Cariou v. Prince, 2011 WL 1044915 (S.D.N.Y. March 18, 2011) : la souplesse du fair use américain en matière d'« appropriation art », par Véronique Mauduit.

Dans cette espèce, l'artiste Patrick Cariou poursuit Richard Prince qui a utilisé la quasi totalité de ses photographies publiées dans un ouvrage pour les intégrer à des peintures sur bois qu'il a exposées à la galerie Gagosian. Richard Prince se défend en invoquant la section 17 USC § 107 du Copyright Act et la théorie du fair use ou usage « équitable » qui constitue une des exceptions au droit d'auteur américain. Afin de déterminer si une œuvre dérivée sans autorisation constitue une usage équitable de l'oeuvre originale, les tribunaux américains répondent grâce à un test en quatre étapes codifié à la section 17 USC § 107. En l'espèce, la cour décide que l'utilisation par Richard Prince des photographies de Patrick Cariou ne constitue pas un usage équitable et reconnaît une violation au droit d'auteur. Cet arrêt, mis en parallèle avec l'arrêt Blanch v. Koons, 467 F.3d 244, 248 (2d Cir.2006) rendu cinq ans auparavant et dans lequel des faits similaires avaient été décidés autrement permet de mettre en lumière la souplesse du droit américain en matière d' « appropriation art ».

L'art de l' « appropriation » est un art contemporain où l'artiste « copie consciemment et avec une réflexion stratégique » les travaux d'autres artistes. Dans un sens plus large , « l'appropriation art » est toute œuvre qui réemploie du matériel esthétique comme la taille, la couleur, le matériel et le média de l'original (v. Wikipédia, appropriation art). Cette pratique artistique pose naturellement des difficultés juridiques puisqu'elle suppose d'utiliser dans un nouveau travail des éléments constitutifs d'une autre œuvre. Elle n'est toutefois pas nouvelle  : de tout temps, les œuvres ont été réutilisées et réincorporées dans des œuvres nouvelles afin de les commenter, les critiquer, les parodier, leur rendre hommage, ou tout simplement s'en inspirer. La question se pose tout de même avec persistance dans le droit contemporain lorsque l'oeuvre empruntée en partie ou en totalité est soumise au droit d'auteur et qu'un nouvel usage de l'oeuvre risque de violer ce droit. En droit américain, la question qui se pose plus spécialement est la nature de l'usage en lui-même, que le juge américain peut qualifier d'équitable, un tel usage constituant alors une défense valide à la violation du droit d'auteur (Copyright Act 1976, 17 USC §107 « Fair use »). Telle était l'enjeu dans la décision Cariou v. Prince rendue le 18 mars 2011 par le Southern District Court de New York (1ère instance). Dans cette espèce, Richard Prince et la galerie Gagosian qui a exposé ses oeuvres étaient poursuivisen justice par Patrick Cariou pour violation du droit d'auteur. Richard Prince est une figure du mouvement de « l'appropriation art » qui a fait une série de peintures sur bois dans lesquelles sont incorporées et introduites la quasi totalité des photographies prises par Patrick Cariou et publiées dans un ouvrage intitulé « Yes Rasta ». Ces photographies sont pour la plupart des portraits de Rastafari pris par Cariou lors d'un voyage en Jamaïque.

Le Copyright Act de 1976 dans sa section 107 dispose que : « La présente section contient une liste des différents objectifs pour lesquels la reproduction d'une œuvre protégée peut être considérée comme équitable, comme lorsqu'elle est reproduite à des fins commentatrices, critiques, éducatives, de recherche ou informatives. La présente section énonce également quatre critères à prendre en considération pour déterminer si un usage particulier est ou non équitable: (1) le but et le caractère de l'utilisation, y compris si cette utilisation est de nature commerciale ou à but non lucratif à des fins éducatives ; (2) la nature de l'œuvre protégée ; (3) la quantité et la substantialité de la portion utilisée par rapport à l'œuvre protégée dans son ensemble ; (4) l'effet de l'utilisation sur le marché potentiel de l'oeuvre ou la valeur de l'œuvre protégée. »

Ainsi le loi met-elle en place un test en 4 étapes laissant au juge fédéral le pouvoir de balancer les intérêts des deux parties et décider ou non de l'équité de l'usage. La section 107 exige d'ailleurs expressément que le juge s'engage dans une analyse au cas par cas. Contrairement à la loi française qui met en place un liste limitée et rigide d'exceptions au droit d'auteur, que le juge n'a pas le droit de développer (JurisClasseur Civil Annexes, Titre V Propriété littéraire et artistique, Fasc. 1248 : Droit des auteurs. Droits patrimoniaux. - Exceptions au droit exclusif (CPI, art. L. 122-5 et L. 331-4) > I. - Problématique générale des exceptions, B. Source des exceptions), le droit américain se veut plus souple – l'inconvénient étant que des décisions différentes peuvent être rendues dans des contextes pourtant très similaires. Ainsi la souplesse du droit américain, désireux de laisser une importante marge d'appréciation judiciaire, pose forcément la question de sa cohérence. Dans le cas de l'affaire Cariou c. Prince par exemple, la cour va décider que l'exception de fair use ne s'applique pas. 5 ans plus tôt pourtant, dans une décision encore valide rendue par le second circuit de l'État de New York (cour d'appel), la cour était arrivée à une conclusion différente (Blanch v. Koons, 467 F.3d 244, 248 (2d Cir.2006)). Dans le cas en question, Koons, lui aussi figure de ce mouvement d' « appropriation art » avait reproduit, dans un travail qu'il avait exposé une partie d'une photographie prise par Blanch et également protégée par le droit d'auteur. L'arrêt Cariou v. Prince, en ce qu'il se distingue du précédent Blanch c. Koons, est donc un exemple intéressant de la souplesse et de la fragile cohérence du droit américain, que l'on peut mettre en lumière avec le droit d'auteur français. Les tribunaux américains rappellent constamment que les 4 critères sont d'importance égale et doivent être évalués à la fois individuellement et ensembles. Néanmoins cet arrêt « Cariou c. Prince » se focalise particulièrement sur le premier critère du fair use. En analysant le premier critère du test, la cour doit répondre en réalité à deux questions : « est ce que le nouvel usage transforme l'oeuvre originale ? Est ce que le nouvel usage est susceptible d'exploitation commerciale ? ».. Ici, les trois autres critères viennent seulement appuyer la logigue déjà présente au sein du premier critère.

 

I. Le nouvel usage doit transformer le sens ou l'expression de l'oeuvre originale en y introduisant des éléments substantiellement différents.

  1. L'étendue du pouvoir laissé au juge pour qualifier l'usage de transformateur

En analysant si le nouvel usage transforme l'oeuvre originale les tribunaux américains cherchent à établir si le travail nouveau apporte « quelque chose de substantiellement différent » ou réutilise le travail d'une manière nouvelle de façon à lui donner un sens différent (i.e parodie, critique). Ainsi la cour explique que « l'usage transformateur est l'usage qui altère le premier en lui donnant un sens nouveau, une nouvelle expression ou un nouveau message » (v. La décision commentée, citant Campbell510 U.S. p.579, 114 S.Ct. 1164). Il est important de noter que lorsque les tribunaux se plongent dans cette analyse, ils se réfèrent beaucoup au préambule de la section 107 en essayant de voir si le nouvel usage peut être interprété comme une critique, une parodie ou un commentaire (v. la décision commentée, citant Campbell, 510 U.S. p.578–79, 114 S.Ct. 1164 (citant 17 U.S.C. § 107)). Ainsi l'on pourrait dire qu'en essayant de répondre à cette question, le tribunal américain entreprend le même travail qu'un tribunal français confronté à une défense tirée de l'article L122-5 du code de la propriété intellectuelle. En effet les exceptions françaises sont peu ou prou celles que l'on retrouve au début de la section 107 du Copyright Act de 1976. Figurant à l'article 122-5 elles comprennent principalement (1) la parodie, le pastiche et la caricature, qui dans la loi française doit respecter les lois du genre ; (2) l'exception de copie privée ; (3) la reproduction ou la représentation, intégrale ou partielle, d'une œuvre d'art graphique, plastique ou architecturale, par voie de presse écrite, audiovisuelle ou en ligne, dans un but exclusif d'information immédiate et en relation directe avec cette dernière, sous réserve d'indiquer clairement le nom de l'auteur ; (4) les analyses et courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d'information de l'œuvre à laquelle elles sont incorporées ; (5) les revues de presses et aussi, (6) très récemment admise en 2009, l'exception pédagogique, qui permet la représentation ou la reproduction d'extraits d'œuvres, à des fins exclusives d'illustration dans le cadre de l'enseignement et de la recherche, à l'exclusion de toute activité ludique ou récréative. Le public auquel cette représentation ou cette reproduction est destinée doit être composé majoritairement d'élèves, d'étudiants, d'enseignants ou de chercheurs directement concernés, et l'utilisation de cette représentation ou cette reproduction ne doit pas donner lieu à aucune exploitation commerciale. Enfin cette utilisation doit être compensée par une rémunération négociée sur une base forfaitaire sans préjudice de la cession du droit de reproduction par reprographie (Article L.122-5 du code de la propriété intellectuelle).

Néanmoins le parallèle entre le travail effectué par le juge américain et le juge français connait une limite très importante, marquée par le pouvoir d'interprétation laissé au juge américain pour déterminer si l'usage d'une œuvre dérivée est équitable. En effet, si le préambule de l'article 17 USC 107 suggère des exemples de travaux susceptibles de bénéficier de l'exception d'usage équitable, il n'en est ainsi que si ces travaux passe l'examen du test en quatre étapes avec succès, une travail d'interprétation laissé entièrement à la discrétion du juge((Copyright Law, Essential Cases and Materials, Chapter 6, Fair Use and Other Defenses, 2nd edition, Alfred C. Yen, Joseph P. Liu, West American Casebook Serie.) À l'inverse, le pouvoir d'interprétation du juge français est fortement limité : ce dernier ne peut déclarer un usage « équitable » que si un tel usage est répertorié à l'article L122-5 du Code de la Propriété Intellectuelle. Le juge n'a pas le pouvoir de créer de nouvelles exceptions : Ainsi, en droit français la « citation » ne peut viser que des œuvre littéraires, il n'est pas possible, contrairement au droit américain, d'élargir la citation textuelle traditionnelle à des œuvres graphiques ou plastiques. Cependant, la jurisprudence française s'est abondamment développée sur la théorie de la reproduction accessoire : les juges tolèrent qu'un tiers photographie ou filme une oeuvre sans autorisation de l'auteur tant qu'elle ne constitue que l'accessoire d'un sujet principal différent. Cette exception jurisprudentielle de l'accessoire ou de "l'arrière-plan" est commune aux droits de reproduction et de représentation. Mais la représentation doit être accessoire et la théorie est fragile, car il s'agit d'une création prétorienne (JurisClasseur Civil Annexes, Titre V Propriété littéraire et artistique, Fasc. 1248 : Droit des auteurs. Droits patrimoniaux. - Exceptions au droit exclusif (CPI, art. L. 122-5 et L. 331-4) ; I. - Problématique générale des exceptions ; B. Source des exceptions). Cependant les plaignants plaident de plus en plus pour un développent des exceptions par le juge lui même. Parmi les tentatives récentes, l'on retrouve : 1) l'exception de reproduction accessoire dont on a parlé plus haut, 2) la défense de la liberté d'expression au niveau national et 3) l'article 10.2 de la convention européenne des droits de l'homme qui défend la même liberté. Comme nous le verrons plus bas au niveau national comme au niveau européen, les plaidoiries qui se reposent sur la défense de la liberté d'expression prévalent très rarement : de nombreuses décisions restent fermes sur le principe du droit d'auteur, en écartant purement et simplement la défense tirée de la liberté d'expression.

 

  1. L'influence des droits moraux sur la qualification de l'usage.

    En ce qui concerne la parodie, la règle énoncée à l'article L122-5 CPI est que la parodie, la caricature ou le pastique doivent respecter les lois du genre. La parodie suppose, en premier lieu, l’établissement d’une intention humoristique au travers d’un travestissement de l’œuvre originale. Les juges sont toutefois assez souples sur le caractère humoristique et le degré de travestissement d’une parodie, étant considéré que ce genre n’implique pas nécessairement le raffinement et la subtilité. De plus, bien que le genre parodique exige des emprunts importants et précis à l’œuvre parodiée afin d’établir un lien nécessaire avec celle ci, l’œuvre de parodie ne doit pas rechercher de confusion avec l’original (La Semaine Juridique Entreprise et Affaires n° 34, 25 Août 2011, 1586, propriété littéraire et artistique, article de Sandrine DELAYEN). Plus l'oeuvre d'inspiration est connue, moins la confusion avec la parodie semble par ailleurs possible (Tribunal de Grande Instance de Paris, 19 janvier 1977). Le juge doit, en second lieu, rechercher un équilibre délicat entre le droit de faire rire et les prérogatives de l’auteur sur son œuvre. Ainsi, un travestissement ne doit pas être tel qu’il ridiculise l’œuvre d’inspiration ou la personnalité de son auteur. Ainsi dans une décision rendue par la cour d'Appel de Paris le 13 octobre 2006, la cour a estimé que « au lieu de constituer un travestissement comique, le procédé qui consiste à substituer au visage du Che un faciès de singe » est relégué au rang d'une « dénaturation injurieuse ». Il s'agit là d'une application très stricte de l'article 122-5 CPI qui dispose : « Les exceptions énumérées par le présent article ne peuvent porter atteinte à l'exploitation normale de l'oeuvre ni causer un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l'auteur ». Ce sont les droits moraux de l'auteur qui sont visés par l'arrêt lorsque sont évoqués les « intérêts légitimes de l'auteur », notamment le droit au respect et à l'intégrité. En France cependant, la liberté d'expression et la parodie sont protégées constitutionnellement, et la cour a reconnu, dans une décision concernant les ayants droits d'Hergé, le droit pour un dessinateur de parodier les œuvres d'Hergé au nom de la liberté d'expression et a décidé que l'existence de droit moraux ne doit pas créer un monopole qui irait à l'encontre de la liberté d'expression. Cette décision reste néanmoins très isolée et fut sujette à de nombreuses critiques de la part de la doctrine.

    Depuis 1990 les États-Unis reconnaissent aussi l'existence de certains droits moraux aux auteurs d'une catégorie limitée d'oeuvres, parmi lesquelles figurent la photographie et la peinture. Le Visual Artists Rights Act codifié à la section 17 USC §106A reconnait à ces auteurs un droit à l'intégrité : « l'auteur d'une oeuvre d'art visuel aura le droit d'empêcher toute distorsion, mutilation ou autre modification de son oeuvre qui serait préjudiciable à son honneur ou à sa réputation ». Néanmoins ce droit est considérablement limité par rapport au droit français. En effet, le droit est attaché uniquement à la copie originale de l'oeuvre. Ainsi, si quelqu'un décidait d'acheter une peinture dans une galerie et la retravaillait au point que son auteur y verrait un atteinte à son honneur ou à sa réputation, il disposerait d'un droit à agir sur le fondement du droit moral en droit américain. Si, en revanche, quelqu'un voyait une photo de l'oeuvre sur Google image, l'agrandissait de façon a ce qu'elle soit très faiblement pixélisée et peignait par dessus, l'auteur original qui y verrait une atteinte à son honneur ou à sa réputation ne disposerait pas, en droit américain, d'un droit à agir alors qu'il en disposerait d'un en droit français. Pour revenir à la décision de la cour d'appel de Paris du 13 octobre 2006, il est nécessaire de mentionner que l'image du singe était utilisée pour faire la publicité d'un magazine. Et c'est cela qui semble avoir influencé le raisonnement de la cour qui considère que le parodiste aurait seulement « cherché à attirer l'attention des jeunes lecteurs en créant un choc visuel afin de mieux caractériser la tendance du journal pour mieux le promouvoir ». Cette décision démontre clairement qu'entre le droit d'auteur et la liberté d'expression parodique,en France, le premier est privilégié sitôt que cette dernière s'aventure sur le terrain commercial. La théorie personnaliste française s'oppose clairement à la théorie économique américaine. Dès lors se pose la question suivante : un usage commercial de l'oeuvre dérivée prive t-il le défendeur de l'exception de fair use ou de son équivalent français ?

     

    1. Usage équitable et usage commercial de l'oeuvre sont-ils incompatibles ?

    1. Traditionnellement, l'usage commercial d'une œuvre dérivée s'oppose à une reconnaissance de l'exception.

    La tradition est très ancrée en droit français puisque l'article 122-5 CPI interdit que certains usages soient utilisés à des fins commerciales, et ce de manière explicite. C'est notamment le cas de la reproduction ou la représentation, intégrale ou partielle, d'une œuvre d'art graphique, plastique ou architecturale, par voie de presse écrite, audiovisuelle ou en ligne, qui ne peut être reproduite qu'exclusivement dans le but d'information immédiate. La situation est la même dans le cas de l'exception pédagogique. En France un usage non autorisé de l'oeuvre originale ne peut être équitable que si il est « désintéressé » et ceci trouve ses origines principalement dans la vision philosophique française de l'oeuvre artistique en général. Le droit français a donc fait le choix de définir précisément chaque nouvelle exception au sein de la loi, qui ne peuvent donc pas être modulées aussi facilement que peut le faire le droit américain. L'existence des droits moraux limitent par ailleurs considérablement la possibilité pour le juge d'interpréter ces exceptions largement. Ces deux facteurs expliquent pourquoi le juge français pose un regard plus sévère sur l'exploitation commerciale de l'œuvre dérivée et pourquoi l'article 122-5 prohibe généralement une telle exploitation. Aux États-Unis la section 17 USC 107 du Copyright Act exige explicitement de prendre en compte l'usage commercial qui est fait de l'oeuvre pour décider si l'oeuvre est équitable ou non. Cependant certains tribunaux ont tendance à penser qu'il s'agit d'une présomption : s'il y a usage commercial, l'oeuvre dérivée est présumée inéquitable. Certains tribunaux vont encore plus loin en refusant tout simplement de faire bénéficier le défendeur de l'exception dès lors que le nouveau travail est destiné à être exploité commercialement. Ceci s'explique par la tradition américaine qui considère le droit d'auteur avant tout comme un droit économique, et en interdisant d'autoriser l'exploitation commerciale d'une œuvre dérivée, le juge américain ne fait que protéger les intérêts économiques de l'auteur de l'oeuvre originale. En réalité ce faisant les juges n'interprètent pas correctement la section 17 USC 107 et la prise en compte des tous les intérêts en présence. Ainsi les tribunaux supérieurs sanctionnent souvent ces interprétations en démontrant que l'exploitation commerciale d'une œuvre ne lui retire pas son caractère transformateur, qu'il s'agit bien de balancer tous les intérêts ensembles et de ne pas en faire privilégier un sur un autre. Les tribunaux, dans ces cas-là, soutiennent l'argument que tout travail tend vers la commercialisation qu'il s'agisse d'une œuvre d'art, d'un article de journal ou d'un livre d'histoire (Campbell, 510 U.S. p.584, 114 S.Ct. 1164) et qu'ainsi ce critère doit véritablement être examiné lorsque le second travail n'est pas assez transformateur. C'est ce qui explique que les juges soient arrivés à des décisions différentes dans Blanch v. Koons et Cariou v. Prince. Une analyse plus détaillée du cas en l'espèce explique très bien ceci.

     

    2. En droit américain, le degré de transformativité de l'oeuvre contrôle l'acceptation d'un usage commercial.

      La question de la commercialité du deuxième usage se pose tout à fait en droit américain comme il l'a été rappelé plus haut et le juge, en se penchant sur le premier critère du test doit aussi répondre à cette question : « est-ce-que le nouvel usage cherche à être exploité commercialement par son auteur ? » Lorsque les tribunaux entreprennent ce test à 4 étapes, il est entendu qu'un critère ne doit pas avoir plus d'importance qu'un autre : c'est la totalité des intérêts qui sont évalués à partir de la situation donnée. La pratique a en fait montré que certaines critères se révélaient être les plus importants, capable de faire peser la balance pour ou contre le plaignant. Deux raisons à cela : premièrement, si l'usage est transformateur, la quantité de l'oeuvre reproduite aura moins d'importance et deuxièmement, le quatrième facteur, celui du marché de l'oeuvre originale et de sa spoliation par l'exploitation de l'œuvre en second est déterminé en fonction des réponses données aux deux questions que présente le premier critère (Copyright Law, Essential Cases and Materials, Chapter 6, Fair Use and Other Defenses, 2nd edition, Alfred C. Yen, Joseph P. Liu, West American Casebook Series). En répondant à cette deuxième question les tribunaux appliquent d'ailleurs, souvent, la même méthode : plus le nouvel usage « transforme » le travail original, moins l'attention doit être portée sur l'exploitation commerciale que le nouvel auteur entend entreprendre. Si le travail présente peu d'éléments « transformateurs », alors l'usage commercial de ce nouveau travail doit au contraire être analysé minutieusement car il risquera de faire peser la balance en faveur du plaignant (v. la décision commentée, citant Campbell, 510 U.S. at 580–81, 114 S.Ct. 1164). Comme on l'a dit ce premier critère est naturellement relié avec le quatrième critère : si le nouveau travail ne présente pas assez de différences avec l'oeuvre originale et qu'il est destiné à être exploité commercialement, il risque très certainement de spolier le marché existant ou potentiel de l'oeuvre et de réduire ainsi la valeur de l'oeuvre originale. Dans ce cas là l'usage ne peut être équitable.

      Ainsi dans Cariou v. Prince, la cour conclue que Prince n'a pas suffisamment transformé l'oeuvre parce qu'il a souvent reproduit, sur ses 35 peintures, les photos de Cariou à l'identique, que les modifications qu'il a entreprise sur celles-ci étaient minimes (ajout d'une guitare à la main d'un des Rastafari) et que le message ne commentait en rien l'oeuvre originale comme le laisse d'ailleurs paraître le témoignage de Prince : « Il joue de la guitare à présent, on dirait qu'il joue de la guitare, on dirait qu'il a joué de la guitare toute sa vie : c'est ça le message que je voulais faire passer ». D'autre part Prince a commercialisé publiquement ses peintures par le biais d'une exposition à la galerie Gagosian. 8 peintures ont été vendus pour une somme de presque 11,000 dollars, dont 60% sont allés à Prince et 40% à la galerie. La cour reconnaît donc que les deux défendeurs à l'action ont tiré profit de cet usage sans avoir cherché à donner un autre sens à l'oeuvre de Cariou. L'effet spoliateur du marché est évident lorsque Cariou prouve que ses photos devaient être exposées et que l'exposition fut annulée lorsque l'organisatrice a eu vent de l'exposition de Prince et a pris peur de « profiter » de la renommée de ce dernier !

      La cour en conclut que l'usage fait par Prince des photos de Cariou n'est pas un usage équitable et que la totalité des facteurs favorisent le plaignant. Pourquoi la décision fut autre dans Blanch v. Koons ? Dans Blanch v. Koons, Koons avait utilisé la photographie prise par Blanch mettant en scène les pieds d'une mannequin, chaussés de chaussures Gucci et posés sur les genoux d'un homme pour l'incorporer à une composition qui comprenait deux autres paires de pieds, cette fois photographiées par Koons lui même. Koons enlève également les jambes de l'homme et place en arrière-fond les chutes du Niagara. La cour considère que l'usage est ici transformateur en retenant la vision de Koons qui voyait sa création comme une critique d'une certaine idée du désir véhiculée par les magasines de mode, entre autres (Blanch v. Koons, 467 F.3d 244, 248 (2d Cir.2006)). De plus la cour a reconnu que le 4ème critère favorisait le plaignant également et que l'utilisation de Koons ne spoliait pas le marché de Blanch, photographe de mode, qui a témoigné n'avoir aucunement été affecté dans ses droits d'exploitation suite à la création de cette peinture par Koons. Le caractère commercial de l'oeuvre n'est donc pas un frein à la reconnaissance d'une exception si l'oeuvre est qualifiée de transformatrice. Bien sur, cette interprétation de la cour met en lumière les limites de la souplesse du test, confronté à la question « qu'est ce qu'un commentaire, qu'est qu'une critique ? », la cour énonçant qu'un usage satirique ne peut être équitable quand un usage parodique le peut (Campbell, 510 U.S at 580-81, 114 S.Ct. 1164), alors même que la photographie de Koons, par la subtilité de son «commentaire », tient plus de la satire que de la parodie. Finalement la cour se demande plutôt quelle était l'intention de Koons et si en reproduisant l'oeuvre il « copiait consciemment avec une réflexion stratégique ».

       

      Ainsi le droit français protège-t-il plus efficacement celui qui est déjà titulaire des droits d'auteur, tandis que le droit américain a plus de facilités à qualifier une exception équitable au regard du droit d'auteur. Seulement la théorie du fair use en droit américain est un corollaire nécessaire pour combattre la durée de la protection accordée aux auteurs. En effet, le Congrès ne cesse d'étendre, de réforme en réforme, la durée de protection des œuvres, et la souplesse du fair use est ainsi indispensable pour faire progresser librement « les sciences, les arts et les techniques » comme l'ont voulu les différents Copyright Acts. La force du test mis en place dans la législation américaine en 1976 réside dans sa capacité à aborder une question de fait sous des angles juridiques différents et complémentaires (transformativité, nature de l'usage, « substantialité » de l'emprunt, commercialisation de l'oeuvre dérivée, spoliation d'un marché actuel ou hypothétique) afin de rendre la décision la plus équitable possible. En face, le droit français est limité par l'exhaustivité de ces exceptions formulées à l'article 122-5 qui veut éviter les créations prétoriennes.

       

      Bibliographie :

      • Copyright Law, Essential Cases and Materials, Chapter 6, Fair Use and Other Defenses, 2nd edition, Alfred C. Yen, Joseph P. Liu, West American Casebook Series

      • Copyright Act 1976, 17 USC §107, §106A.

      • WestLawNext :

        • Cariou v. Prince, 2011 WL 1044915 (S.D.N.Y. March 18, 2011)

        • Blanch v. Koons, 467 F.3d 244, 248 (2d Cir.2006)

      • LexisNexis France:

        • JurisClasseur Civil Annexes, Titre V Propriété littéraire et artistique, Fasc. 1248 : Droit des auteurs. Droits patrimoniaux. - Exceptions au droit exclusif (CPI, art. L. 122-5 et L. 331-4) > I. - Problématique générale des exceptions, B. Source des exceptions

        • JurisClasseur Civil Annexes, Titre V Propriété littéraire et artistique, Fasc. 1248 : Droit des auteurs. Droits patrimoniaux. - Exceptions au droit exclusif (CPI, art. L. 122-5 et L. 331-4) ; I. - Problématique générale des exceptions ; B. Source des exceptions

        • La Semaine Juridique Entreprise et Affaires n° 34, 25 Août 2011, 1586, propriété littéraire et artistique, article de Sandrine DELAYEN

        • Legifrance.fr :

      • Article L122-5 du Code de la Propriété Intellectuelle.