L’absence de droit de vote des détenus britanniques

L’absence de droit de vote des détenus britanniques 

 

Londres et Strasbourg possèdent des relations conflictuelles en matière de Droit de l’Homme. Les tribunaux britanniques sont peu enclins à respecter la législation européenne et font preuve de beaucoup de réticences à se soumettre aux décisions de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH). De nombreuses affaires le confirment comme par exemple, la question du fichage ADN (S. Marper v. Royaume-Uni, 2008 (requêtes n° 30562/04 et 30566/04), celle de la liberté d’expression journalistique (Mosley v. Royaume-Uni, 2011, requête n°48009/08) ou encore celle de la légalité et de la légitimité de la législation anti-terrorisme (A. et autres c. Royaume-Uni, 2009 Grande Chambre requête N°3455/05).  Nous nous concentrerons ici sur le droit de vote, ou plutôt sur l’absence de droit de vote, des détenus au Royaume-Uni. La CEDH adopte en effet une jurisprudence constante, appelant le Royaume-Uni à modifier sa législation en cette matière. Cette jurisprudence se heurte au refus catégorique du gouvernement britannique à obtempérer. En quoi l’affaire Hirst c. Royaume Uni (n°2) (requête n°74025/01) vient-il encadrer les restrictions au droit de vote et quelle est sa répercussion aujourd’hui? Nous nous intéresserons premièrement à l’arrêt Hirst (n°2) et à la condamnation d’une restriction absolue, générale et automatique au droit de vote des détenus (I). Puis nous exposerons le droit et les pratiques dans les autres Etats Membre (II). Enfin, nous considérerons la portée de l’arrêt Hirst (n°2) (III).  

 

I- L’arrêt Hirst (n°2) : position de la CEDH sur l’interdiction générale et automatique des droits civiques :

Chaque Etat Membre établit sa propre législation concernant le droit de vote des détenus. Par principe, ils se doivent d’adopter une législation adaptée et respectant les valeurs de démocratie et de non-discrimination, défendues par la Cour européenne des droits de l’homme et par l’Union Européenne. La Grande-Bretagne articule cette législation autour de la section 3 du « Representation of the People Act » (RPA) de 1983. Or, d’après cette section, les personnes condamnées purgeant une peine privative de liberté sont dans l’incapacité de voter aux élections parlementaires ou locales (disfranchisement of offenders in prison). Cette interdiction est générale et automatique. La loi ne comprend que quelques minces exceptions telles que les simples outrages à la cour et les internements psychiatriques. Il faut aussi noter que cette loi a été modifiée par la loi RPA de 2000, qui autorise le droit de vote des personnes en détention préventive (modification de la section 7 RPA 1983). En outre, le Royaume-Uni a ratifié la Convention Européenne des Droits de l’Homme (Conv.EDH) par l’intermédiaire du Human Right Act voté en 1998 et entré en vigueur en 2000. Ainsi, par l’intermédiaire du Human Right Act, le Royaume-Uni a intégré la Conv.EDH dans son propre droit interne et par conséquent s’est engagé à respecter cette dernière. Enfin, pour conclure sur ce panorama législatif, l’article 3 du Protocole additionnel numéro 1 garantit le droit à des élections libres dans des conditions qui assurent « la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif ».

L’affaire Hirst est la première affaire sur laquelle la Cour a eu à se prononcer sur une privation générale et automatique du droit de vote des détenus (§67). M. Hirst, citoyen britannique, avait été condamné à une peine d’emprisonnement perpétuelle pour homicide et avait donc été déchu de son droit de vote en vertu de l’article 3 du RPA de 1983. Hirst se plaignait d’avoir été, en sa qualité de détenu, sujet d’une privation totale du droit de vote[1]. Sur ce point, la Cour rappelle que les détenus continuent à jouir des droits et libertés garantis par la Convention (à l’exception du droit à la liberté, article 5 Conv.EDH (§69), que le droit de vote ne constitue pas un privilège mais un droit, et que le suffrage universel est le principe de référence dans un Etat démocratique (§59). La Cour EDH reconnaît aussi qu’il existe de « multitudes différences au sein de l’Europe » quant à l’organisation et le fonctionnement des systèmes électoraux et qu’il convient à chaque Etat d’incorporer « sa propre vision de la démocratie » (§61).C’est alors au législateur de trouver un équilibre entre les intérêts concurrents afin d’éviter toute interdiction générale, automatique et indifférenciée du droit de vote. En effet, si les Etats Membres possèdent une marge d’appréciation large, celles-ci n’est pas illimitée (§82).

En l’espèce, la Cour adopte un raisonnement en deux étapes en analysant le possible but légitime de la législation britannique et son caractère proportionnel. Premièrement, l’article 3 du Protocole Additionnel à la Convention EDH ne précise pas les limites qu’une restriction doit viser. De ce fait, la Cour admet que les arguments avancés par le gouvernement pour justifier l’article 3 du RPA de 1983 (prévention du crime et punition des contrevenants ainsi que le renforcement du sens civique et respect de l’état de droit (§50)) peuvent être acceptés en tant que buts légitimes. Deuxièmement, la Cour exige un « lien discernable et suffisant entre la sanction et le comportement » (§71) pour établir la proportionnalité. En l’espèce, le gouvernement affirme que la restriction est proportionnée arguant qu’elle ne s’applique seulement qu’aux coupables de délits graves (exemption des personnes condamnées à une amende, à une peine avec sursis, d’intérêt général, d’emprisonnement pour atteinte à la justice ou à une peine de détention provisoire (§51)), soit 48 000 détenus. En outre, les détenus retrouvent leur droit de vote une fois remis en liberté. Cependant, la Cour estime que le chiffre avancé par le gouvernement britannique est élevé ce qui produit un effet non négligeable. En outre, la Cour considère que la restriction est globale et s’applique à tous les condamnés, quelle que soit la gravité (allant d’actes mineurs aux actes les plus graves) et la durée (allant d’un jour à la réclusion à perpétuité) de leur peine. Enfin, la Cour constate que la privation du droit de vote n’apparaît pas lors de la prononciation de la condamnation dans les tribunaux. Un lien suffisant entre la sanction et le comportement ne saurait dès lors être discerné.

Il s’ensuit que la Cour relève une restriction générale, automatique et indépendante de la nature ou de la gravité de l’infraction. En conséquence, la Cour conclut à la violation de l’article 3 du Protocole n°1 par la section 3 du RPA de 1983. Ce faisant, la CEDH prend position sur le droit de vote des détenus à l’égard des tous les autres Etats Membres.

 

II- Une absence d’approche commune européenne :

La Cour à travers l’arrêt Hirst (n°2) admet qu’on ne peut discerner aucune réponse européenne à la question du droit de vote des détenus (§81). Aux paragraphes 33 et 34, la Cour EDH effectue une analyse du droit et de la pratique dans les autres Etats membres. Elle en conclut que sur 28 pays, 18 autorisent les détenus à voter sans aucune restriction; 11 (dont la France) autorisent un droit de vote limité et 13 suppriment en droit ou en fait le droit de vote des détenus (en Slovaquie, par exemple, il n’existe pas d’interdiction en droit mais aucune mesure n’est mise en place  pour permettre aux détenus de voter ce qui aboutit au même résultat). Le Royaume-Uni n’est donc pas le seul Etat membre à priver tous les détenus du droit de vote. De plus, la législation britannique à indéniablement une portée moins grande que celle d’autres Etats en raison de ses exceptions et de la levée automatique de l’interdiction dès la sortie de prison du détenu. Néanmoins, le Royaume-Uni fait partie d’une minorité d’Etats membres qui retirent totalement le droit de vote aux détenus (§81).

La France fait partie de la catégorie intermédiaire : les détenus peuvent voter si le tribunal leur en accorde le droit. Ce n’est pas une restriction automatique ; elle est proportionnelle à l’ampleur de la peine (présence de seuil de gravité). On constate donc que la France a imposé des limites au droit de vote des détenus et, comme vu précédemment, c’est à la Cour EDH de s’assurer que ces limitations ne réduisent pas les droits au point des les atteindre dans leur substance et les priver de leur effectivité. La question de la privation du droit de vote n’a pas été posée devant la CEDH jusqu’à présent. Cependant, une décision similaire à Hirst (n°2) a été jugée dans devant la Cour de Justice Européenne (CJE) en 2015.

Jusqu’en 1994, la législation française prévoyait, pour toute personne condamnée à une peine criminelle, l’interdiction automatique et perpétuelle du droit de vote. Depuis l’entrée en vigueur du nouveau Code Pénal en mars 1994, l’interdiction du droit de voter est devenue une peine complémentaire et n’a donc plus de caractère perpétuel. Selon l’article 131-26 du Code Pénal, l’interdiction d’exercer ses droits civiques est limitée à une période de 10 ans en cas de condamnation pour un crime et 5 ans en cas de condamnation pour un délit. Cependant, cette nouvelle disposition ne s’applique qu’aux personnes condamnées après l’entrée en vigueur du nouveau Code Pénal. Dans Thierry Delvigne c. Commune de Lesparre Médoc et préfet de la Gironde (2015) (C-650/13) le requérant, condamné en 1988 pour un crime grave, a été privé de son droit de vote conformément à la législation en date. Cependant, suite à la réforme, l’interdiction des droits civiques de M. Delvigne a été maintenue. Ce dernier a contesté ce maintien, compte tenu de l’affirmation du droit de vote des citoyens de l’Union aux élections du Parlement Européen. La CJUE a constaté que l’interdiction du droit de vote faisait l’objet d’une limitation à l’exercice de vote des citoyens de l’Union aux élections du Parlement Européen. Cependant, l’interdiction était proportionnée car l’ancienne législation prenait en compte la nature et la gravité de l’infraction pénale ainsi que la durée de la peine (au moins 5ans d’emprisonnement).

Le caractère temporaire de la législation française a aussi été confirmé par le Conseil Constitutionnel en 2010 lors de l’arrêt M. Stéphane A. et autres (décision n°2010-6/7 QPC du 11 juin 2010) Le Conseil a été saisi d’une question prioritaire de constitutionalité portant sur la conformité de l’article L.7 du Code électoral aux droits et libertés qui prévoyait une interdiction d’inscription sur les listes électorales pour les personnes condamnées à un certain nombre d’infractions. Le Conseil a déclaré que l’article L.7 du Code électoral allait à l’encontre des principes de nécessité et d’individualisation des peines inscrits à l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

Ainsi, grâce à ces deux arrêts, on peut penser que s’il devait y avoir une affaire devant la CEDH, la législation française ne serait pas remise en cause, grâce à ses caractères temporaires et proportionnés.

 

III- La portée de la décision Hirst :

La décision Hirst (n°2) c. Royaume-Uni a fait polémique au Royaume-Uni ces dernières années, poussant même le Ministre de la Justice, Chris Grayling, à affirmer sa volonté de modifier le système juridique britannique dans le but de s’affranchir des contraintes imposées par la Cour EDH. La décision Hirst (n°2) est la première d’une longue liste jurisprudentielle de la Cour EDH condamnant la législation britannique. Elle est représentée comme le point de départ d’un bras de fer entre Londres et Strasbourg. En effet, par cette décision, la Cour EDH enjoint le gouvernement britannique à changer sa législation.

5ans après la décision Hirst (n°2), la Cour EDH avait reçu plus de 2500 requêtes similaires : ce sont des « affaires répétitives » découlant d’un dysfonctionnement chronique au niveau interne. Par conséquent, face à l’absence de modifications législatives de la part des institutions britanniques, la Cour EDH a adopté la procédure de l’arrêt pilote. Dans ces affaires, la Cour n’a pas seulement pour fonction de se prononcer sur la violation ou non de la Conv.EDH mais aussi « d’identifier le problème systémique et de donner au gouvernement concerné des indications claires sur les mesures de redressement qu’il doit prendre pour y remédier »[2].

Ainsi, avec l’arrêt Greens et M.T c. Royaume-Uni (2010) requêtes n°60041/08 et 60054/08, la Cour a fixé au Royaume-Uni un délai de 6 mois à partir du 11 avril 2011, pour « introduire des propositions législatives en vue d’adopter des dispositions électorales permettant d’assurer le respect de l’arrêt Hirst  (n°2) » et a déclaré qu’elle cesserait d’examiner des affaires similaires. Malgré cette procédure stricte et atypique, le Royaume-Uni a refusé de modifier sa législation. D. Cameron a même annoncé en 2012 que les prisonniers n’auraient pas le droit de vote sous son gouvernement[3]. A l’issu du délai imposé par la Cour EDH et face à un refus de modification[4], le Royaume-Uni a été une nouvelle fois condamné par la Cour dans l’arrêt Firth et autres c. Royaume-Uni de 2014 (requêtes n°47784/09 et neuf autres). De plus, la Cour EDH a rendu plusieurs résolutions rappelant l’obligation du Royaume-Uni d’exécuter ses décisions[5]. Enfin, le dernier épisode en date est l’arrêt McHugh et autres c. Royaume-Uni, rendu en 2015 (requête n°51987/08 et 1 014 autres requêtes) lequel la CEDH a conclu à l’unanimité à une violation de l’article 3 du Protocole n°1. L’affaire concernait 1 015 détenus, qui furent empêchés de voter dans le cadre d’élections. Cette décision a été perçue par les eurosceptiques britanniques comme une sorte de déclaration de guerre.

Ce climat de tensions est accentué par le contexte général du « Brexit ». Certes, le Conseil de l’Europe et l’Union Européenne sont des organisations distinctes, mais pour la population britannique, la remise en cause de la CEDH est le premier pas vers une sortie de l’UE. Cette affaire de droit de vote des détenus est reprise par de nombreux auteurs visant à rétablir la souveraineté de Westminster.

La portée de l’arrêt Hirst (n°2) est donc controversée. Selon les critiques, cet arrêt est le prototype de l’ingérence de la Cour EDH dans les affaires internes des Etats Membres, en se heurtant à leur souveraineté. D’autres soulignent que les mécanismes d’exécution des arrêts ont atteint leurs limites. En effet, la Cour en condamnant le Royaume-Uni pour la énième fois dans l’arrêt Hugh et autres de 2015 renouvèle son appel à une évolution de la législation britannique. Toutefois, en s’abstenant de condamner le Royaume-Uni au versement de réparations, frais et dépens, la Cour Européenne abandonne le levier financier. Certains auteurs, tels que Nicoals Hervieu, laissent penser que la Cour cédera « face à la résistance aussi hostile qu’obstinée du gouvernement Cameron ».

 

En conclusion, l’arrêt Hirst (n°2) est très important du fait de sa résonnance dans le monde juridique. Certains y voient une faiblesse de la part de la CEDH et d’autres y voient une prise de position dominante de la CEDH qui cherche à protéger les droits de l’Homme. Tout laisse à penser que le gouvernement britannique ne prendra pas de mesures visant à modifier sa législation avant le référendum sur l’appartenance du Royaume-Uni de l’Union-Européenne. Cependant, le parti Conservateur ne reste pas inactif et a présenté en Octobre 2014, un projet de loi visant à remplacer le Human Right Act par un "British Bill of Rights", opérant ainsi une rupture avec la CEDH. 

 

 

 

 

BIBLIOGRAPHIE :

Representation of People Act 1983 – 1983 c.2

Representatin of People Act 2000 – 2000 c.2

Code Pénal (France)

Convention Européenne des Droits de l’Homme

Arrêt Hirst (n°2) c. Royaume-Uni (2015), CEDH, Requête no 74025/01

Thierry Delvigne c. Commune de Lesparre Médoc et préfet de la Gironde (2015), CJEU, C-650/13

M. Stéphane A. et autres (2010), Décision n° 2010-6/7 QPC du 11 juin 2010

Fiche thématique - Droit de vote des détenus, Unité de Presse, Février 2015, Cour Européenne des Droits de l’Homme

Fiche thématique – Les arrêts pilotes, Unité de Presse, Juillet 2016, Cour Européenne des Droits de l’Homme

Communiqué de Presse – n° 882, Délai imposé au Royaume-Uni pour adopter une législation accordant le droit de vote aux détenus condamnés, Novembre 2010, Cour Européenne des Droits de l’Homme

Résolution intérimaire CM/ResDH(2009)160[1], Exécution de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme : Hirst contre Royaume-Uni no 2

Résolution intérimaire CM/ResDH(2015)251, Exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme : Hirst et trois autres affaires contre le Royaume-Uni

Nicolas Hervieu, « Bilan contrasté pour la périlleuse conférence de Brighton sur l’avenir de la Cour européenne des droits de l’homme » dans Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 23 avril 2012

Nicolas Hervieu, « Cour européenne des droits de l’homme : de l’art de la résilience juridictionnelle », Cour européenne des droits de l’homme (bilan annuel) dans « La Rue des Droits de l’Homme » février 2015

Actualité Droits-Libertés du 10 novembre 2011, N. Hervieu, Centre de Recherche et d’Etudes sur les Droits Fondamentaux CREDOF – Université Paris Ouest Nanterre La Défense

 


[1] Fiche thématique – Droit de vote des détenus CEDH, Unité de la Presse, février 2015

[2] Fiche thématique – les arrêts pilotes, Unité de la Presse, juillet 2015

[3] Adam Wagner, UK Human Rights Blog, Novembre 2012 

[4] Rapport Ministry of Justice « Responding to the human rights judgments »,  Septembre 2011 révèle que le gouvernement britannique n’a pas l’intention de respecter la date butoir, fixée au 11 octobre 2011

[5] Résolutions 2009 et 2015