Commentaire de l’arrêt SIGA Technologies Inc. v. PharmAthene Inc. : la bonne foi dans les négociations précontractuelles, par Isabelle LU

To Professor David V. Snyder

 

 

Le présent commentaire vise à exposer la reconnaissance, l’utilisation et les effets de la bonne foi pendant la phase précontractuelle, ou plus communément appelée les négociations, sous l’angle du droit américain et du droit français. L’arrêt commenté, SIGA Technologies Inc. v. PharmAthene Inc., 67 A.3d 330 (Del. 2013) présente l’actualité du thème et l’intérêt que portent les juristes des deux grandes familles juridiques à ce sujet.

 

Dans le monde des affaires, il est courant qu’une période de négociation soit ouverte avant de conclure un contrat, notamment si des intérêts considérables et des sommes colossales sont en jeu. Mais le principe reste celui de la liberté de négociation tant en droit américain qu’en droit français. Pour le juriste français, il est légitime, voire naturel de considérer que les négociations doivent être conduites en toute franchise et en toute bonne foi, tout comme l’exécution du contrat. Cependant, il n’est pas aussi ordinaire pour un juriste de Common Law, d’introduire le concept de good faith dans la phase contractuelle.

 

La bonne foi, définie comme étant l’ « attitude traduisant la conviction ou la volonté de se conformer au Droit qui permet à l’intéressé d’échapper aux rigueurs de la loi »[1], reste toutefois une notion assez élusive et difficile à cerner. En effet, la Common Law et plus particulièrement le droit américain, est généralement assez réticent à appliquer la bonne foi, de par son caractère trop incertain dans la période précontractuelle, et prône une liberté de négocier absolue. A l’inverse, les pays civilistes et plus précisément le droit français, consacre l’existence de la bonne foi dans ses textes. L’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations consacre trois articles (articles 1112 à 1112-2) aux négociations. Les avis restent malgré tout partagés dans les deux camps et la notion de bonne foi reste indémodable. Il s’avère toutefois, que depuis peu, le droit américain tend plus facilement à reconnaître la bonne foi dans certaines circonstances et, dans la suite logique, octroie plus facilement des dommages à son non respect.

 

Lors des pourparlers, il est recommandé de signer un preliminary agreement (accord préliminaire), aussi désigné comme étant une letter of intent (lettre d’intention). La pratique de ce type de documents anglo-saxon s’est également développée en droit des affaires français. Ce preliminary agreement est un accord qui recouvre les termes négociés du futur contrat. En règle générale, les termes de ce document ne sont juridiquement pas contraignants et ne lient pas les parties, sauf si elles ont en décidé autrement. Dans certains cas, le preliminary agreement contient une obligation expresse de négocier de bonne foi. [2] A cet effet, la question reste d’actualité, l’arrêt SIGA Technologies Inc. v. PharmAthene Inc. de 2013, relance le débat et vient éclairer certaines questions relatives à la validité et à la reconnaissance de la bonne foi dans les négociations.

 

Dans la présente affaire, SIGA et PharmAthene signent un accord de fusion alors que la situation de SIGA est critique et que la valeur d’un de ses médicaments est très incertaine. L’accord prévoit que dans l’hypothèse où SIGA mettrait fin à l’accord, les parties négocieront de bonne foi l’octroi de la licence du médicament en question. Par la suite, la valeur du médicament dépassant les trois milliards de dollars selon la Cour, SIGA regrette l’accord permettant l’octroi de la licence et refuse de négocier selon les termes de l’accord de fusion. En première instance et en appel, la Cour a statué en faveur de PharmAthene. La Cour a jugé que l’obligation de négocier de bonne foi du preliminary agreement était une obligation contractuelle que SIGA avait violé en mettant fin aux négociations. La Cour met l’accent sur l’intention des parties d’être liées à l’obligation de négocier de bonne foi. Mais cette fois, elle est allée plus loin encore. En effet, elle a jugé que PharmAthene était intitulé à recevoir des dommages et intérêt qu’elle qualifie d’expectancy damages.

 

Au regard de cette jurisprudence et d’autres décisions que nous étudierons par la suite, l’enjeu est de déterminer, tout en adoptant une approche comparatiste, comment la notion de bonne foi dans les négociations s’articule t-elle avec celle de la liberté absolue de négocier ? Quel est l’état actuel de la bonne foi dans la phase précontractuelle en droit américain et en droit français ? A l’analyse de la décision SIGA Technologies Inc. v. PharmAthene Inc., il sera question d’étudier le fondement du concept de bonne foi dans les deux droits, qui trouve sa source dans la jurisprudence (I) ainsi que les effets et critiques de l’obligation de négocier de bonne foi (II) se concrétisant par une responsabilité précontractuelle.

 

 

I. Une progressive consécration jurisprudentielle de la bonne foi dans les négociations

 

Cette jurisprudence rappelle les fondements de l’obligation de négocier de bonne foi (A) et souligne une tendance progressive du droit américain à reconnaître une responsabilité précontractuelle (B) lorsque les parties l’ont prévu dans un accord préliminaire.

 

A. Les fondements de l’obligation de négocier de bonne foi

 

Le droit américain et le droit français divergent sur la question de la bonne foi dans les relations précontractuelles. Le droit français se réfère à l’abus de droit, l’interdiction d’abuser du droit de se retirer des négociations. Aux yeux d’un juriste de Common law, le concept d’abus de droit est insensé, puisqu’un droit permet justement de protéger son détenteur de toute responsabilité. Quant au juriste civiliste, l’exercice d’un droit ne peut se faire au détriment d’autrui[3], ce qui paraît être une solution plus juste, et le juge dans la présente affaire SIGA Technologies a adopté cette dernière position.

La Cour dans SIGA affirme qu’une obligation contractuelle expresse de négocier de bonne foi est valide, se basant sur une jurisprudence antérieure, Titan Investment Fund II, LP v. Freedom Mortgage Corp. Quant au droit français, il est de principe que la bonne foi règle la phase préparatoire du contrat, et est notamment affirmé dans un arrêt de la Cour d’Appel de Versailles (CA Versailles, 12e ch., 17 janvier 2012, n°10-08422).

Avant la réforme du droit des contrats, l’obligation de bonne foi dans les négociations était codifiée à l’article 1134 du Code civil mais ne concernait que les contrats déjà formés et non pas les négociations, c’est donc la jurisprudence qui a forgé le concept de bonne foi dans les relations précontractuelles en droit français tout comme en droit américain. Aujourd’hui, l’article 1112 de l’Ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 consacre expressément la condition de bonne foi pour les négociations. Les fondements de l’obligation de négocier de bonne foi d’origine jurisprudentielle limite donc la liberté absolue prônée par le droit américain pour donner une plus grande place à la responsabilité précontractuelle.

 

 

B. De la liberté absolue à la responsabilité précontractuelle

 

Dans SIGA Technologies v. PharmAthene, au regard de ce qui a été analysé, il est évident que la Cour a délaissé le libéralisme des négociations pour la responsabilité précontractuelle, et l’octroi d’indemnisation – que nous étudierons également dans la suite – est un bon indicateur de la progressive consécration jurisprudentielle du concept de bonne foi dans les négociations. Ce point n’est pas aussi évident en droit français, car la bonne foi est ancrée dans la période précontractuelle. Ainsi, l’article 1112 de l’Ordonnance portant réforme du droit des contrats dispose que : « L’initiative, le déroulement et la rupture des négociations précontractuelles sont libres. Ils doivent impérativement satisfaire aux exigences de la bonne foi. »

En effet, dans un arrêt Channel Home Centers, Division of Grace Retail Corporation. v. Grossman, 795 F.2d 291, 298 (3rd Cir. 1986), bien que la lettre d’intention n’ait pas spécifiquement indiqué l’intention de se contraindre à l’obligation de négocier de bonne foi, la Cour a utilisé un test d’applicabilité de l’accord que la Cour dans SIGA a partiellement appliqué. En effet, les parties avaient l’intention d’être tenues juridiquement à négocier de bonne foi, puisqu’elles avaient incorporé la lettre d’intention (qui prévoyait expressément la négociation de bonne foi) dans leurs accords. De plus, les termes étaient suffisamment définis, et la condition de consideration (principe de Common Law qui n’admet pas de contrats à titre gratuit) était remplie puisque SIGA apportait à l’accord la licence, et PharmAthene fournissait des ressources financières.

L’arrêt Copeland v. Baskin Robbins U.S.A., 96 Cal. App. 4th 1251, 1253 (2002), affirme également l’arrêt Channel Home Ctrs v. Grossman, et ajoute que la loi, pour des raisons de politique publique, doit reconnaître les lettres d’intention et par conséquent la notion de bonne foi dans les pourparlers. La portée de Copeland est plus étendue et souligne un besoin public de reconnaissance de la bonne foi dans les négociations car il incite des comportements exempts de mauvaise foi, salutaires à la vie des affaires, ce sur quoi SIGA insiste en accordant une compensation.

En droit français, ces conditions ne sont pas autant discutées, comme nous le verrons par la suite, le droit français retient plutôt l’approche suivante : les parties sont libres de négocier, elles doivent le faire de bonne foi. Toutefois, si elles violent cette obligation, elles encourent le risque de perdre une chance non indemnisable pour l’une, et le paiement d’une indemnisation pour rupture abusive de négociations pour l’autre.

L’arrêt présenté porte l’accent sur la responsabilité précontractuelle des parties Cependant, la notion de bonne foi dans les négociations produit des effets qui peuvent être critiquables.

 

 

 

II. Les conséquences discutables de l’obligation de négocier de bonne foi

 

L’obligation de négocier de bonne foi engendre des effets qui peuvent être contestables quant à l’octroi d’expectancy damages (A) comme en l’espèce. Le concept relatif à la responsabilité précontractuelle divise également la doctrine, et notamment la doctrine américaine (B).

 

A. Le préjudice réparable d’une perte de chance en cas de violation de l’obligation

 

L’obligation de négocier de bonne foi n’est pas sans conséquence. Le juge dans SIGA a accordé des expectancy damages d’un montant de 113 millions de dollars à PharmAthene pour la rupture des pourparlers et la violation de l’obligation de négociation de bonne foi. Les expectancy damages peuvent être rapprochés en droit français avec la notion d’attente légitime, le profit qu’une partie espère retirer du contrat. Ce concept se rapproche ainsi de la perte de chance en droit français.

Le juge a estimé que, en considération, de l’intention des parties à se lier par l’obligation de négocier de bonne foi, PharmAthene a raisonnablement agi sur la bonne foi de SIGA, et que sans la mauvaise foi de ce dernier, PharmAthene aurait pu retirer un profit légitimement espéré du contrat de licence. La Cour a utilisé le But For test, assimilé à la condition sine qua non en droit français, et a ainsi jugé que des expectancy damages étaient appropriés. Cette décision s’apparente à une réparation de la perte de chance de matérialiser l’accord.

En droit français, la violation de l’obligation de négocier de bonne foi n’engendre pas de réparation d’une perte de chance (Cass. 3e civ., 28 juin 2006, n°04-20.040, n°793). L’article 1112 de l’Ordonnance portant réforme du droit des contrats dispose que : « En cas de faute commise dans les négociations, la réparation du préjudice qui en résulte ne peut avoir pour objet de compenser la perte des avantages attendus du contrat non conclu ». Toutefois, les juges français permettent le remboursement de frais engagés durant les négociations de la partie lésée ou l’indemnisation pour préjudice morale, relatif à l’atteinte à l’image ou à la réputation commerciale (CA Versailles, 12e ch., sect. 1, 1e avril 1999, n°7613/96 RJDA 1999, n°1285).

Cependant, il faut noter que cette jurisprudence fait parti des exceptions à la règle. Dans la majorité des cas, le juge limite l’octroi de dommages et intérêts pour violation à l’obligation de bonne foi. Dans d’autres cas, aucune indemnisation n’est envisageable, car pour certaines juridictions américaines, le libéralisme des négociations est absolue, les parties ne peuvent pas être tenues responsables sous aucun prétexte. Comme le souligne le Professeur Snyder, lors de pourparlers, une partie pourrait négocier avec personne en particulier ou négocier avec le monde entier, cela reviendrait au même. Cette partie est libre de tout, et la position de la Cour du Delaware ne fait pas l’unanimité parmi la doctrine.

 

 

B. La position nuancée de la doctrine sur la responsabilité précontractuelle

 

Le Professeur Farnsworth fait parti de ceux qui ne donneraient pas raison à la décision SIGA Technologies v. PharmAthene. Fervent défenseur de la liberté de négociation, il avance le point de vue de l’aléa des négociations (aleatory view). Selon lui, lorsque les parties entrent en négociation, elles courent le risque de tout perdre et elles en sont averties. Ainsi limiter la liberté de négociation absolue viendrait à décourager les parties d’entrer dans la phase de négociation, ce qui entrainerait un moindre développement des relations économiques, nuisible à l’économie et au monde des affaires. Farnsworth croit que toute la difficulté repose sur la détermination du moment de survenance de la bonne foi dans les négociations. Cela apporterait incertitude juridique, dissuasion ou amènerait les parties à conclure précipitamment un contrat. Pour illustrer son propos, il cite un juge anglais : « he undertakes this work as a gamble, and its cost is part of the overhead expenses of his business which he hopes will be met out of the profits of such contracts as are made… »[4].

Et en effet, si on applique ce raisonnement en l’espèce, lorsque PharmAthene entre en négociation avec SIGA, il prend le risque de voir sa chance de conclure un contrat qui lui permettrait de développer un médicament s’éclipser. Mais, il n’est pas le seul à risquer de perdre quelque chose, puisque SIGA, sur le long terme, encourt également le risque que ses comptes s’améliorent, mais à l’instant T, elle sait qu’elle n’a pas les moyens suffisants. Elle prend donc le risque de faire une moins bonne affaire si sa situation financière s’améliore une fois le contrat conclu.

Le droit français semble pour le coup plus certain, puisque la bonne foi est exigée dès le début des négociations. PharmAthene et SIGA seraient dès lors liés par l’obligation de bonne foi dans les négociations contenue dans leur lettre d’intention. Cependant, certains auteurs diront, au contraire, que le droit français est encore moins certain que le droit américain, car comment définir avec certitude la bonne foi ? Sa définition est approximative, et sa détermination est laissée aux tribunaux. La notion même de bonne foi reste incertaine.

 

 

 

Conclusion. Vers une moralisation du droit des affaires ?

 

L’arrêt SIGA Technologies v. PharmAthene n’est pas représentatif de la tendance globale en droit américain, mais fait parti de ces exceptions qui tendent à l’acceptation de l’obligation de négocier de bonne foi et à la reconnaissance d’une responsabilité précontractuelle, se rapprochant ainsi du droit français sur certains aspects. En droit français, les juges sont moins hésitants à sanctionner la violation de l’obligation de négocier de bonne foi, et il est même question de moralisation des relations d’affaires. Bien que les deux philosophies juridiques soient divergentes, dans ce monde, aujourd’hui érosif, des affaires, rythmé de crises et de scandales financiers, ayant enseveli la confiance dans notre économie et nos affaires toujours plus mondialisés et acerbes, la bonne foi y trouve sa place et n’a jamais été aussi importante qu’aujourd’hui.

           

 

 

Ouvrages et articles

  • Gérard Cornu, Dictionnaire juridique, 9e édition, Puf (2011)
  • Hélène Aubry, Un apport du droit communautaire au droit français des contrats : la notion d’attente légitime, Revue Internationale de droit comparé, Année 2005, volume 57, n°3.
  • Benoît le Bars, La « moralisation » de la vie des affaires est-elle en cours ?, La Semaine Juridique Edition Générale, 4 mars 2009, n° 10, 11.
  • Martin Davies et David V. Snyder, International Transactions in Goods, Global Sales in Comparative Context, Oxford University Press.
  • E. Allan Farnsworth, Precontractual Liability and Preliminary Agreements : Fair Dealing and Failed Negotiations. 87 Colum. L. Rev. (1987)
  • Precontractual Liability and Preliminary Agreements. Alan Schwartz et Robert E. Scott. 120 Harv. L. Rev. 661 (2007)

 

Jurisprudence

Common Law

  • Channel Home Centers v. Grossman, 795 F.2d 291, 298 (3rd Cir. 1986)
  • Copeland v. Baskin Robbins U.S.A., 96 Cal. App. 4th 1251, 1253 (2002)
  • SIGA Technologies v. PharmAthene 67 A.3d 330 (Del. 2013)
  • Titan Investment Fund II, LP v. Freedom Mortgage Corp.
  • William Lacey (Hounslow) Ltd. v. Davis, [1957] 1 W.L.R. 932, 934 (Q.B.)

Droit français

  • CA Versailles, 12e ch., 17 janvier 2012, n°10-08422
  • Cass. 3e civ., 28 juin 2006, n°04-20.040
  • CA Versailles, 12e ch., sect. 1, 1e avril 1999, n°7613/96 RJDA 1999, n°1285

 

 

 

[1] Gérard Cornu, Dictionnaire juridique, 9e édition, Puf, 2011, p°132

[2] M. Davies et D. V. Snyder, International Transactions in Goods, Global Sales in Comparative Context, p. 77.

[3] M. Davies et D. V. Snyder, International Transactions in Goods, Global Sales in Comparative Context, p. 75.

[4] William Lacey (Hounslow) Ltd. v. Davis, [1957] 1 W.L.R. 932, 934 (Q.B.)