« Je prétends depuis longtemps que la terre est aussi un être vivant – une boule ronde dit-on (…) Nous ne voyons la forme ronde qu'avec les yeux que nous avons – Mais les rayons ? Tout est probablement rond – L'être humain et ce qu'il irradie et toute vie. » Edvard Munch, Janvier 1930, Notes.

L'exposition commence par le tableau « Le baiser », de 1897. D'emblée, on y voit deux visages qui s'entre-pénètrent et se fondent en une masse informe, une seule forme qui joint les faces en une sorte de trou marronâtre où s'aspirent les faces d'ordinaires figées et rigides de la réalité en une jonction liquide, mélange noyant les visages-statues, comme aspirés par delà leur identité fixe.

Munch crée un tiers-espace, celui qui dépasse ce que l'œil voit, qui le suppute, le devine. Et, par delà les traits arrêtés, il y a plus. La vie se transforme, passant d'une forme à une autre.

Le problème du peintre à l'époque de la photographie est celui-ci : Comment rendre ce qu'il y a en plus ? En plus de ce que l'on voit, derrière la perception ?

Munch a aussi fait des photographies, qu'on découvre au fil de l'exposition. Dans celles-ci se retrouve le même soucis d'en apprendre plus que ce que la perception arrêté en retire. Photos de corps qui se dédoublent, de flous qui étirent la substance, recherche de la matière en mouvement.

La lumière, paradoxe apparent, est à la fois matière, grain donc, et onde. Ainsi le peintre s'est-il donné pour mission de retranscrire la part ondulatoire du réel, emportant, suçant même la substance, comme on peut le voir dans nombre de ses tableaux, où les formes et couleurs se fondent, emportent et tourbillonnent au loin le spectateur pris dans les lignes de fuite vibrionnantes de la toile. Car la matière est aussi vie, et possède certainement cette part qu'on pourrait nommer « aura », dont l'irradiation dépasse la forme. Le peintre à l'heure de la photographie est un radiographe énergétique, capturant la danse ondulatoire de la lumière, la torsion effrayante des corps aspirés.

Les tableaux que l'on voit ont pour beaucoup des motifs morbides ou malades : « Puberté » représente une jeune fille nue au corps maigre, puis « L'enfant malade », ou encore « Paysage et cadavre ». Munch est visiblement attiré par la décomposition, ce qui se produit en deçà du corps construit, la particule sautant d'un bond hors du temps à un autre endroit, en deçà de la cellule, particule première, microzyma, aux propriétés imperceptibles, comme nous l'apprend la physique quantique, toutes choses échappant à nos lois connus.

Munch se situe dans un intervalle où il peut capturer ce qui échappe, ce qui passe, ce qui transite. Ainsi le tableau « Les revenants ». Toujours ses personnages n'ont pas de visage propre, plutôt une substance mêlasse où la figure se dissout, ne laissant plus paraître qu'« être », et non plus « moi », ou « sujet ». Munch est un passeur. Ses sujets sont des revenants, des ectoplasmes.

Il semble qu'il ait lui même dût en passer par une mort physique pour ramener de l'empire des morts une impression de la vie qu'est sur terre. Passages, passants, éléments du paysages, qui ne déparent pas, mais plutôt s'incorporent. Cette vieille idée que tout se fond dans l'un, que les séparations opérées par la rétine ne sont que constructions artificielles du cerveau, que derrière le paravent synaptique existe un chaos de mouvement, de passages, où les corps se croisent, rentrent les uns dans les autres, habitent l'espace, et n'y figurent pas seulement. Destruction de la forme isolée au profit d'un tohu-bohu créateur où s'exprime une part non-effectuée par la rétine, mais bien existante dans un monde invisible à l'œil. Expérience hallucinée.

« Le soleil » montre ces cercles concentriques que transpercent des raies de lumières, traits saillants, pour forger l'image d'un soleil qu'accompagne ses ondes, ses bonds de photons, son spectre invisible. Peindre l'affect, la sensation que produit l'objet, au-delà de sa simple perception. Idée que les corps tels qu'on les perçoit ne sont que des temps arrêtés d'un mouvement continu, éternel ; et tentative par le peintre de rendre la perception de l'intervalle, d'où la présence de revenants, fantômes, passants. Et le peintre, qui par des effets de profondeur, de lignes fuyantes, nous attire à son tour dans le tableau, où nous devenons passants, où nous venons nous fondre nous aussi, et perdre notre substance, nous mêlant à celle de l'œuvre.

Nous trépassons par l'art. « L'art nous protège de la vérité qui tue » disait Nietzsche. Ainsi nous mourrons par l'art, de petites morts. Mort de la cellule unifiée, de la vue synthétisée, mort que nous connaissons peut-être à l'extinction du corps physique, retour aux vibrations éternelles.

Que ce soit « Le vampire », ou trois jeunes filles au bord de l'eau, la substance est sucée par le peintre, comme dans le célèbre « Cri », et l'on ressent aussi l'horreur de l'homme pris dans ces flux tournoyants, aspirateur à matière toujours proches de faire imploser le faible cerveau synthétique, qui résiste, mais dont les nerfs grincent et s'épuisent, tentation de rejoindre le flux, de retourner aux origines indistinctes des choses. Un chemin fuit au fond de la toile, comme ces routes de Soutine, ou ces ciels de Van Gogh, c'est la même maladie de l'être qui ne supporte sa gangue étroite, et voudra sous ses coups de pinceaux faire éclater la fixité de lignes étouffantes. Rendre la folle altercation de particules pressentis, plonger dans la matière qui vit.

Et puis, alors qu'on avance dans l'exposition, et que l'on arrive, dans l'avant-dernière salle, aux autoportraits du peintre, on remarque ce regard scrutateur qu'il se donne, sourcil bien souvent froncé, qui appelle le spectateur à plonger dans l'œuvre, dans la vie. Yeux écarquillés du peintre, après son retour de l'hôpital, maladie des nerfs d'ailleurs, puis au fil des années, tête d'auguste, perte là aussi de la forme visage, pour sombrer dans une indétermination moins pesante, une substance dépourvue d'attributs humains...

Et, en effet, dans la dernière salle, croquis du peintre à l'œil blessé, qui tente de donner à voir les formes que son œil abîmé devine... Points lumineux, formes vagues et étranges... Le trou a enfin aspiré l'être.

 

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