Lamalattie du CV

mar, 02/07/2012 - 11:17

La Galerie Blondel à Paris a exposé à la fin de l'année une oeuvre drôlatique et grinçante, les “121 curriculum vitae d'hommes et de femmes de notre temps” du peintre figuratif et écrivain, Pierre Lamalattie. Du curriculum vitae considéré comme un des beaux-arts ?

Ancien ingénieur agronome, sorte de clone de Houellebecq mâtiné de Benjamin Biolay, Pierre Lamalattie s'est ennuyé dans les différentes professions qu'il a exercées, du métier d'ingénieur à celui des ressources humaines, en passant par la médiation sociale. Il se consacre à plein temps à la peinture depuis 1995, et désormais, à l'écriture. Le roman qu'il signe en 2011 chez L'Editeur, paru sous le titre 121 curriculum vitae pour un tombeau, est une réplique littéraire postérieure à sa série picturale, des portraits, ni beaux, ni laids, de contemporains, mais ultra-réalistes. Contemplés et peints comme un troupeau social moutonnant qui défilerait dans une cabine de photomaton, un slogan ou un aphorisme accroché à leurs basques, en guise de résumé professionnel ou personnel.

Quoi de plus idéal, pour parler de la vie des hommes et des femmes d'aujourd'hui, pour étudier les caractères de notre époque, que les représenter avec leur CV dans un style pompier ? Interviewé lors du vernissage de son exposition, Pierre Lamalattie relate l'état d'esprit et les observations qui l'ont conduit à cette démarche : “Les cabinets de recrutement sont formels : un bon curriculum vitae, ça doit se lire d’un seul coup d’œil. C’est quelques mots-clés et un bon visuel. Pas besoin de se cacher derrière les détails. Il faut résumer une vie à l'essentiel. D’ailleurs, avec un peu d’entraînement, l’existence se résume très facilement.” N'était la dérision du projet, sa mise en oeuvre pourrait rappeller l'essence de la photographie documentaire et sociale, celle, par exemple, d'August Sander, au début du XXe siècle, dans sa tentative de recensement des typologies de la société allemande, au travers de portraits photographiques. De même, il est presque impossible de ne pas rapprocher les 121 curriculum vitae d'hommes et de femmes de notre temps de la série fictionnelle des “Quarante-deux professions-types”, évoquées dans le Goncourt 2010. Comment ne pas voir derrière le héros houellebecquien, peintre figuratif de la vie moderne, le double de Lamalattie, comme lui, posant un regard caustique et désabusé sur ses contemporains ? L'autre ancien d'agro, de nature plus réservée que son ex-camarade, le titulaire du Goncourt, ne saurait confirmer son rôle d'inspirateur du personnage de Jed Martin. Michel Houellebecq et lui ont été amis pendant vingt ans, mais ne se voient plus du tout depuis une bonne décennie. Pour le personnage fictif de Jed, comme pour le peintre réel des curriculum vitae, la démarche semble à priori se nourrir d'une même volonté artistique, celle de renouveler le genre de la peinture figurative, trop longtemps décriée comme art pompier durant la haute époque des avant-gardes et de l'abstraction lyrique. Bref, redonner à la représentation picturale son piquant et sa capacité à saisir le réel, dans ses moindres détails. Lui faire opérer, comme chez le portraitiste Lucian Freud, cette plongée puissante au coeur de l'ordinaire de la représentation. Mais, contrairement à Lamalattie, la transcription de cette picturalité lucide échappe au personnage-artiste de la Carte et le territoire, lequel est finalement plus proche du réalisme socialiste, ou encore de l'art contemporain, avec ses théories fumeuses, que de la réalité humaine, indissociable de sa dimension tragi-comique.

Si donc, la galerie humaine, traitée à travers le thème du curriculum vitae, peut paraître houellebecquienne dans l'esprit, elle traduit par ailleurs la sensibilité, la compassion réelle de leur auteur pour ces femmes et hommes, passés au crible des ressources humaines. Ce que retient Pierre Lamalattie du secteur de la médiation sociale, auquel il s'est frotté lui-même, un peu par ennui, un peu à son insu, c'est cette insupportable surexposition de l'individu jusqu'à l'excès, jusqu'à l'hypocrisie, qui nie la valeur individuelle. Il en a même fait un roman exceptionnel d'acuité, où, dans des saynettes drôlatiques, 121 personnages se retrouvent comme figés sous sa plume dans une drôle de matière picturale, affublés de discours bien-pensants censés mettre en valeur une existence étriquée.

C'est dans un tel moment de vérité subite, que sont saisis, en un mouvement rapide de la brosse, les personnages au curriculum vitae, presque plus vrais que nature, parce que leurs bribes de vécu semblent tout entières ramassées dans une concentration picturale maximale, figurative, formellement décisive, et qui nous renvoie ironiquement à nous-mêmes. Lamalattie, ce “blaireau pessimiste et misanthrope, que trop de gaîté rend triste” – c'est ainsi qu'il se décrit – qui a fait découvrir Schopenhauer à son camarade de jeunesse Thomas, reporte donc son goût de l'existence sur la simplicité de l'observation qu'il fait des choses et des gens ; sur son métier simple, celui de la peinture figurative, à laquelle il assigne aujourd'hui, après l'effondrement des abstractions, le rôle d'amasser et de reconstituer les résidus épars, dilués, incertains de toute existence humaine – rôle que revendique également, à sa façon, la poésie contemporaine – Et cet ultra-réalisme de sa galerie de portraits contemporains, est bien ce qui dérange. Il ne cherche pas seulement à tourner en dérision l'exercice des curriculum vitae, que tout le monde a pratiqué au moins une fois dans sa vie, avec plus ou moins de succès, mais à montrer jusqu'à quelles limites, fascinantes et cruelles, est poussé un candidat, lorsqu'il doit en une formule, une ligne et demi, décrire qui il est et résumer son projet de vie.

Qui sommes-nous, regardants, devant ces CV qui “valorisent” leurs postulants mais clouent l'individu au pilori ? C'est une peinture faite presque exclusivement de niveaux de gris, annonciatrice de la fadeur de ces vies, voire de ces non-vies, victimes d'une guerre économique qui cache son nom derrière une convivialité obligatoire, chatoyante et de surface. Ces portraits-robots de la vie professionnelle et sociale, seule à être reconnue et à pouvoir s'exposer, gomment l'humain et en font un outil directement opérationnel. Ils ne laissent à la surface de la couche picturale que son avatar, l'être creux et borné par son besoin d'intégration et de réussite sociale, dévoré de pragmatisme, caractérisé par une assurance déplacée et des loisirs futiles, s'adaptant et traçant son sillon par un slogan minable, des discours tout faits, voire une idéologie détestable. Sommes-nous bien différents de ces personnages à peine caricaturés ? Difficile de détourner le regard, la représentation qu'en fait le peintre nous les montre dans une attitude frontale, le regard planté dans l'objectif de l'appareil photo, qui va les immortaliser sur la copie d'un curriculum vitae. Impossible de ne pas voir qu'il nous est devenu difficile d'échapper aux conditionnements sociaux, à la bien-pensance de notre époque, qui grignote les pensées intimes et annihile la réalisation de soi sur le long terme. Sauf à en prendre conscience, grâce aux clichés qui défilent à toute vitesse, dans cette imagerie à la sociologie sauvage, qui nous contraint à nous y assimiler, pour mieux donner l'alerte et nous permettre de battre en retraite. L'amour du patchwork, l'art en bouillie, la cote des saucisses et des rôtis ficelés, l'auto-promotion affligeante, la télé comme compagne nocturne pathétique, les aphorismes de bureau, les recettes de tarte salée au centre des conversations ; les pots de départ chez pamplemousse.com, où l'on s'échange les albums de Yann-Arthus Bertrand... La drôlerie du départ laisse place à l'angoisse du trop-plein. La pratique du curriculum vitae, consistant officiellement à valoriser les compétences d'une personne, tourne court : elle se transforme en un résumé suffocant et triste, dévalorisant et moutonnant des vies contemporaines. Derrière ces physionomies saisies dans un éclairage abrupte, se lit la déformation de l'être, due à l'arrogance, au manque, à la perte ou à la détresse, à la convoitise ; mais jamais la pertinence ou l'esprit.

Que sont devenus les mots beauté, art, profondeur d'âme ? L'art figuratif de Pierre Lamalattie, dans son saisissement naturel de la réalité, débusque les bugs de notre société, les plante sous notre nez dans l'espoir d'une prise de conscience. Sa peinture, dérangeante et indulgente à la fois, sait tenir ce rôle modeste. Ce qui ne l'empêche jamais de s'enfoncer dans l'exploration pointue des caractères. Tout amateur de peinture de base, est invité à savourer son style, sans détours théoriques, fait de matière épaisse et savoureuse. Il se reconnait d'autant plus aisément dans les travers de ses contemporains pris sur le vif, qu'il peut aussi s'interroger sur les marqueurs sociaux qui fondent notre postmodernité. Des signes d'appartenance et de reconnaissance que la société d'abondance offre en pâture à des individus qui ont abdiqué leur foi en eux-mêmes.

 

Sylvie Choquet

 

Pierre Lamalattie est né en 1956. Il travaille et vit à Paris. Retrouvez l'actualité de cet artiste peintre figuratif sur le site http://www.lamalattie.com.
 

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