TESTAMENT

déc.
19
  Si vous lisez ce texte, c'est que, sans nul doute possible, je suis morte. Je stipule à tous ceux qui en prendront connaissance qu'il fait office de testament. En guise de captatio benevolentiae, je vous informe également que vous découvrez le texte d'une vieille dame peu respectable qui actuellement, bien malgré elle, croule sous le poids d'un cercueil de sapin clair laqué (modèle Trieste avec capitons, velours rouge, prix d'un loyer de studio parisien). Prière de laisser la parole à la morte.
 
À graver sur ma pierre tombale
Nom : À quoi ça vous avancera de le savoir ?
Prénom : Micheline, Josette, Liliane ou tante Eulalie... Je suis et je reste fermement attachée au titre de « mémé du coin que vous maudissez silencieusement ».
Date de naissance : Une douce nuit de printemps.
Date de décès : Une douce nuit d'hiver.
 
Au commencement était la nuit. Drôle d'idée pour un commencement. De quoi ne pas vouloir en savoir plus et décrocher tout de suite. Si j'étais à votre place, c'est ce que je ferais. Sans l'ombre d'une hésitation. Il y a des débuts comme ça qu'on ne sent pas, sans aucun intérêt. Vaut mieux pas insister. Ou qui sortent tout droit de l'imagination étriquée d'une vieille mégère bougonnante en mal de rédactions déprimantes (tout à fait moi !).
 
Au commencement était la nuit... La nuit. Comment la qualifier, déjà ? Ah oui, on ressort l'arsenal des adjectifs traditionnels : obscure, ténébreuse, sombre, merveilleuse, courte ou longue, noire ou blanche... Et puis vive la tragédie, la mort et l'épouvantail caché derrière le polichinelle dans le placard ! Permettez-moi de détester toutes ces fioritures qui se noient dans les pages des écrivailleurs creux. Je leur préfère les accents de la sincérité. Qu'a-t-on donc à toujours vouloir en faire trop ou pas assez, à ne pas se contenter du réel ?
 
Bagatelles ! La nuit ne m'a jamais fait peur, à moi. Moi, je l'aime... C'est par une « douce nuit de printemps » que je suis née, me racontait ma mère. Une de ces nuits où la lune chante une chanson au cœur des enfants. J'ai la certitude d'avoir toujours voulu la capter, cette nuit, l'enfermer dans ma paume comme un sable éphémère. Toute petite, je demandais ce qu'il y avait « derrière le mur de la nuit ». On riait, on disait : « Ces enfants, ils en ont de l'imagination ! ». On me prenait pour une gourde, sans doute. Alors je me suis tue, pour faire comme les grandes personnes. Mais je n'ai pas arrêté pour autant de l'admirer, sans jamais comprendre son mystère, son attraction... Les étoiles aux faibles lueurs ne m'importaient pas, seulement ce gouffre au dessus de nous, qui nous charrie d'en haut et dans lequel se perdent nos regards.
Non, ce que j'aimais, ce que j'aime toujours, dans la nuit, ce n'est sûrement pas tout ce qu'on en raconte... Le soleil se couche et elle s'installe, tout doucement. Elle marche d'un pas léger, fait doucement sombrer nos paupières... Le silence s'installe... C'est une magie. L'obscurité apaisante m'enveloppe, duveteuse. La « nuit », ses sonorités ont déjà un petit air sympathique : on prononce du bout des lèvres, comme une déclaration d'amour inavouable, délicate et profondément secrète.
 
Imaginer la nuit, c'est autre chose. Il est là, mon problème. C'est ce moment que choisissent inopinément les ombres aux pas hâtifs, la galerie des monstres difformes, des vampires, des sorcières et des morts-vivants réunis pour pénétrer dans l'armoire de ma chambre. Ça crisse dans les rouages, ça clapote sur le rebord de ma fenêtre, ça s'entrechoque sur mes volets... Petite, je voulais apprivoiser la nuit, je cherchais à la comprendre. Les années ont passé, mais ma fascination est restée. Et au fond je ne peux m'empêcher de la craindre un peu aussi, de plus en plus. Comme si elle me captait davantage, et qu'elle aimantait mon âme, en me rappelant à elle. Me voici donc vieille et aux portes de la mort, de cette nuit qui n'attend qu'une chose : me happer silencieusement, m'aspirer dans un baiser fatal... Patatras !
 
Je le sais, ma fin est imminente. Mon commencement aussi. La nuit. Car au fond, la seule chose qui va vraiment arriver, c'est que je retrouverai la nuit. Pas besoin d'en faire toute une histoire. C'est pourtant ce que je fais : oui, j'en fais toute une histoire. Mais vous êtes aussi fautifs que moi, puisque vous suivez ce récit alors que je vous ai priés de ne pas le faire dès le début. Pourtant, contrairement à la plupart d'entre vous, comme je suis sur le point de mourir, je peux me permettre d'être de très mauvaise foi. J'affirmerai donc, sans nul égard pour les générations futures : après moi le déluge. Le monde finira avec moi et nulle étoile ne brillera davantage que ma renommée, à part le soleil et mon Louis préféré !
 
Article 1 : Censure à l'usage de tous les mal-pensants
On parle très peu de la mort ; cela reste un sujet tabou que, dans mon lamentable état, je me dois néanmoins d'évoquer. Or, entrer dans un cimetière n'est assurément pas la pire des épreuves que j'aie jamais vécue. Enfant, je me plaisais à saluer les morts à voix basse, parce que malgré la mine déconfite et littéralement « de marbre » des tombes, il me semblait toujours que dans toute cette foule horizontale, il y avait eu des gens quelque peu dignes de sympathie, qui accueilleraient avec joie ma présence vivante en leur jardin. J'ai donc développé deux grandes lois qu'il me semble bon d'intégrer ici.
 
Tout d'abord, j'interdis à quiconque de parler de moi au « parfait ». Vous connaissez sans doute ce ton péremptoire qui fait dire à la communauté mondiale des hypocrites : « Ah ! Quelle perte pour l'humanité ! C'était quelqu'un de bien ! » Je vous supplie de ne pas adopter ce ton faussement larmoyant me concernant. Je rirai même, du paradis (ou de l'enfer) d'où je vous regarderai, de toutes les atrocités et injures que vous m'adresserez. Alors profitez-en, soyez inventifs ! J'ai toute l'éternité pour mourir de rire !
Seconde règle : j'interdis à quiconque de parler de la vie comme d'une chose avec un début important et une fin insignifiante. Je hais certains toasts funèbres lors des enterrements : « C'est la vie. », « Il a eu une belle vie. » ou encore « Il a bien vécu, il a fait son temps. » Me mettant à la place du mort, je me retournerais (ce qui ne serait pas pour me déplaire, vu le choc que cela produirait dans l'assistance) et leur répondrais, vindicative : « Non ! Qui êtes-vous pour juger de mon temps ? Qui êtes-vous pour dire que j'ai vécu, que la souffrance n'est pas entrée dans mon existence ? Vous n'avez rien compris ! Qui êtes vous pour savoir que j'ai été heureuse, et pour décrypter les sourires énigmatiques des photographies ? Des bribes, de courtes parcelles, des haillons, voilà tout ce que vous avez récolté de ma petite vie. Et c'est normal. C'est normal parce que toutes nos vies sont ainsi, et que même la personne que vous connaissez le mieux a ses profondeurs nocturnes, ses gouffres amers contre lesquels vous ne pouvez rien... »
 
La plupart des gens pensent que c'est une situation terrible de vivre dans un monde avec autant d'inconnu(s), sans aucune étoile pour vous guider. Je ne crois pas. Le tout est de se dire qu'il y a toujours une erreur, quelque chose de faux mais de profondément rassurant dans les souvenirs du passé, dans ces diapositives qu'avec le temps l'on se construit, qui nous permettent de connaître les autres par strates, et sur lesquelles on s'interroge trop peu, hors du cadre des ragots, toujours passionnants mais éminemment superficiels.
 
Mais derrière un insignifiant « il a fait son temps » dit d'une voix chevrotante et compatissante, se cache aussi un jugement qui me glace. Voix venue d'outre-tombe, j'aimerais leur crier au visage, même morte : « Qui êtes-vous, pauvres hypocrites miteux, pour dire que la vie entre soixante-quinze et quatre-vingts ans est moins importante que celle entre quinze et vingt ans ? A l'échafaud ! »
 
On s'insurge, on s'indigne de la mort d'un enfant dans la fleur de l'âge. Mais la mort d'un vieux, et pire, d'une vieille qui a perdu tous les attributs de la beauté qu'un temps elle présentait au monde (en même temps que toutes ses dents), cela n'a que peu d'importance. « Oui, explique-t-on, car la vieille a eu ses aventures, ses amants, son mariage, ses enfants, tant de raisons d'être heureuse ! » On oublie la conscience, cet œil qui vous regarde et qui vous enchaîne, et la crainte qui vous tiraille en pensant au rouleau compresseur d'une mort qui s'avance inexorablement, sans compter la perte fatale des gens qu'on aime. On oublie les fardeaux, les douleurs qu'il a fallu surmonter alors que les morts en avaient fini. On oublie enfin que chaque minute prise sur la mort a été une victoire et un petit bonheur intérieur, que l'on ait quinze ou soixante-quinze ans. Et moi, du haut de mes trois-quarts de siècle, avec mes faiblesses, mes os qui craquent, ma peau ridée et aussi fine que du papier crépon, mes yeux qui ne voient plus que des ombres mais qui n'ont pas perdu la faculté de voir la beauté du monde, dans mon petit univers microscopique, à chaque seconde, je suis toujours Antigone : je suis toujours celle qui dit non à la mort.
 
Article 2 : Aux croque-morts des pompes funèbres
N'y allons pas par quatre allées de cimetière, je vous déteste, je vous hais. S'il y a une chose qui m'insupporte, c'est que vous allez toucher à mon intégrité physique, sans que je puisse vous en empêcher, avec vos mains sèches et boudinées, salies par trop de cadavres. Cela me révulse tout simplement, et sachez-le, c'est un argument non négligeable pour mourir plus lentement. Sans compter la somme exorbitante que vous m'extorquez déjà depuis plusieurs années en terme de capital-obsèques. Il est vrai que je ne serai plus en mesure de jouir de mes substantiels revenus dès lors que je serai morte, arguerez-vous. Mais penser que les maigres économies rassemblées au cours de mes bons et loyaux services de professeur de Français dans l'Education Nationale serviront en partie à payer une collation à laquelle je ne pourrai pas participer et une cérémonie présentée par un prêtre inconnu me répugne, et je me permets de vous le faire savoir, même si hélas, cela ne changera absolument rien.
 
Article 3 : A M. le curé
Monsieur l'éminent inconnu en robe noire qui va officier pour dire ma messe, je tiens à ce que les choses soient claires : nul besoin de réciter par cœur toutes les lignes de mon curriculum vitæ. Je ne tiens pas à passer pour quelqu'un que je ne suis plus, et pire encore, à ce que vous ressortiez mes bulletins scolaires. Il n'est pas nécessaire non plus que vous preniez en compte uniquement les bons côtés de ma si respectable personne. Bien sûr, les gens que vous interrogerez sur ma vie vous diront sans doute que j'ai été dans l'ensemble une personne agréable et à peu près sympathique. Continuez à les interroger : car le « dans l'ensemble » est de trop et ne révèle pas vraiment celle que j'ai été.
 
Nul besoin de vous dire également que j'ai passé peu de temps à la messe (surtout depuis le catéchisme) et que je ne me sens pas pour autant moins bonne ni moins mauvaise que d'autres. J'ai toujours choisi le camp de la liberté, et si j'ai cru en Dieu, c'est un peu à la manière de Pascal, car il fallait bien faire le pari de l'espoir, et que l'espoir fait vivre. J'ai sans doute blessé beaucoup de gens dans mon existence, parfois volontairement, très souvent par maladresse. Mais s'il y a une chose dont je suis certaine, c'est que le monde m'a blessée tout autant sinon plus que je ne l'ai fait. Pour vous prouver que je suis au fond une bonne pâte, je vous offre tout de même un rouleau à pâtisserie, objet très utile pour les petits plaisirs sucrés, mais qui, détourné de son usage fait également une excellente arme de châtiment. J'espère que vous en ferez bon usage parmi les paroissiens encore plus récalcitrants que moi.
 
Article 4 : auto-legs
Voici des considérations purement égoïstes. Je lègue à ma propre personne ma théière, ma tasse préférée et le roman Aurélien de mon grand Louis. Je souhaite donc expressément (les volontés d'une morte sont sacrées) qu'ils me suivent dans mon cercueil. Il m'arrive en effet de penser que les morts s'ennuient trop souvent dans leurs cercueils mal équipés. De plus, si jamais ma boîte de sapin personnelle venait à s'abîmer et que je me visse contrainte à cohabiter avec mon voisin de tombe, je souhaiterais respecter les bons usages et ne pas me fâcher à mort avec mon colocataire d'éternité. Nous pourrions ainsi organiser de petits brunchs littéraires dominicaux tout à fait festifs pendant que les vivants processionnent gaiement. N'oubliez pas surtout d'ajouter le thé en sachet, du Théophile exclusivement, et du sucre, le tout dans de petits sachets protecteurs. En outre, il m'est essentiel d'associer deux plaisirs, celui du corps et celui de l'esprit, en me délectant tout à la fois de thé et Littérature. Pour moi, Aurélien est associé au thé comme La Recherche à la madeleine, et je me permets tout de même de penser qu'entre Aragon et Proust, l'un des deux est particulièrement plus digeste, même si ils ont en commun le fait d'être très agréables à lire. Pour le roman Aurélien, je sais ce que vous allez encore penser. Ma bonne dame, mais vous le connaissez par cœur ! Trop chers lecteurs, vous savez bien qu'avec l'âge, on a des trous de mémoire (et peut-être même des trous de cerveau, qui sait ?). Alors, la version papier me sera bien utile.
 
Je tiens également à préciser que je souhaiterais être munie de mon stylographe à encre Waterman gris argenté (celui que j'achète en solde chaque année pour la rentrée même si cela fait bien longtemps que je ne suis plus professeur). En dépit du bon sens, je ne suis jamais parvenue à m'en défaire, et ce malgré l'avènement d'un petit ersatz : le « bic ». Un stylographe en état de marche peut s'avérer très efficace : je pourrai ainsi réussir là même où un illustre prédécesseur, ayant oublié sa plume, a échoué dans sa rédaction des Mémoires d'Outre-tombe. Depuis des siècles, Chateaubriand nous ment avec ce titre digne des plus belles campagnes publicitaires actuelles ! Je pense raisonnablement que cela suffira à me faire passer une éternité relativement agréable, et ce malgré des désagréments tels que la décrépitude et l'exiguïté progressive des locaux mortuaires.
 
Article 5 : Legs à ma petite voisine de palier
Trop peu chère voisine de palier, tu as toujours été insupportable. Depuis que tu es toute petite, tu refuses de me saluer, tu fais des bêtises derrière mon dos et tu ne souhaites qu'une chose : me nuire. Il t'est même impossible de me parler lorsque dans mon extrême mansuétude, j'ai l'audace de t'adresser la parole. Or, ne l'ayant pas fait de mon vivant, je profite de ma mort prochaine pour te révéler de manière plus claire les sentiments sans égards que je te porte : tu m'énerves et je déteste ton attitude ! Pour que tu gardes malgré tout un honorable souvenir de moi, je te lègue mon magnifique trousseau de chaussettes, classées par année de port, selon des degrés divers d'usure. La plupart sont à repriser, ce qui te donnera certainement le temps de réfléchir de manière plus poussée à ton comportement désagréable à mon égard (rappelle-toi du cadavre de chat retrouvé à ma porte parce que tu voulais à tout prix gagner à « chat perché »). Ça t'apprendra à me traiter comme une vieille chaussette !
 
Article 6 : legs à l'Éducation Nationale
J'ai pris la grave décision de léguer à l'institution de la sacro-sainte Éducation Nationale mon porte-clé en forme de pingouin rose. Mon porte-clé n'a rien de beau. Il est même, soyons francs, très laid. L'anneau s'est rouillé au fil du temps, et à vrai dire, ce n'est même pas un porte-clé, c'est un cadeau Kinder comme on en trouve partout. Mon pingouin déconcertant par sa coloration pimpante et gaie porte en toutes circonstances un petit bonnet vert et sonne du grelot ad vitam aeternam. C'est dire l'idiotie du personnage. Si encore il était en pierre précieuse, histoire de lui ajouter un peu de légitimité, un peu de l'importance qu'il essaye de s'attribuer avec son haut-de-forme débraillé ! Mais non, c'est un objet en plastique, maudit comme les poètes, minuscule et bon marché !
 
Il fut néanmoins le seul soutien fiable au cours de ma première année d'enseignement en tant que professeur. Il m'arrivait alors trop souvent d'essayer de me concentrer sur lui pour éviter l'hémorragie lacrymale. Méthode des plus inefficaces à vrai dire... Je lui sais gré de n'avoir jamais étalé mes problèmes aux yeux de tous. Mon pingouin était pourtant attaché à la clé de la salle dans laquelle j'officiais. En même temps, qui aurait cru un porte-clé rose ? Mes élèves, peut-être, vu l'horreur que leur inspirait tout apprentissage. Nul doute qu'ils auraient été plus réceptifs si un pingouin rose issu de la formation Kinder leur avait présenté des cours, même si je doute que l'Education Nationale approuve cette méthode...
 
Article 7 : déclaration à mes élèves
Chers élèves, il me semble que vous m'avez fait vivre le fardeau d'une adolescence que je n'ai pas vécue. Car si j'avais fait parfois le quart de ce que certains d'entre vous se permettent, j'aurais sans doute été répudiée par ma propre famille et haïe jusqu'à la fin des temps. Il y eut vraiment des moments où je pensai gravir un atroce chemin de croix sous vos huées haineuses de tribu révoltée. Et pourtant, si vous saviez comme je vous ai aimés ! Comme je me suis inquiétée chaque soir de mon professorat de savoir si je n'étais pas allée un peu trop loin, si j'avais fait quelque chose de mal... Je me suis longtemps demandé ce que vous deviendriez plus tard, vos parcours, les qualités que vous pouviez avoir. J'ai essayé de participer au mieux à vos petits bonheurs quand vous vouliez bien me les faire partager. J'ai aimé échanger avec vous quand vous acceptiez de le faire. J'ai aimé vous voir apprendre et découvrir de nouvelles choses, prendre davantage d'assurance et vous affirmer progressivement dans la classe.
 
Mais combien vous avez été durs, combien il a été violent de supporter vos répugnances, d'accepter que vous abandonniez, que vous refusiez d'avancer, et que vous le fassiez savoir ! Combien il a été difficile de noircir mes rêves, de mettre des ratures à vos vies et de ne pas réussir à corriger vos ombres ! Vous aviez choisi l'obscurité, et vous vouliez contaminer votre petit monde, parce qu'il est tellement plus facile de rester dans les limites du connu, tellement plus rassurant aussi.
 
Et moi, naïve, je venais avec mes petites étoiles de lumière, avec Le Petit Prince qui ne vous rappelait qu'une marque de goûters, avec la beauté des mots à partager, et vous vouliez tout « foutre en l'air, tout jeter à terre ». Parce que de toute façon, à quoi ça sert de savoir que le monde est beau, que les lettres émeuvent ? Vous étiez si pris par d'autres considérations d'adultes ! Vous appeliez, inconscients, la violence comme on vénère une déesse grecque... Vous refusiez de rêver encore un peu, de ne pas encore entrer dans ce monde si cruel des adultes.
 
Mais qu'importent mes propres douleurs et mes blessures, pourtant si vivaces encore lorsque je pense à vous... En ce dernier jour de mon existence, je vous souhaite tout de même une belle vie, et j'espère que le temps vous a un peu changés, et que vous êtes enfin devenus des Hommes, car c'est ce pour quoi je me suis, trop souvent vainement, battue.
 
Article 8 : dernière déclaration à mon grand Louis
Cher Louis, je ne comprends pas pourquoi je t'écris, sachant que tu es mort depuis belle lurette et que je suis moi-même à l'aube de ma propre mort. Sans doute parce que j'ai décidé qu'ayant le privilège de mourir sous peu, je pouvais imposer aux vivants une petite déclaration d'amour littéraire, pour que, dans leur monde dévoyé où le livre n'existe plus, ils aient encore l'idée, de temps en temps, de consulter les tiens.
 
La première fois que je t'ai rencontré, c'était vers quinze ans ; je ne sais plus exactement... Les vacances d'été, le temps lourd et la paresse des journées passées à dévorer les livres de la bibliothèque, portés dans un petit sachet plastique un peu miteux, maigre trésor de mes courses à travers les petites ruelles de mon village de campagne, dans la crainte d'être suivie par un rôdeur. Enfin, ce n'était pas vraiment une rencontre, et si pourtant : c'était Aurélien. Aurélien a été mon premier amour de jeunesse, un amour littéraire, peut-être trop grand pour moi, peut-être incompréhensible, mais que ne comprend-on pas déjà à quinze ans ? Et c'était moi, Bérénice, c'était moi cette amoureuse de Paris et d'absolu, cette jeune femme-lotus qui ne se découvre jamais tout à fait. On s'est moqué de moi, alors, d'aimer ainsi Aurélien, personnage si faible, et qui ne fait au final que perdre, les Guerres comme Bérénice. Je l'avoue, je n'ai rien pour ma défense, si ce n'est qu'Aurélien m'a ravie, emportée dans sa musique sombre et envoûtante. Et j'ai aimé Aurélien parce qu'il était imparfait, et qu'Aragon, quoi qu'on lui reproche en matière de politique, ne l'avait pas jugé, ne l'avait pas rendu coupable. Le personnage d'Aurélien a vécu, a fait des choix, contestables certes, mais ils lui restent. Et d'avoir défailli lui donne une grandeur, une humanité toute simple. Je ne crois pas que c'est la force qui fait un homme, mais la conscience de sa faiblesse, de la faiblesse des mots pour dire ce qu'il ressent, et du dialogue impossible avec l'aimée. C'était terrible, terriblement beau !
 
Et pour ce roman, qu'à la lecture de quelques lignes immédiatement je reconnais, je ne cesserai d'aimer Aragon, même six pieds sous terre alors que personne ne lit plus ces histoires mortes, et que la plupart des gens préfèrent les histoires d'amour illusoires de contemporains sans talent.
 
Article 9 : Legs à ma sœur
Mon plus grand regret est pour toi : ne te l'avoir pas dit assez souvent. Ce que j'ai à écrire est difficile, car c'est une des nombreuses choses qui ne se disent tout simplement pas... Et qui deviennent ridicules quand elles sont dites. Il y a des mots comme ça qui, lorsqu'ils traversent la bouche, deviennent fades et profondément ridicules. Je n'aime pas les dire, j'essaye de les cacher, de les griser derrière des regards. Ce sont des mots secrets, qu'on retient jusqu'au dernier souffle parce qu'ils sont trop durs à dire, trop définitifs. Et puis toi, en les entendant, tu peux en faire ce que tu veux, rire, sourire, me haïr pour les avoir dit et ne pas les laisser en suspens. Je sais que je risque d'ouvrir une plaie béante, et que mes mots seront peut-être trop tranchants, quand je les aimerais doux et clairs comme l'eau d'une source.
 
Une part de moi ne veut pas te voir quand tu liras ces mots, car ils me blessent aussi. Tu ne sais pas combien j'aimerais encore, toujours, être la main qui te console et le regard qui te sourit ! Mais je me sens déjà absente, si faible, si las... Je n'ai rien de fantastique à te léguer. Tu n'aimes pas les livres et c'est le seul trésor que je possède. Je ne suis même pas certaine que tu liras ce testament jusqu'au bout, alors qu'au fond tu en es encore la seule et unique véritable destinataire vivante. Tu me reprocheras encore une fois d'avoir écrit un roman. Tu as raison. Presque morte (tu adoreras cette expression, j'en suis sûre : « Les demi-morts existent-t-ils ? » demanderas-tu malicieusement.), presque morte donc, j'ai un peu honte sans doute, de t'écrire ces mots trop tard. Je pense que tu apprécieras que je te lègue ma crème anti-rides à l'efficacité peu prouvée et mon plaid préféré aussi doux que les nounours de notre enfance. Continue d'être de mauvaise humeur le matin, de faire des grimaces atroces, comme lorsque je te proposais une petite dégustation de foie de veau, et de porter ton regard vert-azur sur le monde comme tu l'as posé sur moi. Je t'aime pour l'éternité et tu vas terriblement me manquer. (Essaye quand même de manger du foie de veau de temps en temps : c'est bon pour le cœur et le corps !)
 
Article 5 : dernière déclaration à Dimitri
Mon très aimé Dimitri, tu es le second mort auquel je m'adresse ! Il y a de quoi devenir fou ! Mais je ne suis plus à cela près, et je peux tout me permettre puisque je vais mourir... Tu as été mon deuxième grand amour, réel celui-là, de ceux qu'on n'écrit pas, trop difficile à retranscrire.
 
Je ne sais pas pourquoi je t'ai aimé, mais c'est arrivé, comme ça, au hasard de Paris, de ses ruelles énigmatiques, labyrinthe où je m'étais encore une fois délicieusement perdue. Je me souviens très bien du chaotique début, de mon trouble ridiculement niais de jeune fille en fleur qui ne connaissait pas le mode d'emploi. Il y a des choses que je ne t'avais pas encore dites et tu ne comprenais pas. Tu ne savais pas que c'était la première fois qu'on m'adressait la parole ainsi, et, je l'avoue, qu'un être « honni » de la gente masculine m'adressait la parole. J'ignorais tout des convenances à observer, hormis la peur craintive de croiser un regard diaboliquement masculin. Il faut dire que mon enfance en pension au couvent des maîtresses Bénédictines des Remparts ne m'y avait pas spécialement préparée. Et si j'observais la plèbe du sexe opposé, c'était toujours de loin – ce qui ne m'empêchait pas d'avoir des avis très tranchés sur des questions esthétiques telles que le port de la cravate ou l'idéal de la chemise blanche. Je ne savais pas que le danger n'était au fond qu'en moi, et je ne me connaissais pas. Ce que je dis doit avoir l'air complètement ridicule, j'espère que de là où tu es tu comprendras. Que ma vie d'avant était en noir et blanc, et que toi, dans Paris, dans cet enchanteur voyage qu'est Paris, tu y as mis par petites touches une couleur qui ne s'est plus éteinte, tout le temps de notre vie à deux. J'étais née par une douce nuit de printemps, mais c'est avec toi que j'ai découvert la lumière du jour, et les feux d'un été trop court ont brillé dans mon existence, pas assez longtemps pourtant.
 
Et puis la vie nous a emportés dans ses tourbillons et nous avons ébauché maladroitement un chemin à deux voix réunies. Ces petits bonheurs microscopiques, que les autres ne voient pas, qui font que la vie est grisante, c'est avec toi que je les ai partagés. Le coin de paradis du parapluie à deux, et le moineau posé sur la tête de la statue de De Gaulle, que toute la foule ignorait, et qui nous fit tant rire à contempler la populace de haut, plus vaniteux que le général lui-même. Et ces instants volés à l'éternité, où dans les rues désertées par les chaleurs suffocantes d'août, nous observions les étoiles...
 
Mais un jour, lâchement, tu es parti dans la nuit obscure, tu t'es envolé vers d'autres étoiles, là où je ne pouvais plus te toucher et il a fallu retrouver en tâtonnant une vie à sens unique, flotter dans une existence trop épaisse. J'ai dit « lâchement » parce que le renoncement à la vie est toujours une lâcheté qui nous poignarde et nous blesse au creux du cœur. Je t'ai détesté d'être mort, même si je sais très bien que tu avais une circonstance atténuante, celle d'être humain. Mais ç'a été si fugace, et tu n'as pas pu dire, parler une dernière fois. C'est aussi un peu pour cela que j'écris, pour te garder dans mes souvenirs jusqu'au bout, pour ne pas laisser filer ces bribes de bonheur passé.
 
Parfois on voudrait que ceux qu'on aime soient immortels : j'aurais accepté de donner des années de ma vie pour que tu le deviennes. Mais rien ne se passe jamais comme on voudrait et j'ai pour ma joie et ma peine parfaitement suivi les statistiques de l'espérance de vie féminine. J'en ai profité pour devenir une vieille acariâtre et mauvaise langue, toujours à l'affût des moindres commérages de quartier, comme nous en avions convenu ensemble. Je regrette néanmoins de n'avoir pas eu à supporter de vieux papi bégayant qui ressasse indéfiniment les mêmes histoires à ses petits enfants en commençant par « de mon temps ». Je suis certaine que tu aurais été parfait dans ce rôle taillé sur mesure.
 
J'ai du mal à t'imaginer, pourtant, avec des cheveux blancs et une calvitie avancée, un appareil dentaire, le regard cerné de poches grisâtres, avec des incontinences urinaires et des problèmes de prostate, le pas hésitant et les mains tremblotantes. Pardon pour cette description peu amène, mais tu sais bien que j'ai toujours eu tendance à ne voir que le négatif dans la couleur. En attendant, être mort jeune te sied bien ! De temps en temps, en croisant des hommes dans ma rue, je suis frappée par une ressemblance, une nuque si semblable, un port si proche du tien. Et non... ce n'est qu'un passant parmi d'autres...
 
Mais comme j'aurais aimé me réfugier au fond de tes yeux encore plus longtemps et voir le temps les ourler de traits fins, comme autant de lignes d'écorce qui sillonnent un visage ! Et réentendre ta voix, ses inflexions un peu étranges, délicates que tu prends et qui te sont si personnelles. En écho, elles me reviennent par fulgurance quand je repense à ce passé qui par vague m'assaille et me tourmente, m'emporte du côté d'un bonheur trop évanescent pour ne pas s'être perdu en chemin.
 
Parfois cela me rassure aussi que tu ne me voies pas dans l'état lamentable où m'ont menée ces quatre-vingts années d'existence. Composition générale flasque et détériorée par les nombreux produits chimiques hautement cancérigènes utilisés, peau du visage fortement parcheminée et oxydée malgré une consommation quotidienne de théine et caféine. A l'état de marche, usage fortement déconseillé plus de trente minutes (batterie cardiaque dégradée et mécanisme de génuflexion non huilé qui cause de sérieux problèmes de rhumatismes.) Problème technique : capteurs oculaires défaillants corrigés par des énormes lunettes qui font une marque sur le nez. Accessoirement, j'ajoute que je n'arrête pas de râler, même en position « off », et que je me plains d'avoir récolté toutes les maladies terrestres imaginables (suite à des recherches dans le dictionnaire de la santé Larousse, mon livre de chevet). Voilà, je crois que mon portrait est à peu près exhaustif. Je t'épargne les détails sur les problèmes de vidanges et autres fuites quotidiennes...
 
Témoignage de ma fidélité persistante ou de ce que tu nommais « ma constance ridicule », malgré mon âge avancé, je n'ai jamais cessé de porter mon rouge à lèvre rose baiser, tu sais, celui que tu préférais. En vieillissant, je l'avoue, comme ma peau est devenue encore plus blanche et aussi ridée que celle des bouledogues anglais, le rose vif me sied peu, et se voit comme un nez au milieu du visage... Mais qu'importe si on me prend pour un piteux reste de coquette, mes critiques (et j'aurais sans doute été aussi fielleuse à leur égard) ne savent pas que l'Amour a ses raisons...
 
A toi pour l'éternité et bien plus, je t'aime. J'ai voulu te le redire une dernière fois, juste avant de quitter ce monde. Cela fait trop longtemps que je désirais te dire ces mots, mais tu n'étais plus là, et mes pérégrinations périodiques au cimetière ne m'ont rien laissé qu'un silence amer. Je t'aime de toutes les secondes que nos vies croisées m'ont laissées, maigre trésor que j'essaye de préserver jusqu'au bout contre les vagues de l'oubli. J'espère te retrouver, et ça me console un peu de cette vie que je refuse d'abandonner.
 
Fin.
Voilà, j'ai tout dit. J'ai eu le temps de tout dire et de tout écrire. Tout ? Pas vraiment. Juste la petite parcelle d'essentiel qu'il fallait que je chuchote, juste avant les mots de fin. Je suis soulagée, un peu... pas tout à fait. La mémoire me perd, j'ai peur d'avoir oublié. Peur aussi d'être un peu, trop vite, oubliée de tous ceux que j'ai (mal) aimés, de tous ces regards que j'ai croisés, que j'ai fait mine de manquer, juste parce que je ne voulais pas trop m'attacher. J'ai peur encore, peur d'égrainer les secondes et de sentir mon souffle se heurter, peur de l'étouffement lent du bruit des battements de cœur dans ma poitrine, et l'éclipse totale des lueurs de vie qui sont encore un peu inscrites en moi. Il est temps de m'évanouir dans la nuit aux éclats d'argent, d'y retrouver Louis, Dimitri et tous ceux qui m'ont laissée trop tôt. Il est temps pour moi d’effleurer cet autre monde, de regarder tous ces autres, ces passants, avec d'autres yeux, plus lointains, avec l’œil amusé de l'éternelle amoureuse de la vie.
 
Adieu.
 
Joséphine Noctambule