Analyse économique du prononcé des sanctions pécuniaires en droit russe et français de la concurrence

Les travaux de recherche en matière de droit de la concurrence portent le plus souvent sur des questions de qualification de la position dominante et sur la détermination des différents comportements abusifs. Bien que ces sujets soient d’une importance évidente, il est tout aussi intéressant d’étudier les conséquences qu’entraîne une telle qualification pour les entreprises fautives. Ainsi, on constate depuis plusieurs années un intérêt croissant pour l’étude des mesures à prendre à l’égard des entreprises ayant enfreint le droit de la concurrence et notamment vis-à-vis de celles ayant commis un abus de position dominante (L’Observateur OCDE, Mesures correctives et sanctions en cas d’abus de position de dominante, OCDE, Janvier 2009). Cela peut notamment s’expliquer par le fait que les mesures adoptées par les autorités nationales et européennes de la concurrence visant à sanctionner un comportement anticoncurrentiel fautif jouent un rôle décisif dans l’efficacité du droit de la concurrence. Il est important que ces mécanismes soient opérants et apportent les effets escomptés car le bon fonctionnement du droit de la concurrence, vital pour l’économie, en dépend directement. En effet, les règles du droit de la concurrence ont pour mission d’assurer l'existence d'une concurrence effective, levier essentiel pour la croissance de l'économie, l'innovation et la préservation du pouvoir d'achat des consommateurs.

Ainsi, face au danger que représentent les atteintes à la concurrence pour l’économie nationale, il est important pour les autorités nationales de la concurrence de faire cesser ces comportements, de les sanctionner et de les prévenir. L’adoption de mesures adéquates et efficaces n’est cependant pas toujours aisée. Ces mesures peuvent par exemple être trop sévères ou pas assez, trop tardives, engendrer des difficultés d’application etc. En outre, lorsque ces mesures sont inadaptées, elles peuvent parfois laisser perdurer des situations nuisant à la concurrence sur le marché ou encore ne pas suffisamment inciter les entreprises à se conformer aux règles du droit de la concurrence. L’adoption de mesures appropriées représente de toute évidence un défi important pour toute autorité nationale de la concurrence. L’étude de ces mesures peut être particulièrement intéressante à conduire à travers le prisme de l’analyse économique du droit afin de mieux mesurer à quel point la dimension économique influence le droit de la concurrence.

L’un des instruments clés auquel ont recours les autorités de la concurrence russes et françaises dans la lutte contre les ententes et les abus de position dominante sont les sanctions pécuniaires. En France comme en Russie, les montants de ces sanctions sont très variables quoique toujours élevés. On peut citer à titre d’exemple quelques affaires jugées récemment dans les deux pays et ayant donné lieu au prononcé de sanctions pécuniaires : Gazprom (avril 2013 – 437 500 euros ; 2008/2009 – 117 millions d’euros), TNK-BP Holding (2008/2009 – 57 millions d’euros), Energetiki Khakassi (février 2013 – 1,725 millions d’euros), MOESK (février 2013 – 5,807 millions d’euros), RZD (novembre 2011 – 8 millions d’euros), affaire du « cartel de l’acier » (575 millions d'euros ; montant ensuite divisé par huit (!) par la Cour d'appel de Paris), affaire du « cartel des lessives » (décembre 2011 – 361 millions d’euros). De par leurs montants spectaculaires et la notoriété des entreprises qu’elles touchent parfois, les sanctions pécuniaires en droit de la concurrence sont un sujet très discuté par les média, par la doctrine juridique et au sein des entreprises. Le débat est relancé à l’occasion de presque toute décision prononçant des sanctions élevées à l’égard des entreprises fautives. Selon Scott Hammond, « on assiste depuis une vingtaine d’années à la prolifération des programmes de clémence effectifs, à une surenchère de sanctions pour les délits d’entente et à une mobilisation internationale pour des actions pénales contre les personnes » (Hammond S., The Evolution of Criminal Antitrust Enforcement over the Last Two Decades, discours prononcé devant le National Institute on White Collar Crime le 25 février 2010, p.1). En effet, les statistiques de certaines des économies les plus importantes de l’OCDE révèlent sur les 20 dernières années une progression spectaculaire des sanctions pécuniaires imposées aux entreprises reconnues coupables d’entente (Organisation de Coopération et de Développement Économiques, Table ronde sur la promotion des règles de conformité avec le droit de la concurrence, 07 Octobre 2011). Les acteurs économiques ont souvent de la peine à comprendre les raisons d’une telle augmentation du montant des sanctions encourues (et des montants très variables des sanctions prononcées) en cas d’entente ou de position dominante. Derrière l’incompréhension du montant de la sanction se cache bien souvent une incompréhension de la méthode de calcul de cette sanction. Il est, en effet, difficile de comprendre et d’accepter le montant d’une sanction si l’on ignore selon quels critères celle-ci est calculée et dans quel but elle est prononcée.

La question qui se pose est la suivante : comment les autorités de la concurrence peuvent-elles rendre leurs sanctions pécuniaires à la fois plus efficaces et plus compréhensibles aux yeux des agents économiques ? La réponse à cette question peut s’articuler de la manière suivante : par l’étude de la recherche d’efficacité maximale de la sanction pécuniaire (I), complétée par l’examen de l’encadrement du prononcé des sanctions pécuniaires (II). L’étude se concentre volontairement sur les sanctions pécuniaires car ce sont elles qui sont, de loin, les plus fréquemment prononcées et qui nécessitent le plus d’explications aux agents de part leurs montants extrêmement élevés.

I. La recherche d’efficacité maximale de la sanction pécuniaire

Afin d’atteindre ses objectifs principaux que sont la répression et la dissuasion en matière de pratiques anticoncurrentielles, le droit de la concurrence dispose d’un large panel de sanctions qui peuvent compléter les sanctions pécuniaires (A). Afin d’augmenter les chances d’atteindre l’objectif clé de dissuasion, l’analyse économique du droit propose un modèle de calcul permettant de définir le montant optimal de la sanction pécuniaire en droit de la concurrence (B).

A. Un large panel de sanctions pour compléter la sanction pécuniaire

En France comme en Russie, les sanctions pécuniaires cherchent avant tout à punir le contrevenant, décourager la réitération et dissuader tout autre contrevenant potentiel d’enfreindre le droit de la concurrence (Les sanctions pécuniaires des entreprises en droit de la concurrence, principes de convergence, document publié par l’ECA (association des autorités de concurrence d’Europe) en mai 2008 ; http://www.autoritedelaconcurrence.fr/doc/eca_ppes_convergence.pdf). La sanction pécuniaire (appelée aussi sanction administrative) n’est pas prononcée par un juge, mais pas une autorité nationale de la concurrence. En France, il s’agit de l’Autorité de la concurrence française (ci-après l’ « Autorité de la concurrence ») (http://www.autoritedelaconcurrence.fr/user/standard.php?id_rub=402&id_article=1597) et en Russie du Service antimonopole fédéral de la Fédération de Russie (ci-après le « FAS ») (Doklad o rezul'tatakh i osnovnykh napravleniyakh deyatel'nosti Federal'noi antimonopol'noi sluzhby na 2012-2015 gody, Moskva 2012 god (Compte-rendu des résultats et des principales orientations de l’activité du Service antimonopole fédéral pour les années 2012 à 2015, Moscou 2012), http://fas.gov.ru/about/list-of-reports/list-of-reports_30055.html).

Au rang des autres sanctions du droit de la concurrence on compte les sanctions de type pénal, civil, et professionnel. Elles aussi servent les deux objectifs principaux de la sanction en droit de la concurrence : répression et dissuasion. Toutefois, certaines de ces sanctions sont d’avantage axées sur l’idée de répression alors que d’autres le sont plus sur celle de dissuasion ou encore de réparation.

En droit français, la sanction pénale peut concerner la personne morale auteur de l’infraction au droit de la concurrence mais également le gérant, personne physique, de cette personne morale (art.121-2 du code pénal et art. L. 460-2 du code de commerce). En droit russe, la sanction pénale n’est applicable qu’aux personnes physiques (art. 178 du Code pénal de la Fédération de Russie). Cette importante différence entre le droit russe et le droit français confère un rôle quelque peu différent à la sanction pénale dans ces deux droits. En droit français, la sanction pénale sous forme pécuniaire peut être prononcée en complément d’une sanction administrative. Le spectre de la sanction pénale pouvant s’ajouter à une sanction administrative doit dissuader les entreprises d’adopter des comportements anticoncurrentiels. Cette complémentarité ne permet toutefois pas d’échapper au principe de proportionnalité, car le Conseil constitutionnel a eu l’occasion de dire qu’en cas de cumul d’une peine administrative et d’une peine répressive “le principe de proportionnalité implique qu’en tout état de cause, le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues” (Déc. no 89-260 DC du 28 juillet 1989 COB et déc. no 2012-266 QPC du 20 juillet 2012).

La sanction pénale à l’égard des personnes physiques peut constituer une sanction autonome ou complémentaire de la sanction administrative frappant les entreprises. Elles est dotée d’un très fort effet dissuasif car elle incombe entièrement à son auteur et peut-être lourde de conséquences pour lui (peine de privation de liberté pouvant aller jusqu’à 4 ans en France et même 7 ans en Russie, amendes etc.).

Il est intéressant de noter qu’en Russie une sanction pénale ne peut être prononcée que si le FAS a préalablement qualifié le comportement en cause d’anticoncurrentiel, alors qu’en droit français, elle peut être prononcée après transmission du dossier par l’Autorité de la concurrence, mais aussi sur plainte avec constitution de partie civile (F. Jenny, « L’articulation des sanctions en matière de droit de la concurrence du point de vue économique », Les sanctions du droit de la concurrence (Paris, 31 octobre 2012), Concurrences N° 1-2013, art. N° 50524, www.concurrences.com).

Les sanctions professionnelles qui existent en droit français et en droit russe ont davantage une visée dissuasive car elles cherchent surtout à décourager les cadres d’entreprises de renoncer participer à des pratiques anticoncurrentielles en raison des conséquences personnelles qu’ils pourraient subir pour leur emploi.

Contrairement aux sanctions administratives, les sanctions civiles ont elles un objectif axé sur la réparation, cherchant prioritairement à compenser le préjudice subi par les victimes de pratiques anticoncurrentielles.

Bien qu’elles ne soient que très rarement prononcées en France et en Russie, les sanctions de nature civiles, professionnelles et pénales ne sont pas pour autant superflues. Elles participent à la poursuite de l’objectif de dissuasion par leur seule existence. C’est toutefois la sanction administrative qui incorpore le plus ce double objectif dissuasif et punitif. La détermination de son niveau de telle façon qu’elle soit assez dissuasive pose des difficultés aux autorités nationales de la concurrence, toutes à la recherche d’une sanction pécuniaire d’un montant optimal.

B. La sanction pécuniaire optimale

Pour que les sanctions pécuniaires soient suffisamment dissuasives, leur montant devrait être supérieur au gain potentiellement attendu de la mise en œuvre des pratiques anticoncurrentielles. On estime que les agents économiques sont dissuadés lorsque les risques attachés aux comportements anticoncurrentiels sont plus importants que les avantages qu’ils peuvent en retirer. Les agents économiques doivent s’attendre à une sanction d’un montant excédant tout gain potentiel qu’ils pourraient réaliser en mettant en œuvre une pratique anticoncurrentielle.

L’idée exposée ci-dessus a été théorisée dans un article fondateur de Gary Becker. Selon lui, les décisions d’adopter un comportement répréhensible du point de vue du droit se réduisent à des calculs d’intérêts. Becker explique que les acteurs rationnels comparent la valeur économique escomptée du délit qu’ils envisagent de commettre avec le produit de la probabilité de détection et le coût des conséquences d’une telle détection (Becker G., « Crime and Punishment: An Economic Approach » 76 Journal of Political Economy 169 (1968).

Si l’on s’appuie sur l’hypothèse réaliste que les agents qui commettent des infractions ne sont pas toujours appréhendés, la sanction optimale, pour un agent rationnel et neutre au risque, doit être égale au gain illicite (notée G) divisé par la probabilité que l’auteur de l’infraction soit arrêté et condamné (notée p) :

Amende optimale = G/p

Cette formule peut être illustrée par l’exemple suivant : si une entreprise retire un bénéfice de 1000 euros de la pratique anticoncurrentielle et si la probabilité de se faire prendre est de 10 %, alors la sanction dissuasive s’élève à 1000/10 % = 10 000 €.

Un agent ne commettra une infraction que si son profit espéré, noté E (o), dépasse cette sanction optimale espérée :

E (o) > G/p

On peut considérer comme raisonnables une probabilité de détection de 15% (la plupart des spécialistes donnent une fourchette comprise entre 10 et 20 %. Douglas Ginsburg, procureur général adjoint de la Division antitrust du Department of Justice, estimait en 1986 qu’environ 10 % des cartels étaient détectés. L’OCDE a pour sa part estimé en 2003 que « pas plus d’une entente sur six ou sept est détectée et poursuivie », ce qui correspond à une probabilité de l’ordre de 15 %) et un gain illicite d’environ 20%. Sur la base de ces paramètres, une sanction dissuasive serait comprise entre 63% et 110% du chiffre d’affaires sur le marché affecté, selon la valeur de l’élasticité-prix de la demande. En supposant que tous les cartels sont détectés le montant de l’amende varie entre 9% et 16% du chiffre d’affaires sur le marché affecté, en fonction de l’élasticité-prix (Combes E., La politique de la concurrence, Coll. Repères, éd. La Découverte, 2002, 126 p., 7,95 T.).

La sanction en droit de la concurrence se doit ainsi de répondre aux objectifs de dissuasion et de sanction. Afin d’accroître son efficacité, la politique de sanction menée par les autorités de concurrence doit être lisible et présenter un certain degré de prévisibilité. Dans un objectif pédagogique et de plus grande sécurité juridique des agents économiques, il convient d’encadrer plus précisément le prononcé de la sanction tout en renforçant le caractère dissuasif de cette dernière.

II. L’encadrement du prononcé des sanctions pécuniaires

Afin d’encadrer le prononcé des sanctions pécuniaires, le droit français et le droit russe prévoient des textes cadres complétés par des principes directeurs relatifs au prononcé des sanctions sur lesquels se basent le FAS et l’Autorité de la concurrence (A). Ces principes directeurs font toutefois l’objet d’un certain nombre de critiques (B).

A. Un cadre légal de base complété par des principes directeurs relatifs au prononcé des sanctions pécuniaires

En France, c’est l’article L 462-2 du Code de commerce qui régule les sanctions prononcées par l’Autorité de la concurrence. Cet article énonce les principes qui doivent guider l’Autorité de la concurrence lors de la détermination du montant des sanctions : celles-ci doivent être « proportionnées à la gravité des faits reprochés, à l'importance du dommage causé à l'économie, à la situation de l'organisme ou de l'entreprise sanctionné ou du groupe auquel l'entreprise appartient et à l'éventuelle réitération de pratiques prohibées ». En outre, l’article dispose que « le montant maximum de la sanction est, pour une entreprise, de 10 % du montant du chiffre d'affaires mondial hors taxes le plus élevé réalisé au cours d'un des exercices clos depuis l'exercice précédant celui au cours duquel les pratiques (anticoncurrentielles) ont été mises en œuvre ». Le Code des infractions administratives de la Fédération de Russie (ci-après le « KoAP ») entre beaucoup plus dans les détails que ne le fait le Code de commerce français. Contrairement au Code de commerce, le KoAP différencie les sanctions à prononcer en cas d’entente (art. 14.32 KoAP) de celles sanctionnant les abus de position dominante (art. 14.31 KoAP). Au sein de chacun de ces articles, sont ensuite prévus des sanctions et des modes de calcul différents en fonction de la nature exacte de l’infraction. Ces articles longs et très complexes sont rédigés de manière ouverte et ne permettent pas aux agents économiques de réellement savoir à quel montant d’amende ils peuvent s’attendre.

Pour accroître la prévisibilité et la lisibilité des sanctions pécuniaires, il est important que les entreprises comprennent la méthode de calcul des sanctions. Le Groupe de travail ECA sur les sanctions recommande ainsi aux autorités de la concurrence de publier des lignes directrices exposant leur méthode de calcul pour les sanctions (Les sanctions pécuniaires des entreprises en droit de la concurrence, principes de convergence, document publié par l’ECA en mai 2008 ; http://www.autoritedelaconcurrence.fr/doc/eca_ppes_convergence.pdf). Les deux documents méthodologiques publiés par l’Autorité de la concurrence (Communiqué du 16 mai 2011 relatif à la méthode de détermination des sanctions pécuniaires Communiqué du 16 mai 2011 relatif à la méthode de détermination des sanctions pécuniaires ; http://www.autoritedelaconcurrence.fr/doc/communique_sanctions_concurrence_16mai2011_fr.pdf) (ci-après le « Communiqué ») et le FAS (la Lettre du FAS en date du 8 juillet 2010 « Sur l’application des recommandations méthodologiques relatives au calcul des amendes » (http://base.consultant.ru/cons/cgi/online.cgi?req=doc;base=LAW;n=126188) (ci-après la « Lettre ») s’inscrivent précisément dans cette démarche.

Le FAS et l’Autorité de la concurrence ont tous les deux opté pour une méthode consistant à prendre un pourcentage de la valeur des ventes affectées par la pratique illégale, multiplié par la durée et ajusté en fonction des circonstances atténuantes ou aggravantes, plutôt que de se contenter de préciser simplement des principes directeurs servant d’orientation pour le calcul de la sanction.

Le FAS (Gurin N.V., Formirovanie kartelya i riski predrinimatelya na tovarnom rynke, Konkurentno pravo, 2012, N 3) et l’Autorité de la concurrence (Temple-Boyer S. et Marolleau L., Points clefs du communiqué de l’Autorité de la concurrence sur les sanctions pécuniaires en matière de pratiques anticoncurrentielles, e-newsletter Soulier du mois de juin 2011, www.soulier-avocats.com) procèdent selon le même principe général pour la détermination des sanctions pécuniaires : un montant de base est retenu, susceptible d’être pondéré à la baisse ou à la hausse selon les éventuelles circonstances aggravantes ou atténuantes. Bien que les deux autorités se basent sur le même principe général de détermination de la sanction, la méthode de détermination du FAS du montant de base est bien plus figée que celle de l’Autorité de la concurrence. En effet, le FAS se voit imposer une formule mathématique qui ne lui offre que très peu de marge de manœuvre pour le calcul du montant. Cela est d’ailleurs conforme à l’esprit de la Lettre selon laquelle la principale mission du FAS est de qualifier le comportement de l’entreprise fautive pour ensuite lui appliquer les bonnes variables de la formule. L’Autorité de la concurrence dispose elle de plus de libertés puisque la seule chose qui lui est imposée par le Communiqué est de retenir comme montant de base une proportion située entre 0 à 30% de la valeur des produits ou des services en relation avec l’infraction, vendus pendant une année de référence qui est généralement le dernier exercice complet de participation. Cela laisse une grande marge d’appréciation à l’Autorité de la concurrence.

Une fois le montant de base déterminé, le FAS et l’Autorité de la concurrence procèdent à une individualisation de la sanction. Le FAS pondère le montant de base arrêté préalablement en fonction de circonstances atténuantes ou aggravantes listées dans la Lettre, suivies chaque fois de l’augmentation ou de la diminution qu’ils entraînent sur le montant de base. Contrairement au Communiqué, qui précise que la liste des circonstances atténuantes et aggravantes citées n’est pas exhaustive, la Lettre est silencieuse sur ce point. La manière dont sont présentées ces circonstances (tableau très précis et description détaillée des différentes circonstances) laisse penser que dans le silence du texte cette liste est exhaustive. Concernant la modulation du montant de base, la méthodologie est donc également plus directive en droit russe qu’en droit français et laisse moins de marge d’appréciation au FAS.

On constate que les deux autorités accordent beaucoup d’importance à la réitération de l’infraction, élément de personnalisation de tout premier plan. En cas de réitération de l’infraction, l’Autorité de la concurrence peut augmenter le montant de base de 15 à 50%. Le FAS cite quant à lui la réitération au premier rang des circonstances aggravantes entrainant une augmentation de 100% du montant de base.

Le dernier élément d’individualisation de la sanction qu’il est intéressant d’évoquer est celui de la capacité contributive de l’entreprise fautive. L’Autorité de la concurrence déclare explicitement prendre en compte dans ses ajustements finaux la « capacité contributive » de l’entreprise condamnée, prévoyant même des sanctions d’un « montant symbolique » pour certains cas particuliers. Le FAS, lui, ne prend pas expressément en compte la capacité contributive des entreprises fautives. Il prévoit même des seuils planchers en-deçà desquels il ne peut pas aller. Ces seuils planchers peuvent s’avérer problématiques dans le cas où l’entreprise sanctionnée est une entreprise de petite taille ou en proie à des difficultés financières. Une évolution semble toutefois se dessiner en Russie avec un arrêt récent de la Cour constitutionnelle russe (http://base.consultant.ru/cons/cgi/online.cgi?req=doc;base=LAW;n=140993), bien que cette décision ne concerne pas directement les amendes pour abus de position dominante ou entente, mais celles sanctionnant les entreprises ayant fourni des informations erronées au FAS dans le cadre d’enquêtes sur leurs agissements. La Cour constitutionnelle estime que pour certaines entreprises de petite taille ce montant peut s’avérer extrêmement élevé et inadapté et permet donc au FAS, en attendant une réforme du KoAP, de prononcer des amendes d’un montant inférieur au plancher fixé par la loi.

Bien que la publication par le FAS et l’Autorité de la concurrence des principes directeurs du prononcé des sanctions soit une entreprise tout à fait louable, la mise en ouvre de cette démarche en France comme en Russie comporte certaines lacunes nuisant à son efficacité.

B. Le succès relatif des principes directeurs du prononcé des sanctions pécuniaires

Il convient avant tout de souligner le fait que Communiqué et Lettre ont tous les deux une valeur juridique non contraignante. Bien que l’Autorité de la concurrence affirme que le Communiqué « lui est opposable », elle se réserve toutefois la possibilité de ne pas le respecter. Le juge n’est lui pas tenu par le Communiqué. Concernant la Lettre du FAS, celle-ci est silencieuse sur son effet juridique. Il en ressort que le FAS est libre de suivre ou non la méthode exposée dans ce document lors du prononcé de sanctions. Cette liberté d’application des principes directeurs dont jouissent le FAS et l’Autorité de la concurrence semble quelque peu altérer la réalisation de l’un des objectifs principaux de ce type de ce type document : garantir un certain degré de prévisibilité quant au montant de la sanction pour les opérateurs économiques.

Concernant la Lettre du FAS, celle-ci a été publiée dans un but de clarification des dispositions du KoAP, mais ne remplit finalement pas si bien que cela cet objectif. Le FAS n’ayant pas précisé la valeur juridique de la Lettre, les agents économiques ne savent jamais à l’avance quelle méthode le FAS va appliquer pour déterminer le montant de leur amende. L’adoption de la Lettre ne renforce donc pas réellement la sécurité juridique des agents économiques. Une grande partie des spécialistes du droit de la concurrence russe considère d’ailleurs que l’existence de deux méthodes contenues dans deux documents différents, dont l’un n’a pas de valeur juridique officielle, est l’une des raisons qui expliquent le nombre important de contestations à l’encontre des amendes qu’il prononce. Le FAS n’est donc parvenu ni à clarifier la situation ni à la simplifier via l’adoption de la Lettre.

Le Communiqué se voit quant à lui reprocher de s’appuyer sur des notions qu’il ne définit pas toujours clairement. « Le dommage à l’économie par exemple, qui sert de référence en droit français pour fixer le montant de l’amende, est évalué globalement par l’Autorité de la concurrence sur la base d’éléments qualitatifs et n’est pas chiffré » (Vogel L., « Les sanctions administratives : efficacité du contrôle ou sécurité juridique ? », Les sanctions du droit de la concurrence (Paris, 31 octobre 2012), Concurrences N° 1-2013, art. N° 50524, www.concurrences.com). Les critères pris en compte sont très divers et rendent ainsi l’évaluation du dommage fortement aléatoire.

 

Conclusion : Pour que la sanction pécuniaire en droit de la concurrence soit efficace, elle doit être dissuasive et sanctionner de manière adaptée le comportement anticoncurrentiel. Le droit de la concurrence prévoit à cet effet un large panel de sanctions dont il pourra être fait application selon les spécificités de chaque affaire. En outre, l’une des conditions essentielles à un effet dissuasif de la sanction est sa compréhension par les agents économiques. En effet, il semble que n’est réellement dissuasive la sanction que l’on comprend et que l’on est capable d’évaluer. Il est donc important que les autorités de la concurrence explicitent les principes directeurs sur lesquels elles se basent et les calculs qu’elles effectuent lors du prononcé d’une sanction pécuniaire. La publication de tels documents est également importante pour des considérations de sécurité juridique des agents.

Le Groupe de travail ECA (Les sanctions pécuniaires des entreprises en droit de la concurrence, principes de convergence, document publié par l’ECA (association des autorités de concurrence d’Europe) en mai 2008 ; http://www.autoritedelaconcurrence.fr/doc/eca_ppes_convergence.pdf) précise toutefois qu’ « un certain degré d’incertitude sur le montant réel de la sanction résultant de l’application d’une méthode donnée peut accroître son effet dissuasif, dans la mesure où les contrevenants potentiels ne peuvent alors effectuer à l’avance un calcul exact du risque encouru. Les autorités de concurrence ne devraient pas s’engager sur une méthode de calcul permettant de fixer de façon arithmétique et automatique le montant de l’amende, mais devraient conserver une certaine « marge de manœuvre ». Le Communiqué semble davantage s’inscrire dans cette démarche que la Lettre qui composée de formules mathématiques pré-arrêtées n’offre que peu de liberté à l’autorité de concurrence dans la détermination du montant de la sanction.

Sur la base de ces recommandations, il serait peut-être souhaitable pour la Russie (i) d’exprimer clairement la valeur juridique de son document méthodologique et (ii) de le simplifier et de le rendre moins rigide, tout en ne négligeant pas de contrôler scrupuleusement les montants prononcés par le FAS afin de prévenir les risques de corruption.

                                                     

 

Bibliographie indicative :

Communiqué du 16 mai 2011 relatif à la méthode de détermination des sanctions pécuniaires, http://www.autoritedelaconcurrence.fr/doc/communique_sanctions_concurrence_16mai2011_fr.pdf

Lettre du FAS en date du 8 juillet 2010 « Sur l’application des recommandations méthodologiques relatives au calcul des amendes », http://base.consultant.ru/cons/cgi/online.cgi?req=doc;base=LAW;n=126188

Ouvrages et articles scientifiques :

Becker G., Crime and Punishment: An Economic Approach, 76 Journal of Political Economy 169 (1968) ;

Combes E., La politique de la concurrence, Coll. Repères, éd. La Découverte, 2002 ;

Dewost J.-L. et al., « L'entreprise, les règles de concurrence et les droits fondamentaux : quelle articulation ? », Les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, 2012/2 N° 35, p. 187-219 ;

Gurin N.V., Formirovanie kartelya i riski predrinimatelya na tovarnom rynke, Konkurentno pravo, 2012, N 3 // Гурин Н.В., Формирование картеля и риски предпринимателя на товарном рынке, "Конкурентное право", 2012, N 3 ;

Grebennikov V., Administrativnaya otvetstvennost' za antimonopol'nye pravonarusheniya. Chto izmenilos’?, Konkurentsiya i pravo, 2012 N 2 // Гребенников В., Административная ответственность за антимонопольные правонарушения. Что изменилось?, "Конкуренция и право", 2012, N 2

Jenny F., « L’articulation des sanctions en matière de droit de la concurrence du point de vue économique », Les sanctions du droit de la concurrence (Paris, 31 octobre 2012), Concurrences N° 1-2013, art. N° 50524, www.concurrences.com

Vogel L., « Les sanctions administratives : efficacité du contrôle ou sécurité juridique ? », Les sanctions du droit de la concurrence (Paris, 31 octobre 2012), Concurrences N° 1-2013, art. N° 50524, www.concurrences.com

Rapports publics :

Les sanctions pécuniaires des entreprises en droit de la concurrence, principes de convergence, document publié par l’ECA (association des autorités de concurrence d’Europe) en mai 2008

Rapport sur l'appréciation de la sanction en matière de pratiques anticoncurrentielles, Folz J.-M., Raysseguier C. et Schaub A.,

Rapport Sur les résultats et les orientations principales de l'activité du FAS pour les années 2013 à 2015, Moscou, 2012

Sites internet officiels :

Site officiel du FAS : http://fas.gov.ru/

Site officiel de l’Autorité de la concurrence : http://www.autoritedelaconcurrence.fr/user/index.php