Représentation théâtrale de La Pluie d’Eté de Marguerite Duras au Théâtre du Vieux Colombier, dans une mise en scène originale de Emmanuel Daumas le 27 octobre 2011.

L’affirmation « J’aime les livres de Marguerite Duras » ne veut rien dire, tant son œuvre protéiforme est irréductible à une seule esthétique et un seul genre. La Pluie d’Eté est un roman révélateur de l’œuvre de Marguerite Duras en ce sens qu’il illustre bien les rapports qu’entretient cette dernière avec tous les genres artistiques, à la fois littéraires et cinématographiques.

J’avais dû lire La Pluie d’Eté en 2009, à l’époque où, à cause d’une fascination qui s’apparentait à un amour monogame tournant à l’obsession, je ne lisais — je ne pouvais lire — que du Duras. De ma lecture, je n’avais presque rien retenu en dehors de la certitude qu’il s’agissait d’une pièce de théâtre. C’est ainsi que je trouvai naturel de voir à l’affiche du Théâtre du Vieux Colombier l’adaptation de ce roman, en octobre 2011. Je n’avais pas tout à fait tort dans mon erreur ; La Pluie d’Eté est manifestement un roman théâtral. Il a été écrit en 1990 d’après le scénario du film Les Enfants réalisé par l’auteur six ans plus tôt ; dans le roman subsistent de nombreux passages dialogués qui témoignent de l’hypotexte scénaristique. Le choix du metteur en scène, Emmanuel Daumas, de représenter une pièce d’après La Pluie d’Eté était ainsi largement légitime. La représentation de la pièce allait par ailleurs se révéler, plus que légitime, étonnante.

La Pluie d’Eté est un roman, une pièce de théâtre, et un conte à la fois. Il raconte l’histoire dans la ville de banlieue de Vitry Sur Seine, d’une famille d’immigrés dont on ne sait pas très bien situer l’origine, composée de deux parents, et de sept enfants, les « brothers and sisters ». Parmi eux, un aîné, Ernesto, et une cadette, Jeanne. Alors qu’il n’a jamais appris à lire, Ernesto tombe par hasard sur un exemplaire de l’Ancien Testament, et lit l’histoire du roi David. Ses parents illettrés l’envoient à l’école, dont il revient au bout de quelques jours avec cette phrase : « je ne veux plus retourner à l’école, parce qu’on m’y apprend des choses que je ne sais pas. » Roman sur la vérité, un thème particulièrement durassien, La Pluie d’Eté est aussi un roman aux accents biographiques sur l’amour, qui dépeint le lien très fort qui unit les brothers and sisters entre eux (dont l’amour incestueux entre Jeanne et Ernesto), et l’amour privilégié d’Ernesto avec « la mère ».
Emmanuel Daumas a retenu l’histoire de l’inceste entre Jeanne et Ernesto, qui est le fil conducteur du roman. Mais il a surtout mis l’accent sur la dimension sociale du texte. Alors que le roman se déroule en plusieurs endroits de Vitry-sur-Seine que Marguerite Duras a sillonnés pour l’écriture, seuls deux lieux sont retenus : la salle de classe, et surtout la cuisine, dans laquelle la quasi-totalité de l’action dramatique se déroule. La cuisine, lieu prolétaire par excellence, où on voit « la mère », interprétée par Claude Mathieu, éplucher des pommes de terre, où on voit la famille manger des spaghettis à la bolognaise. Un lieu emblématique qui représente la pauvreté de cette famille. Le metteur en scène joue avec ce décor simple où l’accent est mis sur deux cuisinières blanches et où se tient toujours, comme indissociable de ces dernières, le personnage de « la mère ». Les quatre acteurs qui représentent la famille sont habillés en bleu, en blanc, et en rouge, drapeau tricolore qui nous saute aux yeux d’autant plus immédiatement que le décor est blanc, et que les deux autres acteurs (Marie-Sophie Ferdane, qui joue le rôle de la narratrice, et Eric Génovèse qui fait l’instituteur) sont sobrement vêtus de noir. De La Pluie d’Eté, Emmanuel Daumas a choisi de délaisser les aspects poétiques (le bonheur contradictoire et douloureux de l’amour entre le frère et la sœur, les descriptions de l’arbre du jardin, l’envoûtement de l’enfance) pour mettre en lumière la paradoxale liberté de cette famille marginale, d’autant plus heureuse qu’elle ne s’est pas asservie aux différents devoirs sociaux, l’éducation, et le travail. Crûment, le texte parle des allocations familiales, de l’immigration, du racisme, des H. L. M., de la mairie qui donne les vêtements aux enfants, de l’unique chambre dans laquelle les brothers and sisters dorment, tandis qu’une mise en scène énergique révèle un humour sous-jacent. Le mélange est étonnant (et détonnant !), et choque sans doute certains spectateurs, qui partent au beau milieu de la représentation, peut-être excédés par une mise en scène plus sélective et engagée que fidèle. Mais la majorité du public semble conquise par les audaces. Lorsque, pour la troisième fois, Eric Génovèse entonne un hilarant « Allô maman bobo » d'Alain Souchon, les rires qui étaient d’abord timides fusent ; l’une des spectatrices est en proie à une véritable crise de fou rire, qui ne fera que s’amplifier lorsque les acteurs se mettent à réaliser des danses totalement folles au rythme d’une musique disco, ou lorsque Christian Gonon, qui joue le personnage du Père d’origine italienne, exécute une danse langoureuse particulièrement ridicule au son de « Tu vuoi far’ l’Americano». Mais c’est sans doute le jeu d’Adeline d’Hermy, qui joue Jeanne, qui est le plus épatant. Pendant toute la pièce, impossible de croire que cette gamine vêtue d’un épais sweat shirt bleu et d’un short vichy rouge et blanc qui laisse voir des petites jambes rondelettes est une femme. Elle parle, bouge, comme l’enfant qu’elle incarne, au point que je me suis dit « Tiens, ils ont dû recruter une petite fille spécialement pour la pièce.» Et pourtant, Adeline d’Hermy est bien l’une des comédiennes de la Comédie Française. Son jeu d’une fraîcheur éblouissante aura réussi le pari de dépoussiérer l’image que je me faisais de cette dernière.

Je suis sortie comme enchantée du Théâtre du Vieux Colombier. Quelques mois plus tard, je me suis replongée dans la lecture de La Pluie d’Eté, et j’ai vu combien la mise en scène était originale, voire, à certains égards, choquante.
Emmanuel Daumas et moi n’avons pas de cette œuvre la même lecture ; mais le souvenir de la force et du comique qu’il a insufflés dans le texte me ravit encore.

Laure Delaine

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