pour que je me décide à jouer au bon Samaritain. Il faut vraiment avoir perdu le bon sens. C’est fou comme les goûts changent vite, comme les liens s’usent, comme les attaches s’atténuent. Regarde, ces lacets ne tiennent plus qu’à un fil ! Quand je pense à tout l’argent et au temps que j’ai investis aussi bien dans cette paire de chaussures que dans cette vaine amitié, je me dis que vraiment ça n’en valait pas du tout la peine. Cette fille n’a vraiment aucun intérêt. Â»
 
Des sanglots de honte et de rage lui saisirent la gorge. Elle traversa la pièce en trombe. Comme sa vie et sa présence étaient de peu d’importance pour eux ! Elle prit conscience que malgré la carapace qu’elle s’était forgée, ses souvenirs étaient encore le terreau d’une vive émotion. Elisabeth ne le savait que trop bien et prenait un malin plaisir à détruire le seul lien qui les unissait encore.
Elle s’approcha des tables. Il lui fallait des forces pour se remettre de ces propos qui l’avaient passablement éprouvée. L’une des tables regorgeait de petits fours, canapés et autres amuse-bouches, résultats d’une après-midi de travail acharné de l’un des traiteurs du quartier. Sur l’autre se dressait fièrement une fontaine d’où coulaient des flots de champagne. A côté s’alignaient les meilleurs crus venant des quatre coins de France : cidre de Normandie, vin rouge du Bordelais, vin blanc d’Alsace, rosé des Coteaux du Lyonnais. De quoi lui faire tourner la tête avant même d’en avoir avalé une seule goutte.
Elle savait pertinemment à quoi elle s’exposait en buvant ne serait-ce qu’un verre. Son métabolisme n’avait aucune tolérance à l’alcool. Sa dégustation l’emporterait aussitôt vers un monde onirique. C’était, pensait-elle, exactement ce dont elle avait besoin à cet instant précis. Un verre ou deux l’aideraient à fuir ce salon oppressant. S’enivrer pour atteindre un autre univers, plus léger, plus subtil. Cela lui semblait si facile ! Elle hésita encore quelques secondes, puis regarda autour d’elle. Elle ne vit que des rires mesquins et des messes basses. Mais surtout Elisabeth, ses chaussures aux pieds, le sourire aux lèvres. Cette ultime vision la fit suffoquer. Il lui fallait prendre l’air, et vite. Elle subtilisa une bouteille de liqueur de framboise qu’elle comptait offrir à son père, et se déroba à cette atmosphère accablante. Discrètement, comme à l’accoutumée, elle sortit de la maison, pieds nus, dans la petite cour enneigée. Elle trouva refuge sur le petit muret en brique reliant les deux maisons mitoyennes. Elle avait l’habitude, étant plus jeune, de trouver dans cet espace isolé un lieu de réconfort. Elle y grimpait à l’aide des pierres inégales, s’asseyait dans l’angle formé par ces deux murs, et s’y recroquevillait. À cette époque, sa grand-mère finissait toujours par la retrouver et la déchargeait de ses peines, quelles qu’elles fussent. Elle plongeait sa main dans ses cheveux, trouvait les mots justes qui poussaient à la confidence et recueillait patiemment les paroles douloureuses. Personne ne viendrait la consoler aujourd’hui. L’accablement et la solitude, en cette soirée de Noël, la pétrifiaient, bien plus que le froid vigoureux de l’hiver. Ah, comme une petite gorgée de liqueur lui ferait du bien ! Si seulement elle osait en boire ! Elle porta la bouteille à sa bouche et se laissa emporter par son acte désespéré.
 
Elle sentit l’alcool s’engouffrer dans son corps frêle, qui d’abord piqua ses lèvres, assécha sa langue, puis enflamma sa gorge et réchauffa ses entrailles, pour finalement réchauffer son cœur. C’était une chaleur étrange, qu’elle n’avait pas ressentie depuis bien longtemps.
 
Elle se vit à cette fête d’anniversaire qu’elle avait toujours désiré organiser. Faute de courage et de participants potentiels, elle en abandonnait systématiquement l’idée, avant même d’avoir envoyé les invitations. Dans son rêve, elle se tenait debout, accoudée à la cheminée, ravie de constater que tous avaient répondus à l’appel. Elle s’était pleinement investie dans chacune de ces relations et leur présence ce soir-là le lui rendait bien. Apolline, Camille, Paul, Babeth et Arthur, ils n’étaient venus que pour elle, pour faire de son anniversaire un évènement précieux qui resterait dans les mémoires. On se la disputait même pour qu’elle soit sur tous les clichés que l’on échangerait plus tard en se remémorant les meilleurs instants. Son frère et sa sœur étaient aussi autour d’elle, attentifs et prévenants. Les guirlandes lumineuses installées pour l’occasion procuraient à la pièce une chaleur exaltante dans laquelle chaque convive dégustait le délicieux repas qu’elle avait soigneusement préparé, comme sa grand-mère le lui avait appris. La fête battait son plein, les conversations passionnées emplissaient la pièce, les rires fusaient de toutes parts. Un frisson la parcourut. Elle tenait dans sa main la bouteille à peine entamée.
 
Elle la porta à ses lèvres et but une deuxième gorgée.
 
Son cÅ“ur de nouveau exalté l’emporta dans une chambre baignée d’une lumière empourprée des matins d’automne. La fenêtre ouverte laissait la brise fraîche embaumer la pièce. Le lit était défait. Un gerbera rouge ornait un plateau déposé sur les draps. Deux bols, deux assiettes. L’odeur douce et sucrée du chocolat chaud et des tartines grillées s’en échappait. La photo d’un couple enlacé, le regard tourné dans la même direction, attira son attention. Elle avait la sensation qu’ils la fixaient. En lui souriant, ils lui chuchotaient à l’oreille : « Ã‡a pourrait être toi, il suffit de le vouloir Â». La seconde d’après, le cadre sembla vaciller. Un coup de vent fit claquer la porte, elle se retrouva face au mur froid.
 
Presque machinalement, elle but une troisième gorgée.
 
Elle était attablée à cette terrasse de café devant laquelle elle passait quotidiennement pour se rendre au travail. Cette fois-ci, elle s’y était arrêtée, y rencontrant quelques visages familiers qu’elle avait croisés plusieurs fois dans le quartier. Le patron lui avait offert un verre et quelques olives marinées, pour fêter cette promotion qu’elle espérait tant, en l’encourageant à profiter de ces quelques moments de détente. Les bougies posées sur les tables apportaient à ce lieu une ambiance agréable. À la fois feutrée, rappelant l’apaisant délassement du retour chez soi, et festive de cet endroit typiquement voué à la rencontre et au partage. Elle réalisa à quel point il était appréciable de discuter et d’échanger en toute simplicité avec des personnes qui lui étaient encore étrangères et le resteraient sans doute. Elle pouvait enfin s’ouvrir aux autres sans pour autant attendre un engagement quelconque en retour. Seulement profiter de ces différences pour s’enrichir. Réjouie de cette prise de conscience, elle voulut trinquer avec ses amis, mais c’est dans la neige que le bruit sourd se fit entendre, la bouteille lui ayant échappé des mains. Elle tenta de la rattraper, mais tomba à la renverse et s’étala de tout son long dans le manteau neigeux qui couvrait les pavés de la cour.
 
Les yeux rivés sur le ciel étoilé, troublant par son intensité, elle se surprit à penser : « Bonne-Maman est l’une de ces étoiles Â». L’image de sa grand-mère s’imposa violemment à son esprit.
 
Alitée, quelques jours avant sa disparition, la vieille dame lui avait demandé de s’installer tout près d’elle. Des appareils médicaux, un fauteuil roulant, une chaise trouée, maigre butin de toute une vie, les encerclaient. Elle lui avait raconté les instants qui avaient marqué sa vie, comme pour mieux l’avertir que son heure était venue. Sa voix était posée, sereine et claire. Aucun regret, aucune tristesse n’étaient venus entraver son récit. Elle n’avait pas peur de suivre la barque sur l’autre rive, elle paraissait même heureuse de rejoindre, dans un monde encore inconnu, ceux qui l’avaient attendue depuis tant d’années. Sa seule crainte était de mourir seule, dans cette chambre d’hôpital, si triste et si lugubre, aux antipodes de toutes les beautés et les joies qui avaient nourri sa vie. Pour se rassurer, elle lui avait fait promettre d’être là pour égayer ses dernières heures.
Elle n’honora pas sa promesse et la raison pour laquelle elle ne l’avait pas tenue n’avait qu’un peu plus accentué le malaise qui s’était installé entre elle et Elisabeth. Toujours trop disponible pour ses proches et débordée par son travail, elle n’avait pas su affirmer ses priorités. De loin, elle prenait des nouvelles de sa grand-mère, dépourvue du courage d’endurer et de supporter tant de faiblesse et de dégénérescence. Sa Bonne-Maman ne ressemblait plus à celle qui l’avait chérie, celle qu’elle admirait pour ses convictions et son courage. Le 21 décembre au soir, elle lui avait pourtant assuré de lui rendre visite. Ce fut le soir où Babeth avait débarqué à l’improviste, implorant l’aide de son amie pour finir d’emballer ses cadeaux et choisir la meilleure tenue pour le réveillon qu’elle passait chez ses beaux-parents. Malgré la réticence de son amie, Elisabeth insista pour qu’elle lui prête main-forte, sans quoi elle ne viendrait pas à bout de ses problèmes. Elle avait d’abord refusé, mais face à la forte obstination de Babeth, elle avait fini par abdiquer. Les visites commençaient à 9 heures, elle s’y rendrait le lendemain matin. Dévouée à la cause d’Elisabeth, elle laissa Bonne-Maman mourir seule, dans sa chambre d’hôpital, le 21 décembre à 21 h 38. Une date et une heure gravées à tout jamais dans son esprit. Les remords et la culpabilité continuèrent à l’ancrer doucement dans la solitude.
 
Il y avait bien longtemps qu’elle n’avait pas pris le temps de regarder les étoiles. C’était pourtant l’une des recommandations de sa tendre grand-mère : « Certains parlent à la lune comme ils parlent à Dieu, moi je parle aux étoiles. Je suis certaine qu’un jour pas si lointain, moi aussi je serai au milieu de ce ciel étoilé. Il sera alors très simple pour toi de t’adresser à moi. Chaque soir, je serai là, attentive à toutes tes requêtes. Il te suffira de traduire les signes pour suivre le bon chemin quand tu seras dans le doute, pour consoler tes peines ou partager tes joies. Une fois que tu auras mené une vie aussi remplie que la mienne, dont tu pourras être fière, alors nous nous retrouverons. Â» Bercée par ces paroles rassurantes qui résonnaient dans sa mémoire, elle ramassa la bouteille qui se trouvait à ses pieds, s’adossa au muret et ingurgita sa quatrième gorgée.
 
La brume des vapeurs d’alcool fit doucement apparaître son affectueuse grand-mère. « Bonne-Maman ! Cria-t-elle, emporte-moi avec toi ! Je sais que tu vas disparaître dès que la chaleur réconfortante de la liqueur s’estompera, comme tous mes amis présents pour mon anniversaire, comme ce nid d’amour si douillet, comme cette soirée joviale au café d’en bas. Â» Et très vite, elle avala d’un trait le reste de la bouteille pour que sa grand-mère reste à ses côtés, oubliant les brûlures ressenties. Dans un brouillard flou, du fond de la cour, la vieille dame s’avança et s’installa auprès d’elle, appuyée contre le muret, les pieds dans la neige. Elle l’enveloppa de son regard bienveillant et de sa gentillesse coutumière. Au creux de ses bras, les rancÅ“urs et tristesses s’évaporèrent.
« Comment t’es-tu plongée dans une telle détresse ? lui demanda sa grand-mère. Tu n’avais rien à te reprocher. Il faut vivre ta vie et t’épanouir entourée de ceux qui t’aiment et que tu aimes.
— Je crois que je me suis égarée. La vie est nettement moins facile quand on est seul. Je t’ai perdue, toi et toute la douceur que tu incarnais. Le jour de ton enterrement, l’estime, l’amour et la reconnaissance que tu m’apportais ont été ensevelis avec toi. Depuis ce jour, je me suis punie. Je suis devenue exigeante et intransigeante envers moi-même et envers les autres. C’était pour bien faire, pour que ma vie vaille le coup d’être vécue. Pour qu’elle soit exceptionnelle et qu’elle ait un sens. Finalement, ce tourbillon m’a emportée et m’a dépassée. Je n’ai su voir que la méchanceté, l’indifférence et la négligence de mes proches. J’ai fui le bonheur. J’ai oublié d’être heureuse. Et personne n’est venu pour me sauver, mis à part toi.
— Je viens à ton secours, ma toute petite. Mais rappelle-toi que la meilleure façon de t’en sortir, c’est d’abord d’essayer de rebondir. Te relever la tête haute et affronter tes problèmes. Si vraiment tu n’y parviens pas, alors, le cœur gros je viendrai te chercher. »
 
Elle se frotta les yeux, sa majestueuse grand-mère avait disparu. « Me tenir la tête haute, songea-t-elle. Essayons. » Elle se leva. L’effet dévastateur de l’alcool s’était doucement répandu dans chacun de ses membres. Ses jambes ne parvenaient plus à la porter. Après quelques pas titubants, elle tomba. Une fois, puis deux, puis trois. Au bout de la cinquième fois, elle perdit patience. Tant bien que mal, elle se traîna jusqu’au pied du muret. Elle s’assit tout contre lui, à l’abri du vent glacial et des flocons de neige qui n’avaient cessé de tomber, et se lança un défi. « Si quelqu’un vient me chercher jusqu’ici, cela signifie que je compte pour au moins l’un d’entre eux. Je reconnaitrai alors m’être trompée. J’aurai été trop dure avec moi et avec les autres. Je n’aurai pas su accorder de l’importance aux marques d’estime que l’on m’apportait aussi subtiles et discrètes fussent-elle. Chacune d’entre elles est essentielle. Qui viendra me chercher en premier ? Aglaé ? Maman ? Babeth ? Les fêtes de famille ne sont pas réussies si l’un de ses membres manque à l’appel. Ma place est au milieu d’eux. Je reprendrai goût à la vie, j’apprendrai à me faire plaisir, à faire confiance, et surtout à voir la beauté qui émane de ceux qui m’entourent. Mais, si au contraire, personne ne vient… Les cadeaux de Noël seront déballés sans moi, les photos qu’accompagneront les cartes de vÅ“ux garderont la trace de mon absence. Cela me donnera raison, et plus rien ne me retiendra d’aller rejoindre Bonne-Maman. Â»
 
Les heures passèrent. En contemplant les étoiles, elle vit surgir du fond de sa mémoire, comme par petits films, les résumés de sa vie passée. Elle vécut à nouveau les Noëls de son enfance, ceux qui étaient joyeux, imprégnés de l’amour, de la chaleur, de la bienveillance exhalés par la seule présence de sa grand-mère. Elle perçut une dernière fois l’odeur de Paul dans laquelle elle aimait se lover tendrement. Elle entendit les rires complices et sans fin avec Babeth. Jusqu'à ce que le froid s’empare de ses membres et l’engourdisse totalement. Elle ferma doucement les yeux.
 
Au milieu de la lumière éclatante de ses rêves, sa grand-mère s’approcha. Jamais elle n’avait été aussi grande, ni aussi belle. Elle prit sa petite-fille dans les bras et toutes deux s’envolèrent dans la splendeur et dans la joie qui estompent les déceptions et les douleurs. Elle chuchota à l’oreille de Bonne-Maman : « Tu vois, pour une fois, j’ai essayé de suivre tes conseils, mais j’avais raison, je n’étais essentielle pour personne. Â»
 
Le lendemain matin, alors que les effluves du réveillon de la veille n’étaient pas encore dissipés, personne dans la maisonnée ne soupçonnait l’atrocité du drame qui s’était produit sous les fenêtres de la bâtisse strasbourgeoise dans le silence et l’indifférence générale. La disparition de la jeune fille n’avait suscité aucune inquiétude. Les uns pensaient qu’elle était partie se coucher, d’autres expliquaient son absence par son caractère susceptible qui l’avait sûrement amenée à bouder dans un coin. Mais tous étaient certains qu’elle avait trouvé une épaule sur laquelle pleurer. Pas la leur, non, mais certainement celle d’un autre.
Elle, soutenue par le muret de la maison familiale, le visage serein, les joues rougies, le sourire aux lèvres, semblait endormie. Elle était morte de solitude en cette nuit de Noël. Elle étreignait de son corps frêle et sans vie, avec un attachement bouleversant, la bouteille vide de liqueur. En racontant son histoire, les jours suivants, on murmura sur les trottoirs toujours enneigé : « Si ce n’est pas triste de voir cela ! La dernière chaleur humaine qu’elle ait trouvée dans ce bas monde n’a été rien d’autre qu’une bouteille d’alcool. » Mais personne ne sut jamais l’amour et la beauté humaine qu’elle vit ce soir-là, ni avec quelle joie et quelle douceur elle et sa vieille grand-mère vécurent ces tendres retrouvailles dans la nuit de Noël.

 

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