« "Sodomiseur de chèvres" et Art – Jan Böhmermann entre droit pénal, politique extérieure et Loi Fondamentale allemande », par le Pr. Dr. Volker Boehme-Neßler

« Sodomiseur de chèvres » et Art – Jan Böhmermann entre droit pénal, politique extérieure et

Loi Fondamentale allemande

 

par le Pr. Dr. Volker Boehme-Neßler

 

Que peut la satire ? « Tout. », répondit succinctement Tucholsky en 1919. La Böhmermann-Affäre, affaire d’Etat ayant relancé le débat sur la liberté d’opinion en Allemagne, montre une nouvelle fois que la réponse juridique apportée à cette antique interrogation est loin d’être aussi évidente, particulièrement, lorsque la politique extérieure d’un pays entre en jeu[1].

 

Jan Böhmermann est un humoriste allemand, majoritairement connu outre-rhin pour une chronique satirique hebdomadaire, télédiffusée par la ZDF. Le 31 mars 2016, il a déclamé lors de son émission un Schmähgedicht[2] (poème diffamatoire) à l’encontre du chef de l’Etat turc, afin de montrer à ce dernier jusqu’où peut aller la satire en Allemagne, et où y résident les limites de la liberté d’opinion. Il souhaitait en effet protester contre la convocation de l'ambassadeur allemand en Turquie par le président Erdogan, offusqué par l’émission satirique Extra 3, diffusée le 17 mars 2016 par la chaîne télévisée NDR. Mais ce qui ne devait être qu’une leçon sous forme de poème pamphlétaire s’est rapidement transformée en une Staatsaffäre, une affaire d’Etat[3].    

Car Böhmermann ne s’est pas contenté de critiquer et railler la politique ou même la personne du président turc, comme ses collègues d’Extra 3. Tout en déclarant que « Ce qui vient maintenant, on n’a pas le droit de le faire. Diffusé en public, c’est interdit en Allemagne », il a récité un poème affirmant qu’Erdogan serait pédophile, zoophile, violeur, homosexuel ainsi que sadomasochiste, et où rimaient entre eux des termes comme « sodomiseur de chèvre », « haleine de pet de cochon », ou encore « micro pénis ».  Les conséquences ne se firent pas attendre : la ZDF retira la vidéo de sa médiathèque, la chancelière Merkel s’entretint avec le président Erdogan, et ce dernier, en conformité avec le droit allemand, décida de déposer plainte auprès du parquet fédéral.

En effet, le § 103 du StGB (code pénal allemand) prévoit un délit d’offense à un chef d’Etat étranger, passible de trois ans de prison[4]. Une fois la plainte déposée par les autorités turques, il était néanmoins nécessaire que le gouvernement fédéral allemand donne préalablement son accord aux demandes de poursuites pénales d’Ankara. Le 15 avril 2016, la Chancelière autorise la procédure, provoquant l’indignation de la majeure partie de population allemande[5]. Qu’Angela Merkel ait eu raison ou tort d’accéder à une pareille demande, provenant d’un chef d’Etat étranger peu enclin au respect de la liberté d’expression, est une question purement politique. D’un point de vue strictement juridique en revanche, cette affaire serait parfaitement limpide, selon le Dr. Volker Boehme-Neßler, professeur de droit public à l’université Carl von Ossietzky d’Oldenburg[6] (Pr. Dr. Volker Boehme-Neßler, « ʺSodomiseur de chèvres et Artʺ – Jan Böhmermann entre droit pénal, politique extérieure et Loi Fondamentale allemande », Legal Tribune Online, 11/04/2016) 

 

Après avoir étudié l’analyse et le raisonnement du professeur Boehme-Neßler (I), nous procéderons ensuite de façon similaire en faisant application du droit français, et montrerons quelles seraient les conséquences d’un tel poème en France (II).  

               

  1. En Allemagne, l’inévitable condamnation de Böhmermann

 

Afin de démontrer pourquoi, selon lui, il n’y ait guère d’autres hypothèses envisageables que celle de la condamnation de l’humoriste par les autorités allemandes, l’auteur procède en trois étapes : il commence tout d’abord par vérifier que les conditions d’applications du § 103 StGB sont bien remplies, puis s’interroge sur l’éventuelle invocabilité de la liberté d’opinion, et enfin sur celle de la liberté de la création artistique.

 

Le § 103 StGB – terra incognita du Strafrecht. Le § 103 est une norme assez peu invoquée du Strafrecht (droit pénal allemand), puisqu’on décompte en moyenne seulement deux condamnations par an sur ce fondement. Cette disposition a vocation à protéger l’honneur d’un pays étranger, en protégeant celui de son plus haut représentant. Qui insulte Erdogan, insulte la Turquie – telle est la logique du § 103. L’idée est tout sauf nouvelle, puisqu’on trouvait déjà des normes similaires dans le code pénal du IIème Empire Allemand (1870-1918). Elle est inspirée par la coutume du droit international public, et a vocation à protéger les relations diplomatiques.    

Le § 103 StGB est à appliquer en combinaison avec le § 104a StGB[7] qui pose quatre conditions préalables aux poursuites pénales à l’encontre d’un allemand par un chef d’Etat étranger : la république fédérale doit entretenir des relations diplomatiques avec l’Etat en question ; le droit interne de celui-ci doit contenir des mesures de protections similaires (la réciprocité est un vieux principe de la diplomatie) ; le gouvernement étranger doit formellement déposer plainte ; et enfin le gouvernement fédéral doit lui en donner formellement l’habilitation. Boehme-Neßler constate que ces quatre conditions sont bien remplies en l’espèce, et conclut cette en affirmant que : « c’est une question délicate, puisqu’entrent en conflit les considérations nécessaires de la politique extérieure, avec les principes internes de liberté d’opinion et de liberté de la création artistique » (p.1/2, l. 56).

 

La liberté d’opinion et d'expression protège les propos idiots, mais pas les propos injurieux.  Selon l’auteur, il est crucial de déterminer si cet « innommable texte » pourrait tout de même être protégé par la Grundgesetz (GG), la Loi Fondamentale de la république fédérale d’Allemagne. S’il tombait sous le sceau de la liberté d’opinion, ou – en tant que satire – sous celui de la liberté de la création artistique, alors il n’y aurait pas d’offense, et donc pas d’incrimination possible sur le fondement du § 103 StGB.  

Boehme-Neßler nous rappelle ensuite que sans liberté d’opinion, il n’est pas de société libre et démocratique. Elle est protégée par la Loi Fondamentale en son article 5 alinéa 1er GG[8], par l’article 10 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme[9], ou encore par la Charte des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne[10]. Il convient de préciser que la protection apportée par la Loi Fondamentale ne dépend en rien de la qualité de l’opinion exprimée. Ainsi, sont également protégés les propos pubertaires et idiots, donc ceux en apparence similaires au poème Böhmermann.

Mais cette liberté ne va pas sans limite, et sa restriction la plus importante est celle des droits de la personnalité d’autrui. La Bundesverfassungsgerichtshof, la Cour constitutionnelle allemande, en a clairement posé les contours, mais estime toutefois que la lutte publique d’opinion n’en doit pas pour autant être menée « avec des gants ». Ainsi, les propos critiques, polémiques et virulents sont autorisés, quand bien même il en irait de thèmes importants ou controversés, et qu’ils « soulèveraient des tourbillons de poussière » [11]. En outre, la maxime de la Cour en pareils cas est in dubio pro liberate : dans le doute, les juges se tiennent du côté de la liberté d’opinion[12].

Et pourtant, l’auteur affirme que Jan Böhmermann ne pourra pas faire appel à la liberté d’opinion. En effet, lorsque l’expression de cette dernière n’a d’autre but que celui de rabaisser et d’humilier son destinataire, il est alors question d’une « Schmähkritik », c’est-à-dire d’une critique injurieuse et diffamatoire. Celle-ci n’est à l’évidence pas protégée par l’art. 5 al. 1 GG, puisqu’elle viole nécessairement les droits de la personnalité d’autrui. Boehme-Neßler rappelle enfin que, dans le texte, Erdogan est – entre autre – décrit comme un homme ayant « la tête aussi vide que ses testicules », pratiquant notamment quotidiennement « la fellation avec cent moutons », et il conclut : « soyons sérieux, qu’est-ce que cela, si ce n’est de l’injure ? » (p. 1/2, l. 86).

 

La dignité humaine, plus haute valeur consacrée par la Grundgesetz. L’auteur émet enfin une troisième hypothèse : le texte serait peut-être une satire artistique, relevant donc de la liberté de la création artistique, prévue par l’art. 5 al. 3 GG[13]. Juridiquement, la satire est en Allemagne définie comme une critique virulente, réalisée aux moyens de distorsions de la réalité et d’exagérations polémiques. Boehme-Neßler ajoute qu’elle est souvent drastique, agressive et obscène, qu’elle casse les tabous et les conventions, et ignore la bienséance. C’est là que résident son essence et son génie, ainsi que le secret de son impact. 

En cela, le poème de Böhmermann est sans doute aucunement une satire. Sa portée satirique se déduit du contexte, puisqu’il répète à plusieurs reprises que son Schmähgedicht est justement un exemple de ce qui n’est absolument pas permis en Allemagne. Le poème est donc simplement l’outil d’une plus grande performance : celle de montrer à Erdogan ce qu’est véritablement une satire, en contraste avec les propos inoffensifs qu’il fait quotidiennement interdire en Turquie.

Cependant, toutes les satires ne sont pas nécessairement à considérer comme de l’art. En effet, la Cour indique qu’il est nécessaire que le texte résulte d’un « véritable travail de l’esprit », la simple distorsion ou exagération n’est donc en rien protégée par la liberté de la création artistique[14]. En cela également, le travail de Böhmermann est un poème au sens classique du terme, puisqu’il rime et que ses mots, bien qu’obscènes, ont été consciencieusement choisis. Puisque, comme pour la liberté d’opinion, la Cour n’impose en outre pas d’impératif de qualité (« une croute reste de l’art », précise à ce propos l’auteur), le poème satirique de l’humoriste est donc bien de l’art au sens de Loi Fondamentale. Il devrait en conséquence tomber sous le sceau de la protection de la liberté de la création artistique.

Toutefois, bien que largement et fortement protégée, la liberté de la création artistique n’en est pas pour autant supérieure aux autres droits fondamentaux consacrés par la Grundgesetz. C’est bien pourquoi la satire ne peut justement pas « Tout. » : elle est notamment limitée par le plus fort principe affirmé par la Loi Fondamentale, celui de la dignité humaine[15]. Ainsi, si la satire agressive, drastique et obscène sera protégée, celle violant la dignité humaine d’autrui ne le sera pas.      

Le message principal du poème de Böhmermann ne porte en rien atteinte à la dignité d’Erdogan, puisqu’il ne s’agit en fait que de critiquer sa politique en matière de presse et de médias. Cela relève donc sans l’ombre d’un doute de la liberté de la création artistique. Mais selon l’auteur, l’habit satirique de ce message en dépasse néanmoins largement les frontières. Le choix des mots relève de registres agressifs, injurieux, racistes ou scatologiques, et Böhmermann enchaîne les jurons particulièrement choquants et déshonorants. Il apparaît clairement que le poème en lui-même n’a d’autre but que de rabaisser et humilier le Président turc : c’est donc une violation claire de sa dignité. Enfin, Boehme-Neßler conclut en rappelant que le la protection de la création artistique accordée par la Grundgesetz est certes extrêmement large, « mais elle ne déresponsabilise toutefois pas l’artiste des conséquences de son art » (p. 2/2, l. 152).

 

Ainsi, la condamnation de Böhmermann, ne serait-ce qu’à un euro symbolique, paraît inévitable en l’état actuel du droit allemand. La Chancelière allemande a toutefois précisé qu’à l’horizon 2018, le § 103 StGB devra disparaître du code pénal[16]. En France, l’article 36 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, prévoyant l’offense à un chef d’Etat étranger, a quant à lui été abrogé par la loi du 9 mars 2004. A l’évidence, il en résulte que l’affaire Böhmermann serait traitée différemment si l’humoriste avait été français, mais connaitrait cependant très certainement la même issue.

 

  1. En France, une condamnation non moins certaine           

 

Bien que l’offense à un chef d’Etat étranger n’existe plus en droit français, nous reviendrons sur l’article 36 de la loi du 29 juillet 1881, et aborderons son fonctionnement ainsi que les raisons de son abrogation. Nous étudierons ensuite l’appréhension juridique française de la satire et de ses limites.

 

La disparition du crime de « lèse-majesté ». L’article 36 de la loi sur la liberté de la presse réprimait « l’offense commise publiquement envers les chefs d’État étrangers, le chef d’un gouvernement étranger ou le ministre des Affaires étrangères d’un gouvernement étranger ». En 2003, Henri Leclerc notait dans son article  « La loi de 1881 et la Convention européenne des droits de l’homme » que cette disposition n’était en rien tombée en désuétude, à la différence de celle prévoyant l’offense au Président de la République (infra), dont les Présidents Giscard-d’Estaing, Mitterrand et Chirac s’étaient refusés à faire application[17]. En effet, on a compté de 1990 à 2000 pas moins de huit condamnations sur son fondement[18]. A la différence des délits précis d’injure et de diffamation, définis à l’article 29 de la loi et ouvrant la voie à des moyens de défense spécifiques, l’offense au chef d’Etat étranger ne permettait pas de rapporter la preuve de la vérité des faits diffamatoires (dite exceptio veritatis), et pouvait en outre n’être qu’une injure ou une simple critique prétendument outrageante, touchant l’homme public comme l’homme privé. A titre d’exemple, la Cour de cassation a pu considérer comme offense la simple suspicion de la sincérité de la volonté d’un chef d’État de lutter contre le trafic de drogue dans son pays[19].

En 2001, le sénat votait une proposition de loi visant à la suppression de cette disposition, estimant que « ce régime de l'offense à chef d'Etat étranger n'est pas acceptable en l'état actuel du monde », qui resta toutefois sans suite[20]. Un an plus tard, par son arrêt Colombani et autres c. France du 25 juin 2002[21], la Cour européenne déclara l’article 36  incompatible avec l’article 10 de la Convention. L’impossibilité de faire valoir l’exceptio veritatis comme moyen de défense constituait selon elle « une mesure excessive pour protéger la réputation et les droits d’une personne, quand bien même il s’agit d’un chef d’État ou de gouvernement ». Ce faisant, la Cour remet en cause le statut « exorbitant du droit commun » conféré aux chefs d’État, les soustrayant à la critique en raison de leur fonction, estimant que les délits d’injure et de diffamation suffiraient à fixer les bornes de la liberté d’expression et du droit de critique à leur égard. Enfin, elle conclut son raisonnement en estimant que « le délit d’offense tend à porter atteinte à la liberté d’expression et ne répond à aucun besoin social impérieux susceptible de justifier cette restriction ». Suite à cette condamnation parfaitement univoque, le délit d'offense à un chef d'État étranger sera finalement supprimé par l'article 52 de la loi Perben II du 9 mars 2004.

Il convient par ailleurs de préciser que le délit d’offense au Président de la République, prévu à l’article 26 de la loi sur la liberté de la presse, a également été supprimé le 5 août 2013 par la loi n° 2013-711, en son chapitre XIII : « Dispositions abrogeant le délit d'offense au chef de l'État afin d'adapter la législation française à l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme du 14 mars 2013 ». Le régime de ce délit était identique à celui d’offense envers un chef d’Etat étranger. En conséquence, les mêmes causes produisant les mêmes effets, l’inconventionalité de l’article 36 rejaillit inéluctablement sur l’article 26 de la loi du 29 juillet 1881, et la France fut de nouveau condamnée par l’arrêt du 14 mars 2013 Eon c/ France de la Cour Européenne des droits de l’Hommes[22]. Anne-Gaëlle Robert, dans son article « Exit le délit d’offense au Président de la République », estime qu’il pesait donc dès 2002 une suspicion légitime sur la conventionalité de ce délit, et qu’on ne peut à cet égard que regretter que le législateur se soit contenté, dans la loi Perben II, de supprimer le délit d’offense envers un chef d’Etat étranger sans se prononcer sur le sort de ce délit voisin[23].

Ainsi, il apparaît que le Président Erdogan n’aurait pas pu bénéficier en droit français d’un régime privilégié similaire – quoi que bien plus avantageux – au système du § 103 StGB du droit allemand, et n’aurait de ce fait eu d’autre choix que d’invoquer les délits de droit commun d’injure et de diffamation. Il importe donc à présent de savoir si le « Schmähgedicht » satirique de Böhmermann serait en France qualifié comme tel, et quelles en seraient les conséquences pour l’humoriste.

 

Dignité humaine et délits de presse : les deux limites à la liberté d’expression satirique. En France, la liberté d’expression satirique est consacrée à l’art. 10 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789,  faisant référence à la liberté d’opinion et à la liberté religieuse, ainsi que par l’art. 11, qui affirme la liberté d’expression en disposant que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire,  imprimer  librement,  sauf  à  répondre  à  l’abus  de  cette  liberté  dans  les  cas  déterminés  par la loi ». La liberté d’expression, dont fait partie la satire, est ainsi clairement reconnue comme droit fondamental par la Déclaration de 1789, sous réserve de l’abus de celle-ci.

Par ailleurs, il est intéressant de constater que la liberté d’expression satirique est également reconnue en France au travers de lois ayant vocation à protéger la liberté de la presse ainsi que la liberté de la communication audiovisuelle. Ainsi, la loi du 29 juillet 1881  sur la liberté de la presse dispose, dès son article  1er, que  :  «  l'imprimerie  et  la  librairie sont libres ». Celle-ci n’est toutefois pas absolue, puisqu’à chaque fois qu’une violation des droits d’autrui a lieu par ce biais, des sanctions pénales sont prévues afin de punir le responsable d’une telle infraction.  Quant à la liberté de la communication audiovisuelle, celle-ci est consacrée par la loi dite « loi Léotard » du 30 septembre 1986, prévoyant en son article 1er que « la communication audiovisuelle est libre », mais qu’elle pouvait toutefois être « limitée que par le respect de la dignité de la personne humaine ». 

Il apparaît donc clairement que la liberté d’expression satirique n’est pas consacrée comme un droit absolu en France. En particulier, celle-ci peut être confrontée à d’autres droits subjectifs, comme les droits de la personnalité et l’atteinte à la dignité humaine.  Ce principe a été réaffirmé par le Conseil constitutionnel dans une décision de 1994, déclarant que « nul ne peut porter atteinte à la dignité humaine, fût-ce en vertu de l’exercice d’une liberté fondamentale »[24]. Sa portée a également été soulignée par la Cour de cassation dans un arrêt de 2004, déclarant que « le principe de la liberté de la presse implique le libre choix des illustrations d’un débat général de phénomène de société, sous la seule réserve du respect de la dignité de la personne humaine »[25]. Ainsi, il n’est pas improbable que le principe de respect de dignité de la personne puisse également l’emporter en France sur la liberté de l’expression satirique.

Enfin, les abus de cette liberté peuvent en outre être sanctionnés en tant que délits de presse, eux aussi prévus par la loi du 29 juillet 1881. Deux d’entre eux sont d’un intérêt particulier pour l’affaire qui nous occupe, à savoir la diffamation publique et l’injure publique. La première est prévue par l’alinéa 1er de l’article 29 de cette loi, qui stipule que « toute allégation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation ». La deuxième, prévue au deuxième alinéa de ce même article, est définie comme « toute expression outrageante, termes de mépris, ou invectives qui ne referme l’imputation d’aucun fait ». La satire ne bénéficie donc en France d’aucune forme d’immunité, simplement d’une tolérance plus large mais non-illimitée.

 

Ainsi, si l’on s’en tient aux conclusions de l’article précité du Pr. Boehme-Neßler, à savoir que les propos de Böhmermann seraient injurieux, diffamatoires, et porteraient atteinte à la dignité humaine, il apparaît que ceux-ci seraient tout aussi surement condamnés en France qu’en Allemagne et ce, bien qu’Erdogan n’y bénéficierait que d’une procédure de droit commun. Les deux pays semblent en effet avoir une conception similaire des limites admissible de la satire : on ne peut porter atteinte à l’honneur, la considération ou la dignité d’une personne sous le simple prétexte de vouloir faire rire ou de souhaiter faire passer un message.      

 

 


[11] 1 BvR 369/04 - Rn. (1-38)

[12] BVerfGE 7, 198 - Lüth

[14] 1 BvR 1783/05 - Rn. (1-151)

[15] 1 BvR 426/02 - Rn. (1-29)

[17] Leclerc Henri, « La loi de 1881 et la Convention européenne des droits de l'homme. », LEGICOM 3/2002 (N° 28), p. 85-104

[18] Cass. crim., 22 juin 1999, Légipresse n° 165-III, p. 138 ; Cass., 2e civ., 28 septembre 2000 ; Cass., 2e civ., 28 septembre 2000, B. civ. II n° 136 ; TGI Paris, 20 juin 1990, Légipresse 1991.I.7 ; 21 novembre 1995, Légipresse 1996.I.39 ; 18 décembre 1996. Légipresse 97. I 36 ; 18 février 1997, Légipresse 97.I.54 ; 18 février 1998. Légipresse 98 I.88

[19] Cass. Crim, 20/10/1998, n°97-81893

[21] CEDH, Colombani et autres c. France, 25/06/02, n°51279/99

[22] CEDH, Eon c. France, 14/03/13, n° 26118/10

[24] DC n°343-344, 27/07/94

[25] Cass, Civ 2ème, 04/11/2004, n° 03-15.397