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Terminus Sydney


Derrière un titre évocateur d'envolées musicales et de voyages sur mer, Olivier Tigranian revient sur la question des origines mais, pour la première fois, sous la forme d'un roman.



 


     Historien spécialiste de l'histoire de l'immigration aux XIXe et XXe siècles à la Sorbonne, Olivier Tigranian est un nom qu'on tient en haute estime dans le milieu universitaire tant son ouvrage Les Apatrides publié en 2008 fait référence. Aujourd'hui, avec Concerto pour une ancre levée, il s'essaie au genre de la fiction. Un moyen pour lui, d'aborder différemment l'histoire de la mosaïque des migrants en Europe. Il raconte aux lecteurs l'errance de celui qui a fui, loin de la simplification et des clichés. Michel, Ilonka et Amin, trois musiciens du Philharmoniker de Berlin font connaissance à bord du bateau devant les conduire à Sydney. Ils s'y rendent pour jouer le troisième concerto de Rachmaninov et sont habités, à quelques heures du concert, par la même mélancolie. Le récit s'ouvre par cette citation du pianiste russe et va prendre son sens progressivement, au fil des pages : « La musique d'un compositeur doit exprimer le pays de sa naissance, ses amours, sa religion, les livres qui l'ont influencé et les tableaux qu'il a aimé ». Or, pour les trois protagonistes du récit, la question de l'attachement pour leur pays natal pose problème. Tous détenteur de la nationalité allemande, c'est pourtant par la question douloureuse des origines qu'ils commencent les présentations.


     Olivier Tigranian raconte dans Concerto pour une ancre levée l'histoire de trois exils et le quotidien de trois déracinés aujourd'hui. Si l'auteur saisit avec autant de justesse la tourmente de ses personnages, c'est parce que lui-même s'est construit difficilement. Tigranian n'a pas connu le génocide arménien perpétré par le gouvernement jeune-turc en 1915 mais il est aujourd'hui encore profondément marqué par l'histoire tragique de son pays. Enfant, il vit avec ses grands-parents et son père dans une petite maison en région parisienne eux qui, en 1925, avaient quitté Erevan pour s'installer à Valence. Entre rêves d'avenir et traumatismes du passé, la famille n'arrive pas à choisir. L'enfance est peuplée de souvenirs et d'anecdotes (le pays d'origine, le voyage, la France qu'ils découvrent). Parmi les personnages de son roman, aucun n'est arménien. Michel est russe, Ilonka chilienne et Amin syrien. Ils ont tous fui un régime autoritaire mais, comme pour la famille de Tigranian, l'exil n'apporte pourtant pas la sérénité tant espérée. Si l'auteur-historien questionne avec ce livre la possibilité de la reconstruction après les traumatismes du passé, l'auteur-romancier profite de la marge de liberté offerte par la fiction pour succomber au plaisir de la description, pour s'intéresser aux caractères de ses personnages. Sa passion et sa connaissance de la musique classique russe engendrent des interludes, comme au début du chapitre quatre, où l'auteur décrit avec fièvre la répétition dans le petit salon du pont supérieur.


     Chaque détail compte, et on écoute ce récit à plusieurs voix en se laissant porter par le cours non linéaire d'une narration qui remonte le temps. Le premier chapitre correspond au point de vue d'un narrateur absent qui rapporte l'agitation sur le bateau, dresse le portrait physique et psychologique des personnages, note les évolutions du cadre extérieur. Ensuite, chaque protagoniste parle à son tour. Le narrateur du début reprend la parole à deux reprises (lors de l'interlude musical et à l'épilogue) et montre que, grâce au voyage, Michel, Ilonka et Amin quittent le bateau changés. Désormais, ils joueront le concerto du compositeur russe autrement. Ce livre, composé de huit chapitres, aurait pu se réduire à une juxtaposition de témoignages mais c'est un récit passionnant qu'Olivier Tigranian nous propose. Il découpe son livre de la même manière que Kundera dans La Plaisanterie et montre ainsi qu'il est parfaitement à l'aise avec le genre de la fiction. L'écriture, elle, est puissante et méticuleuse. Il y a de la rigueur chaude dans le style ainsi que dans l'émotion. L'écrivain aborde le sujet délicat de l'immigration sous un angle nouveau et s'il y parvient aussi bien, c'est parce qu'il donne véritablement corps à ses personnages. « Je me tourne vers son côté du lit, à travers un rideau de larme. Sa respiration m'indique qu'elle ne m'a pas entendu. Je me recouche et garde les yeux ouverts : ne pas dormir ».



 


Olivier Tigranian, Concerto pour une ancre levée, éditions Autrement, 280 pages.