« Les poulets hors de la manifestation !» : Commentaire de la décision de la Cour constitutionnelle fédérale allemande rendue le 21 juin 2014, par Pierre-Henri Boll et Betty Ngoto

« Les poulets hors de la manifestation !» : de tels propos sont permis, au nom de la liberté de manifestation reconnue à l’article 8 alinéa 1 de la Loi Fondamentale allemande (LF) qui consacre la liberté de réunion. C’est ce qu’ont décidé les juges constitutionnels allemands au terme d’une procédure introduite par Mme S. 

Cette dernière avait participé à une manifestation organisée le 1er mai 2008 par l’Union syndicale allemande ayant pour thème : « 1er Mai, fête du travail ». La préfecture de Munich avait adopté le 28 avril 2008 un arrêté interdisant de dévier du thème de la manifestation lors de l’utilisation de mégaphones, sauf directives spécifiques pour assurer le bon ordre de la manifestation. Or, pendant le défilé, la requérante s’est, au moyen d’un porte-voix installé sur une voiture, exprimée une première fois en ces termes : « les poulets hors de la manifestation ! » et une seconde fois en disant : « les poulets en civil, hors de la manifestation, et tout de suite !». Constatant une infraction à l’arrêté préfectoral sus-cité le tribunal régional de Munich a condamné la requérante au versement d’une amende s’élevant à 250 euros. Suite à la confirmation de la décision par le tribunal régional supérieur de Bamberg (le tribunal régional étant l’instance chargée de connaître des appels formés en matière pénale à l’encontre des jugements du tribunal régional), Mme S. a formé un recours constitutionnel. Les personnes privées sont en effet habilitées en Allemagne à introduire une action directement auprès de la Cour constitutionnelle fédérale, après épuisement des voies de recours, afin d’obtenir l’annulation d’un acte étatique lorsqu’une violation d’un ou de plusieurs de leurs droits fondamentaux issus de la Constitution est constatée. En l’espèce Mme S. demande que soit constatée la violation de sa liberté fondamentale de manifester.

L’ordre donné par mégaphone à des policiers, et réitéré à l’égard des policiers en civil, qui emploie le terme de « poulets » pour les désigner, est-il un acte entrant dans le cadre de l’exercice de la liberté de manifestation ?

La Cour de Karlsruhe adopte dans cet arrêt une vision extensive des actes permis par la liberté de manifester (I), conception justifiée au vu de l’importance qu’elle accorde à ce droit fondamental (II).

 

I.               Le champ d’application de la liberté de manifester 

 

La Cour amorce son raisonnement en précisant ce qu’est manifester (A), puis tire les conséquences attachées à la qualité de manifestant (B)

 

A) Manifester : le corps et la voix

     La Cour constitutionnelle fédérale allemande donne dans sa décision plusieurs éléments permettant de définir le terme de manifestation au sens de l'article 8Al1 de la Loi Fondamentale. Dans un premier temps, elle définit la manifestation, ainsi que l'avait fait le tribunal régional, comme « un rassemblement visant à participer à la formation d'opinions ». De cette définition se dégagent un élément objectif, à savoir l'existence d'un rassemblement de personnes, et un élément subjectif : la volonté de participer à la formation d'opinions. Cette conception exclut donc les rassemblements qui n'ont pas vocation à former une opinion. Le revirement opéré par la Cour en 2001 (BVerfG, NJW  2001, 2459) est ici confirmé : celle-ci exigeait, aux termes d’une jurisprudence plus ancienne, la simple existence d'un but commun participant à l'épanouissement de la personne. Cette définition, bien plus large que celle qui a été retenue depuis par la Cour, pouvait conduire à ce que des événements culturels, tels que des concerts, soient considérés comme des manifestations au sens de l'article 8Al1 LF. En l’espèce, la Cour définit la manifestation d'une façon quasi philosophique et organique comme étant « la représentation physique de convictions communes ». Ainsi, la manifestation est, pour les juges de la Cour, bien plus qu'une somme d'individus : c'est un « corps » (§11) à part entière qui a pour objectif d'incarner des convictions communes. Ces convictions communes, si l’on file la métaphore, sont comme l'ADN de la manifestation, ce que chacune de ses cellules, chaque manifestant, porte en soi. De plus, comme nous le verrons  ensuite (infra B), tel le corps humain, lorsqu'un corps étranger tente de s'y installer, il y est considéré comme superflu et doit en être évacué.

     Par ailleurs, la Cour traite la question de savoir si l'utilisation de mégaphones entre dans le cadre de la définition de la manifestation au sens de l'article 8Al1 LF. La Cour affirme que l'utilisation de ce type d'objets est couverte par la liberté de manifester en tant que ceux-ci contribuent à la réalisation des objectifs de la manifestation. Malgré un raisonnement analogue, le tribunal régional avait certes reconnu que ce type d'objets était de nature à contribuer à la réalisation des objectifs de la manifestation, mais il avait estimé que ceux-ci n'étaient pas strictement nécessaires à la manifestation et que leur utilisation pouvait par conséquent faire l'objet de limitations. La Cour reconnaît quant à elle l’appartenance à part entière des mégaphones à la manifestation, au même titre que d'autres actes habituellement liés à celle-ci.

 

B) Être ou ne pas être manifestant ?

     L’attribution de la qualité de manifestant se fait, aux termes de la définition donnée par la Cour, à l’aune de l’élément subjectif que constitue le partage « de convictions communes ». En adhérant au processus collectif de formation d’idées ayant lieu lors de la manifestation, un individu se comporte en tant que manifestant. Cette incarnation d’idées s’opère indiscutablement lors de la tenue de propos ayant trait au thème de la manifestation. Toutefois le caractère collectif du critère subjectif dégagé par la Cour n’est pas sans emporter quelques conséquences. Les juges constitutionnels font découler de cette intériorisation commune des idées véhiculées par la manifestation une prérogative du manifestant : celui-ci peut exiger que les personnes ne prenant pas part au processus de formation commune d’opinions quittent les rangs du défilé.

     La Cour en n’évoquant que «ceux qui participent à une telle assemblée » accorde cette faculté à tout manifestant, c’est-à-dire à toute personne impliquée intellectuellement dans le processus de formation commune d’idées, et pas uniquement aux organisateurs de la manifestation. En l’espèce, la présence policière était remise en question par la requérante. Les policiers ne participant pas, par définition, à un tel processus, la demande de la requérante adressée aux policiers, y compris à ceux en civil qui ne sont de fait pas « identifiables» en tant que policiers, était donc légitime.  Parce que ces propos ont trait à la fonction intrinsèque de la manifestation, la Cour leur reconnaît un lien « suffisant » avec la conduite de la manifestation, protégée par l’article 8 al. 1. Outre les directives visant à assurer le bon ordre de la manifestation, les juges de Karlsruhe posent le principe que les propos liés à la manifestation lors de son déroulement sont couverts par la garantie issue de l’article 8al.1 LF. La décision des juridictions du fond est donc invalidée, en ce qu’elles avaient considéré que des propos sans lien étroit avec le thème de la manifestation ne pouvaient viser à poursuivre un objectif collectif mais tendaient plutôt à exprimer la position personnelle de l’individu qui les tient.

 

        La Cour constitutionnelle adopte ici une conception large du champ protégé par l’article 8 al. 1 LF. La vérification de la présence de l’élément subjectif nécessaire à la qualification de manifestation pose toutefois des difficultés pratiques. En outre, les implications pratiques de cette prérogative nouvellement accordée aux manifestants restent à préciser.

           

II.             Une liberté cardinale dans une société démocratique et libérale

 

Après avoir mis en avant le rôle central de la liberté de manifester (A), les juges constitutionnels entreprennent un contrôle strict de proportionnalité (B)

 

A) La portée primordiale de l’article 8 alinéa 1 LF : rappel du caractère fondamental de la liberté de manifestation

     La Cour poursuit son raisonnement en rappelant dans un premier temps le caractère non absolu de la liberté de réunion, ou plus précisément la possibilité de limitation de cette liberté dans le cas des réunions en plein air, autrement dit de la liberté de manifestation. En effet, le second alinéa de l’article 8 LF prévoit pour cette hypothèse spécifique que le droit fondamental en cause « peut être restreint par une loi ou en vertu d’une loi ». L’interprétation de la loi restrictive de liberté incombe aux juges du fond, en l’espèce aux juridictions pénales. L’exercice de la liberté de manifestation fait l’objet d’une réserve simple de la loi, c’est-à-dire d’une possibilité législative de restriction prévue expressément par le texte constitutionnel, sans que cette possibilité ne soit assortie de conditions. A cet égard, la doctrine allemande a établi une typologie des limitations des libertés fondamentales prévues par la Constitution, autrement nommées « réserves de la loi » (ou Gesetzesvorbehalte, Pieroth/Schlink, Grundrechte Staatsrecht II, 25ème édition, CF Müller, 2009, p.64). Elle distingue la réserve simple (einfacher Gesetzesvorbehalt) et la réserve qualifiée (qualifizierter Gesetzesvorbehalt) : là où la réserve simple se contente d’envisager une possibilité de restriction par le législateur, la réserve qualifiée impose le respect de conditions supplémentaires telles que l’appréhension par la loi de situations spécifiques, la poursuite d’un but défini directement par le texte constitutionnel ou encore le recours à des moyens donnés. La liberté de circulation garantie à l’article 11 LF peut ainsi être restreinte en cas, notamment, de « danger menaçant l’existence ou l’ordre constitutionnel libéral et démocratique de la Fédération ou d’un Land, pour lutter contre des risques d’épidémie» ou encore de « catastrophe naturelle particulièrement grave ».

     La réserve simple de la loi n’est toutefois pas synonyme d’impunité législative, et cette affirmation se vérifie particulièrement lorsque la liberté de manifestation est en jeu. Les juges suprêmes allemands exigent, dans le cadre des limitations apportées à la liberté de manifestation, une interprétation par les juges du fond des dispositions législatives en cause qui doit « toujours » être effectuée « à la lumière de la portée fondamentale » que revêt ladite liberté. Ce principe d’interprétation a été posé par la Cour en 1985 lorsqu’elle eût à se prononcer sur la constitutionnalité de l’interdiction décidée par le parlement d’un Land de manifestations à proximité d’une centrale nucléaire, suite aux débordements violents occasionnés par de précédentes réunions. Les juges ont ainsi pu mettre en exergue la particularité de la liberté de manifestation : elle est essentielle au fonctionnement de l’Etat libéral et démocratique qu’est l’Allemagne (BVerfGE 69, 315).

     Par la formulation concessive (§13 : « La liberté de manifestation n’est certes pas garantie de manière absolue (…) Les mesures restrictives de liberté doivent cependant être toujours interprétées (…) à la lumière de la portée fondamentale de l’article 8 al. 1 LF ») employée dans l’arrêt en présence, les Hauts magistrats allemands réaffirment le caractère impératif de la prise en compte de la portée fondamentale de l’article 8 al. 1 LF. Cette exigence constitue dès lors le seul critère pertinent lors de l’interprétation de dispositions restreignant la liberté de manifestation. Les juges du tribunal auraient par conséquent dû analyser la loi (loi sur les réunions et les manifestations qui prévoit en son article 29 alinéas 1 Nr. 3 et 2 que les infractions aux arrêtés adoptés en matière de manifestation doivent être sanctionnées par une amende) en vertu de laquelle l’arrêté a été adopté au prisme du droit fondamental de liberté de  manifestation. En l’espèce, la loi et plus particulièrement l’arrêté n’auraient pu être considérés conformes à la constitution qu’à la condition de permettre la tenue de propos, par le biais d’un mégaphone, ne présentant pas un lien étroit avec le thème de la manifestation. Les juges de Karlsruhe estiment qu’en se fondant de manière inconditionnelle sur la loi et l’arrêté pour nier tout contrariété du texte avec la Loi fondamentale, la juridiction du fond a n’a pas satisfait  aux obligations constitutionnelles. Ils considèrent donc que des paroles diffusées par la voie d’un mégaphone et pouvant suffisamment se rapporter à la conduite de la manifestation, dans cette affaire la volonté de ne garder au sein des rangs du cortège que les individus partageant les convictions communes véhiculées lors du rassemblement, participent à la fonction primordiale de la liberté de manifestation.

     Cette position de la Cour ne va pas sans une réduction de la marge, voire même du pouvoir, d’interprétation des magistrats du fond en matière de restrictions apportées à l’exercice en plein air de la liberté de réunion. L’examen du respect de la règle d’interprétation fixée par la Haute juridiction, avant même d’aborder le contrôle de proportionnalité à proprement parler, conduit à penser que cette règle modifie quelque peu le type de réserve attachée à la liberté de manifestation. Cette liberté n’est toutefois pas garantie de manière absolue. Mais les juges suprêmes adoptent, en accord avec leur conception large du droit fondamental issu de l’article 8 al. 1 LF, une vision stricte du contrôle de proportionnalité des limitations apportées à la liberté de manifestation.

 

B)   Une appréhension stricte des limitations apportées à la liberté de manifestation

     Les juges constitutionnels précisent, dans cette affaire les critères de définition de l’intérêt légitime à même de justifier une restriction de liberté de manifester. Cet objectif légitime renvoie à la protection d’intérêts juridiques d’importance équivalente à la liberté considérée. La Cour précise que la norme doit se limiter aux mesures strictement nécessaires pour assurer cette protection. Pour juger du caractère légitime de l’arrêté en cause dans le cas d’espèce, elle constate, dans un premier temps, que l’existence ou la probabilité concrète d’un trouble, de quelque nature que ce soit, éventuellement causé par les propos de la requérante, n’a pas été établie par les juges pénaux. Tout trouble n’est cependant pas susceptible de justifier une restriction de la liberté de manifestation. A ce titre les juges de Karlsruhe vont procéder à un raisonnement en deux temps.

     Les magistrats de la Cour analysent, tout d’abord, le fond des propos litigieux. Occultant la connotation péjorative attachée au terme de « poulets », connotation pourtant relevée par les juges du fond pour appuyer leur raisonnement sur l’absence de lien entre les propos de la requérante et le thème de la manifestation, la Cour admet que si l’ordre donné en ces termes « les poulets en civil hors de la manifestation » est en mesure de provoquer à court terme l’agitation de manifestants, il n’est nullement apte à remettre en cause le déroulement pacifique de la manifestation. Cette aptitude est mesurée en fonction du danger qu’encourent les policiers en civil quant à leur intégrité physique. En l’espèce, lesdits policiers n’ont pas été « désignés individuellement » et n’ont ainsi pas pu être les cibles de réactions violentes de la part des manifestants. L’intérêt légitime considéré ici est donc l’intégrité physique des policiers en civil. Les juges du fond, en se bornant à constater une éventuelle contribution des propos tenus par la requérante à l’établissement de troubles n’ont pas effectué de confrontation correcte des intérêts en cause. Par ce standard élevé de protection, la Cour laisse ouverte la question des éventuelles insultes dirigées contre les forces de l’ordre ayant infiltré, en civil, le cortège. Autrement dit, si en tant que telles ces paroles n’ont pas vocation à être protégées  par l’article 8 al. 1 LF, la demande d’un manifestant dirigée à l’encontre des policiers en civil s’étant introduits parmi les manifestants et assortie d’une désignation injurieuse de ces derniers, pourrait-elle, à la lumière de cet unique critère, être considérée comme permettant la réalisation de la fonction primordiale de la liberté de manifestation?

     Le deuxième temps du développement effectué dans l’arrêt au titre du contrôle de proportionnalité est dédié à l’existence d’un trouble lié à l’utilisation répétée d’un mégaphone. Ce trouble correspond à l’éventualité d’une atteinte à la santé de tiers à travers un bruit excessif. Sans s’attarder sur les critères permettant de juger de l’excessivité du bruit causé par l’emploi d’un mégaphone, les juges constitutionnels ont estimé qu’une telle condition ne saurait être vérifiée par l’emploi succinct, et à deux reprises uniquement, d’un porte-voix par la requérante.

     Les juges suprêmes allemands adoptent, finalement, dans leur examen des éléments pouvant justifier une limitation du droit fondamental de manifester (à savoir la protection d’intérêts juridiques d’importance équivalente), une conception plutôt française de l’ordre public. Pour autant, la position adoptée pour justifier l’exclusion des policiers en civil des rangs d’une manifestation sur le fondement d’une définition subjective de la personne du manifestant paraît originale.

 

 

Décision du Bundesverfassungsgericht, BVerfG 1 Bvr 2135/09 du 26 juin 2014 disponible sur :https://www.bundesverfassungsgericht.de/entscheidungen/rk20140626_1bvr213509.html

 

Raisonnement du tribunal régional exposé par la Cour

 

4. S’agissant de la légalité de l’arrêté, il n’existerait aucun doute. Si une interdiction pure et simple d’utiliser les mégaphones aurait été illégale, la préfecture (Versammlungsbehörde) pouvait néanmoins en limiter l’utilisation, par exemple lorsque la sécurité routière ou la protection des tiers contre des dégradations de l’environnement le rendent nécessaire. De plus, l’utilisation de mégaphones ne serait pas en tant que telle nécessaire à l’exercice du droit fondamental de manifester. L’objectif de formation et de transmission d’opinions ne serait plus vérifié lorsque l’utilisation de porte-voix électroniques sert uniquement ou principalement à transmettre des opinions qui ne sont pas en lien avec le thème de la manifestation. Dans ce cas, l’emploi du mégaphone serait à considérer de la même façon que lorsqu’un individu ou le responsable d’un stand d’information en utilise un afin de diffuser une opinion personnelle. Le fait de limiter l’utilisation des mégaphones aux déclarations liées au thème de la manifestation et aux directives destinées à assurer son bon ordre serait dans ce contexte, et à la lumière de la liberté de manifester, légitimes.

 

5. En l’espèce la requérante n’aurait, à travers ses déclarations, ni souhaité éviter une éventuelle perturbation de la manifestation, ni fait une déclaration en lien avec le thème de la manifestation. Elle aurait plutôt fait part de son opinion personnelle et de son mécontentement quant à la participation de policiers en civil au cortège et aurait ainsi contribué à susciter des troubles plutôt qu’à les éviter. En outre, on ne pourrait constater de lien entre les propos tenus et un thème particulier ou avec le thème général de la manifestation. Il apparaîtrait clairement, en particulier du fait de la nature des propos en cause, que la requérante, à travers ses déclarations, ne souhaitait nullement engager un discours politique ou un débat concernant une présence policière excessive dans les manifestations en Bavière. La requérante aurait de plus eu connaissance de l’arrêté encadrant la manifestation et aurait eu conscience de ce que les deux déclarations qu’elle a tenues n’avaient pas de lien direct avec le thème de la manifestation, ni ne visaient au bon déroulement de cette dernière.

 

 

Raisonnement de la Cour

 

10. La décision contestée du tribunal régional lèse la requérante dans l’exercice de sa liberté de manifestation garantie à l’article 8 alinéa 1 LF.

 

11. Les faits en cause entrent dans le champ d’application de la liberté de manifestation. La requérante prenait incontestablement part à un rassemblement visant à participer publiquement à la formation d'opinions,  et ainsi à une manifestation au sens de l’article 8 al. 1 LF. L’utilisation de porte-voix ou de mégaphones en tant qu’outils est en principe également protégée par la liberté de manifester. Les paroles diffusées au moyen d’un porte-voix et sanctionnées par une amende entretenaient un rapport suffisant avec le déroulement, protégé à l’article 8 al.1 LF, de la manifestation. S’ils ne peuvent être rattachés spécifiquement au thème du rassemblement ni ne constituent de directives visant à assurer le bon ordre de la manifestation, il n’en demeure pas moins que ces propos exprimaient le souhait, lié à la conduite de la manifestation, de ne voir défiler dans le cadre du processus de formation d’opinion que les personnes voulant prendre part à ce processus, et non les policiers qui ne sont pas identifiables en tant que tels. Idéalement conçues, les manifestations sont la représentation corporelle de convictions communes. Toute personne qui participe à une manifestation est fondamentalement habilitée à s’exprimer afin que seules les personnes partageant les positions véhiculées par la manifestation participent à celle-ci et que les policiers se déplacent hors du cortège. Les propos tenus en l’espèce à cette fin par le biais d’un mégaphone entrent dans cette mesure – contrairement à l’avis du tribunal régional -  dans le champ d’application de la liberté de manifester.

 

13. La liberté de manifestation n’est pas garantie de manière absolue. Dans le cas des manifestations en plein air, des restrictions sont permises aux termes du second alinéa de l’article 8 LF lorsque celles-ci sont effectuées par voie législative, ou sur le fondement d’une loi, et que ces restrictions visent à protéger les intérêts des tiers. La disposition relative aux amendes qui trouve application ici est une loi dont l’interprétation et l’application relèvent en principe de la compétence des juridictions pénales. Cependant, les organes de l’Etat, et également, de fait, les juridictions pénales, sont tenus d’interpréter les lois entrant dans le champ des droits fondamentaux à la lumière de la portée fondamentale de l’article 8 al. 1 LF et de limiter les mesures nécessaires à la protection d’autres intérêts d’importance équivalente.

 

14. La condamnation, par le tribunal régional, de la requérante à une amende n’a pas satisfait à cette exigence.

 

15. En ne fondant sa décision de condamner la requérante à une amende que sur le fait que cette dernière a eu recours à un porte-voix pour tenir des propos qui n’avaient aucun rapport avec le thème de la manifestation au sens strict, ni n’étaient destinés à assurer le bon ordre de la manifestation, le tribunal régional a méconnu la fonction protectrice de l’article 8 al. 1 LF. Cette disposition permet en principe, comme exposé précédemment, la tenue de propos liés plus largement à la manifestation. Ainsi le tribunal ne pouvait se fonder uniquement sur l’arrêté ni sur la loi sur le fondement de laquelle il a été adopté. L’arrêté ne pouvait être considéré comme constitutionnel que s’il avait été interprété comme  n’excluant pas du bénéfice de la protection liée à la liberté de manifestation les propos non étroitement liés au thème de la manifestation. En ce sens, une telle considération fait défaut : la décision se contente de sanctionner les propos tenus par la requérante sans chercher à établir l’existence d’un trouble quelconque. Aucun trouble causé par l’utilisation du mégaphone dans le cas d’espèce n’est manifeste. La simple déclaration : « les poulets en civil, hors de la manifestation et tout de suite ! » est susceptible de provoquer l’agitation à court terme de certains manifestants mais en aucun cas de perturber le déroulement pacifique de la manifestation. Plus spécifiquement, les policiers en civil n’ont pas été désignés individuellement et n’ont ainsi pas été exposés à des réactions violentes des manifestants. Une éventuelle atteinte à la santé des tiers due à un bruit excessif résultant uniquement des deux utilisations restreintes du mégaphone semble également à exclure. Pour tous ces motifs, aucun élément ne permet de justifier la condamnation de la requérante à une amende.

 

16. La décision attaquée doit par conséquent être annulée.