Arbitrage, consommation et ordre public communautaire : l'arrêt Mostaza Claro de la CJCE (26 oct. 2006), par Guillaume Fabre

Le droit communautaire impose aux Etats Membres d’annuler des sentences arbitrales rendues en vertu d’une clause d’arbitrage nulle car contraire au droit communautaire de la consommation. Cette obligation doit être remplie même si la procédure nationale applicable y fait obstacle. Telle est la conclusion que l'on peut tirer de cet arrêt (Voir Rev. arb. 2007.109, note L. Idot ; Gaz. Pal. n°119-123, 3 mai 2007, p. 17, obs. F-X. Train), par lequel la CJCE confirme et développe sa jurisprudence Eco Swiss. L’obligation faite au juge national dans l’arrêt Eco Swiss est en effet étendue par le présent arrêt au droit de la consommation. En outre, si l'arrêt Eco Swiss fondait cette obligation sur le principe de l’équivalence, elle apparaît maintenant autonome et pourrait trouver son fondement sur le principe de la protection juridique des justiciables.

1-Ordre communautaire et droit de l'arbitrage international

L’ordre juridique communautaire s’étoffe à mesure de son développement. Cependant, les règles de procédure restent très largement soumises aux droits nationaux. C'est l'autonomie procédurale des Etats membres. La Cour de justice des communautés européennes, sur le fondement de l’article 10 CE, a cependant posé des principes encadrant la discrétion des Etats membres en ce domaine, en imposant les principes d’effectivité (de la protection des droits que les justiciables tirent du droit communautaire) et d’équivalence (de l’encadrement procédural des droits que les justiciables tirent du droit communautaire et du droit national) (voir en ce sens, par exemple, l’arrêt C-188/95 Fantask c Industriministeriet 1997 ECR I-6783).

Ces limites au principe d'autonomie procédurale des Etats membres comportent un enjeu particulièrement important en matière d'arbitrage ; celui-ci étant réputé, selon la formule habituelle, "autonome". L’interaction entre le droit communautaire et le droit français de l’arbitrage international peut donc servir de révélateur voire d'amplificateur de certains des problèmes que pose la rencontre des ordres juridiques communautaire et national. La question du traitement des normes impératives communautaires dans le cadre de la révision des sentences arbitrales appliquant des normes communautaires en constitue une illustration.

Dans la lignée de l’arrêt Renault (C-38/98 Renault 2000 ECR I-2973), dans lequel l’existence de normes d’ordre public communautaire était débattue (voir en particulier paragraphe 36 de l’opinion de l’avocat général) et de l’arrêt Krombach (C-7/98 Krombach 2000 ECR I-1935, paragraphe 38), on considérera dans le cadre de ce commentaire que de telles normes existent.

La CJCE a été amenée à traiter du rapport entre droit de l’arbitrage et le droit de la concurrence par une question préjudicielle du Hoge Raad néerlandais dans l’affaire Eco Swiss (C-126/97 Eco Swiss 2000 ECR I-3055, et le droit de la consommation par l’affaire objet du présent commentaire (C-168/05 Mostaza Claro, 2006 ECR I-10421).
A titre liminaire, il convient peut-être de remarquer que le litige entre Móvil et Madame Claro était de nature interne ; il ne semble pas, au vu des faits de l’arrêt, que les intérêts du commerce international y étaient mis en jeu. Néanmoins, la CJCE ne semble pas distinguer entre ces deux régimes juridiques. On considérera donc que ce nouvel arrêt de la CJCE à vocation, en application de la primauté du droit communautaire, à s’appliquer tant à l’arbitrage international qu’à l’arbitrage interne.

2-L’affaire Mostaza Claro : l’Eco Swiss du droit de la consommation

a-Les faits de l’affaire

Les faits sont les suivants : Madame Mostaza Claro avait souscrit un contrat de téléphonie mobile avec la société Móvil Milenium SL. Le contrat comportait une convention d’arbitrage désignant une institution d’arbitrage. Mme Claro a résilié le contrat avant l’échéance. Móvil a saisi la juridiction arbitrale, laquelle a signifié à Mme Claro l’engagement de la procédure, lui rappelant qu’elle disposait de 10 jours pour renoncer à la procédure arbitrale en saisissant les juridictions étatiques. Mme Claro n’a rien fait en ce sens mais a participé à l’instance arbitrale au terme de laquelle elle a été condamnée.

Madame Claro a dès lors cherché à obtenir l’annulation de la sentence, en se prévalant d’une disposition législative espagnole, transposition de la directive 93/13/CEE déclarant abusive et donc nulles les conventions d’arbitrage entre professionnels et consommateurs. Cependant, une règle de procédure espagnole imposait que la nullité d’une convention d’arbitrage soit soulevée in limine litis. Dès lors que Mme Claro ne s’était pas prévalue du caractère abusif de la clause avant le stade de l’annulation, sa demande aurait donc dû être déclarée irrecevable. Le juge espagnol chargé du contrôle de la sentence posa néanmoins une question préjudicielle à la CJCE, afin de savoir si la directive 93/13 devait s’appliquer même lorsque le consommateur ne s’en était pas prévalu lors de l’instance arbitrale.
L’affaire Mostaza Claro présente donc, selon nous, des circonstances similaires à celles de l’arrêt Eco Swiss. Dans cette dernière affaire, la partie perdante d’une procédure arbitrale n’avait invoqué l’incompatibilité du contrat avec le droit de la concurrence que devant le juge de l’annulation. Selon la loi de procédure néerlandaise, tout motif d’annulation de la sentence arbitrale devait être soulevé au cours de l’instance arbitrale. Cependant, et contrairement au droit espagnol applicable dans la présente affaire, il existait en droit néerlandais une exception à ce principe, à savoir qu’une incompatibilité avec une norme d’ordre public peut être soulevée à tout moment, dès lors qu’elle supplante toute règle de procédure. La CJCE avait donc établi que le droit communautaire de la concurrence devait recevoir un traitement équivalent aux normes néerlandaises d’ordre public, permettant ainsi de surmonter la difficulté procédurale.

b-Le droit communautaire de la consommation, norme d’ordre public ?

Pour les juges néerlandais, le droit de la concurrence, qu'il soit de source nationale ou communautaire, ne constituait pas une telle norme d’ordre public. Dans l’affaire Eco Swiss, le juge communautaire a déclaré que le droit de la concurrence communautaire était d’ordre public en se fondant sur le caractère fondamental du droit de la concurrence dans les buts de la communauté, notamment la réalisation d’un marché intérieur commun (Article 3 du Traité CE). L’article 81(2) imposant la nullité des contrats conclu en contravention de l’article 81(1) militait en faveur d’une grande impérativité de la norme communautaire. Ainsi, le principe d’équivalence imposait, dans la mesure où une telle règle existait pour certaines normes d’ordre public national, que le droit de la concurrence prévale sur les obstacles de nature procédurale.
Dans l’arrêt Mostaza Claro, le juge communautaire reprend cette analyse. Il établit, paragraphe 37, que le droit de la consommation est une des missions de la communauté, en particulier, le relèvement du niveau de la vie. Ainsi, de même que le droit de la concurrence, le droit de la consommation doit être considéré comme une norme d’ordre public.

Une telle analyse se trouve confortée par le fait que la Cour commence son raisonnement par rappeler les principes d’équivalence et d’effectivité (paragraphe 24), mais la Cour n'énonce pas explicitement que le droit de la consommation doit être promu au rang de norme d’ordre public (voir GRAF et APPLETON, Elisa Marioa Mostaza Claro v. Centro Móvil Milenium: EU Consumer Law as a Defence against Arbitral Awards, ECJ Case C-168/05, ASA Bulletin, Vol. 25 No. 1 (2007), pp. 48 – 64)

On peut remarquer que dans son arrêt Eco Swiss comme dans son arrêt Mostaza Claro, la Cour a invoqué l’article 3 du Traité pour considérer que le droit de la concurrence et le droit de la consommation, respectivement, étaient des missions fondamentales de la Communauté. Un auteur a fait remarquer que l’article 3 était un fondement peu pertinent pour déclarer une norme d’ordre public dès lors que quasiment toutes les activités de la Communauté y sont listées (N. Shelkoplyas, The Application of EC law in Arbitration proceedings, WLP 2003 p.). La Cour semble néanmoins s’engager dans cette voie. Potentiellement, les effets sur l’autonomie du droit de l’arbitrage sont donc considérables. Mais le principe de l’équivalence permet-il au droit national d’en moduler les effets ?

c-Une obligation de contrôle des sentences

Selon le droit espagnol, le grief tiré de la nullité de la clause compromissoire n'est recevable que s'il a été soulevé devant l'arbitre lui-même, dans la mesure où cela était possible ; ce qui était le cas en l'espèce. On a vu que le droit néerlandais connaît la même obligation. Mais le droit néerlandais connaissait une exception à l’obligation de soulever le problème d’ordre public in limine litis dès lors qu’il s’agissait de l’arbitrabilité du litige. Le droit espagnol, à la date des faits (voir paragraphe 32 de l’arrêt), ne connaissait pas une telle exception. Comme on l'a vu plus haut, le principe de l’équivalence imposait au droit néerlandais d’inclure le droit de la concurrence dans les normes susceptibles de faire jouer une telle exception. Or, dans l’arrêt Mostaza Claro, la Cour se fonde toujours sur le principe de l’équivalence alors même qu'il n’existe aucune obligation similaire en droit espagnol (voir paragraphe 35 de l’arrêt et le rappel du principe Eco Swiss).
Il faut dès lors se demander si la CJCE ne crée pas une obligation autonome imposant au droit national de l’arbitrage de prévoir la possibilité pour une partie de se prévaloir d’une norme impérative de droit communautaire nonobstant l’existence d’une norme procédurale nationale empêchant l’invocation de cette norme communautaire.

Cette conclusion amène une remarque : la CJCE reprend le raisonnement qu’elle avait tenu dans le cadre d’Eco Swiss, mais c’est à travers son application aux faits de l’arrêt commenté que les limites de ce raisonnement apparaissent.

3-Portée de l’arrêt : vers un abandon du principe d’équivalence pour assurer une application uniforme des normes impératives de droit communautaire ?

a-Insuffisances du principe d’équivalence

En ce qui concerne le traitement du principe d’équivalence, il a été remarqué plus haut que celui-ci, en principe, ne trouvait pas à s’appliquer en l’absence de règle procédurale en droit espagnol permettant de surmonter un obstacle procédural pour faire prévaloir une norme d’ordre public substantiel. En transposant purement et simplement le raisonnement qui prévalait dans Eco Swiss à une situation qui ne s’y prêtait pas, la Cour fait apparaître la limite de ce raisonnement.

En effet, le principe d’équivalence n’est pas apte à assurer un traitement uniforme des normes de droit communautaires à travers la communauté dans le cadre des procédures judiciaires contrôle des sentences ayant fait application du droit communautaire (en ce sens, voir A. KOMNINOS, Case C126/97, Eco Swiss China Time Ltd. v. Benetton International NV, Judgment of 1 June 1999, Full Court, Common Market Law Review 37: 459–478, 2000). Les droits nationaux des Etats Membres n’ont pas la même approche du contrôle des sentences arbitrales. Nécessairement, l’effectivité du droit communautaire se retrouvera soumise aux aléas du droit national de la procédure de révision des sentences arbitrales.
La CJCE avait noté dans l’arrêt Eco Swiss que tous les Etats Membres étaient liés par la Convention de New York de 1958, et cela justifiait, pour la Cour, l’application du principe d’équivalence. Néanmoins, le droit de l’arbitrage international, soumis à une concurrence régulatrice en Europe, diffère dans son application de la dite Convention de New York.

En premier lieu, si les Etats Membres doivent considérer le droit de la concurrence et de la consommation comme étant d’ordre public au sens de l’article V(2)(b) de la Convention, la Suisse a adopté une approche contraire (voir l’arrêt du Tribunal Fédéral 4P.278/2005 du 8 mars 2006, affaire Tensacciai SpA et Terra Armata Srl, et le commentaire du Professeur Radicati di Brozolo). Considérant que la Suisse reste, devant Paris, le premier lieu de l’arbitrage international, cela pose un problème que l'on peut qualifier de "stratégique" dans le cadre de la concurrence que se livrent les Etats pour proposer une législation et une jurisprudence favorables à l'arbitrage.

En second lieu, et au sein même de la Communauté, le principe de l’équivalence pose problème lorsque le degré de contrôle judiciaire des sentences diffère (voir le post sur CYTEC/SNF). En troisième lieu, l’affaire Mostaza Claro montre que le principe d’équivalence pose problème lorsque le droit national ne permet pas de se prévaloir pour la première fois de la nullité de la convention d’arbitrage au stade du contrôle étatique de la sentence : une convention d’arbitrage contraire au droit communautaire de la consommation sera donc efficace si le consommateur ne soulève pas la nullité au début de la procédure d’arbitrage.
Ce rapide tour d’horizon permet de faire apparaître que le principe d'équivalence ne pouvait pas assurer l’application uniforme des normes impératives de droit communautaire. En outre, il a déjà été démontré que la solution retenue dans l'arrêt Eco Swiss n’était pas une véritable application du principe d’équivalence (N. Shelkoplyas, page 130).

b-Un autre fondement possible : la protection juridique des justiciables

Dès lors que le principe de l’équivalence ne trouve pas réellement à s’appliquer et ne permet pas d’atteindre les buts que la CJCE elle-même impose au droit communautaire, la Cour doit-elle poursuivre son approche de l’arbitrage international par le biais de ce principe ? Ne vaudrait-il mieux pas créer une obligation autonome pour le juge d’assurer l’effectivité du droit communautaire lors de la révision des sentences arbitrales (en ce sens, voir A. KOMNINOS page 468) ?

C’est dans la perspective de la création d’une telle obligation autonome qu’il devient intéressant de constater que l’arrêt Van Schijndel fondait l’obligation pour les juges nationaux d’appliquer sua ponte le droit communautaire de la concurrence (en dehors des cas où le droit national leur impose une obligation de passivité) sur la protection juridique des justiciables (C-4360-93 Van Schijndel c. Stichting Pensioenfonds voor Fysiotherapeuten 1995 ECR I-4705 para 12). Au paragraphe 31 de l’arrêt Mici rapporté, la CJCE reprend ce principe de la protection juridique du justiciable. Le droit communautaire de la consommation en effet proscrit les clauses d’arbitrage dans les contrats-types par peur que cela conduise à priver le consommateur d’un recours effectif. Ainsi, le raisonnement de la CJCE est motivé par le besoin de protéger le consommateur contre les dangers de l’arbitrage. Outre la méfiance que cela révèle envers l’arbitrage comme mode de règlement des différends, on peut se demander si le principe de la protection juridique des justiciables, compétiteurs ou consommateurs, pourrait servir de fondement à l’obligation, autonome, de contrôle des sentences arbitrales de droit communautaire.

Dégagée de l’apparence du principe de l’équivalence et des contraintes du droit procédural national, la jurisprudence de la CJCE pourrait ainsi définir de manière autonome le degré de contrôle que doivent exercer les juridictions nationales. Cette communautarisation du contrôle judiciaire des sentences arbitrales pourrait être, in fine, plus respectueuse du mécanisme de l’arbitrage: au lieu d’une intégration négative se faisant au détriment des droits nationaux de l’arbitrage international et au détriment du caractère définitif des sentences, la Cour pourrait, au nom de la protection juridique des justiciables, poser un standard précis de révision des sentences arbitrales qui heurteraient de manière inacceptable l’ordre juridique communautaire.

Bibliographie
Ouvrages'
BEGUIN et MENJUCQ (eds), Droit du commerce international, Litec (2005) GAILLARD and SAVAGE, Goldman, Fouchard and Gaillard on International Commercial Arbitration, Kluwer (1999) SHELKOPLYAS, The Application of EC law in Arbitration Proceedings, WLP (2003)

Articles
GRAF et APPLETON, Elisa Marioa Mostaza Claro v. Centro Móvil Milenium: EU Consumer Law as a Defence against Arbitral Awards, ECJ Case C-168/05, ASA Bulletin, Vol. 25 No. 1 (2007), pp. 48 – 64 IDOT, Note - Cour de justice des communautés européennes 1er juin 1999 - Eco Swiss China Time Ltd v. Benetton International, Revue de l'arbitrage, 1999 ‐ No. 3, pp. 639 ‐ 654 JAROSSON, Note - Cour d'appel de Paris (1re Ch. A) 19 mai 1993 - Société Labinal v. Sociétés Mors et Westland Aerospace, Revue de l'arbitrage, 1993 - No. 4, pp. 653 – 663 A. KOMNINOS, Case C126/97, Eco Swiss China Time Ltd. v. Benetton International NV, Judgment of 1 June 1999, Full Court, Common Market Law Review 37: 459–478, 2000 LANDOLT, Limits on Court Review of International Arbitration Awards Assessed in light of States’ Interests and in particular in light of EU Law Requirements, Arbitration International, Vol, 23 No. 1 (2007), pp. 63 – 92 RADICATI DI BROZOLO, L’ordre public et l’overkill du Tribunal Fédéral suisse, disponible sur http://fr.groups.yahoo.com/group/arbitrage-adr/message/978 (visité le 2 juin 2007)

Arrêts et décisions judiciaires
CJCE C-4360-93 Van Schijndel c. Stichting Pensioenfonds voor Fysiotherapeuten 1995 ECR I-4705 C-188/95 Fantask c Industriministeriet 1997 ECR I-6783 C-126/97 Eco Swiss 2000 ECR I-3055 C-7/98 Krombach 2000 ECR I-1935 C-38/98 Renault 2000 ECR I-2973 C-519/04 Meca Medina 2006 ECR I-06991
Suisse : Tribunal Fédéral 4P.278/2005 du 8 mars 2006, affaire Tensacciai SpA et Terra Armata Srl