Commentaire de l’arrêt Southwestern Bell Telephone Company v. DeLanney: étude comparée du cumul des responsabilités contractuelle et délictuelle en droit français et en droit américain

 

Résumé : Le droit américain admet le cumul des responsabilités contractuelle et délictuelle mais en restreint l’application en fonction de critères, notamment définis dans l’arrêt DeLanney. Le droit français, en revanche, pose un principe clair de non-cumul avec des exceptions limitées, bien qu’une partie de la doctrine soit en faveur d’une unification des régimes contractuel et délictuel.

 

Mots clés : Responsabilités contractuelle et délictuelle – Principe de non-cumul - Négligence

 

Le droit de la Common Law, du fait de l’identité potentielle des fautes contractuelle et délictuelle, admet le cumul des deux formes de responsabilités. Par l’arrêt DeLanney,[1] la Cour Suprême du Texas semble limiter les cas de ce cumul en considérant qu’il n’est pas automatique et dépend d’un certain nombre de critères. Cette approche, bien que modérée, s’oppose à celle du droit français qui pose un principe clair de non-cumul avec des exceptions très limitées.

En l’espèce, DeLanney avait recours aux Pages Jaunes, dirigées par SouthWestern Bell, pour faire de la publicité sur son activité d’agent immobilier depuis des années. Après un petit changement de son annonce à sa demande, son annonce publicitaire a été automatiquement effacée des Pages Jaunes du fait de procédures internes. DeLanney a donc engagé une action en justice contre SouthWestern Bell pour négligence, invoquant le fait que la suppression de son annonce publicitaire avait causé un dommage à son activité professionnelle. Southwestern Bell a, de son côté, argué du fait que DeLanney n’avait pas de fondement valable pour son action en justice. Le jury de la District Court (Cour américaine de première instance) a considéré que DeLanney devait recevoir des dommages et intérêts pour la perte des profits qui auraient dû découler de l’annonce. La Cour d’appel a confirmé cette décision considérant qu’il y avait bien eu négligence en l’espèce, malgré la présence d’un contrat valable. Ayant recours aux critères du comportement du défendeur et de la nature du dommage subi par le demandeur, la Cour Suprême a censuré la Cour d’appel en considérant que la responsabilité délictuelle de Bell ne pouvait pas être engagée du fait du contrat valable entre ce dernier et le demandeur. A travers cette décision, la Cour Suprême du Texas semble limiter les cas de cumul des responsabilités contractuelle et délictuelle.

En quoi et dans quelle mesure les approches du droit français et du droit américain quant au cumul des responsabilités contractuelle et délictuelle divergent-elles ? En reconnaissant un cumul possible des responsabilités contractuelle et délictuelle, le droit américain s’oppose a priori radicalement au droit français (I). Néanmoins, en limitant les cas de ce cumul, le droit américain laisse envisager un rapprochement éventuel avec le droit français (II).

 

  1. Un cumul des responsabilités possible en droit américain : une opposition a priori radicale au droit français

 

Le droit américain est marqué par la possibilité d’un cumul des responsabilités contractuelle et délictuelle tandis que le droit français a posé une règle stricte de non-cumul (A). Cependant, cette conception à l’origine large d’un cumul automatique en droit américain a été finalement limitée à des cas particuliers (B).

 

  1. Une règle stricte de non-cumul en droit français opposée à la conception antérieure large du cumul des responsabilités en droit américain

 

Le droit américain a historiquement retenu une conception large du cumul des responsabilités tandis que le droit français a posé un principe de non-cumul. Dans l’affaire DeLanney, la Cour d’appel, censurée par la Cour Suprême du Texas, s’est fondée sur l’arrêt Scharrenbeck[2] pour retenir la responsabilité délictuelle du défendeur malgré la présence d’un contrat valable entre ce dernier et le demandeur.  Dans cet arrêt, la Cour avait considéré que chaque contrat contenait un devoir implicite d’agir sans négligence lors de l’exécution du contrat et que le manquement à ce devoir pouvait être le fondement d’une action en responsabilité délictuelle (en plus de la responsabilité contractuelle) d’un cocontractant.[3] Le créancier pouvait donc choisir le fondement de son action. En droit français, en revanche, le principe du non-cumul a été clairement posé.[4] Le créancier ne peut pas choisir l’ordre de responsabilité sur lequel fonder sa demande, ni obtenir un panachage des avantages respectifs des deux régimes. Dès lors qu’il y a inexécution d’une obligation contractuelle, il ne peut pas invoquer les règles propres à la responsabilité délictuelle.[5]

Ces deux conceptions différentes ont des conséquences quant au rôle du juge en la matière. En l’espèce, le demandeur n’invoquait qu’un fondement délictuel pour son action. La Cour Suprême du Texas a rejeté non seulement ce fondement mais aussi l’action dans son ensemble car le demandeur n’avait pas invoqué de fondement contractuel. En revanche, le juge français aurait sans doute pu statuer d’office sur le fondement contractuel en utilisant le pouvoir qui lui est conféré par l’article 442 du Code de Procédure Civile afin de respecter le principe du non-cumul.[6]

Cette conception large du cumul semble avoir fait place à une approche plus mesurée et le cumul n’est désormais automatique en droit américain que dans des cas particuliers.

 

  1. Une règle stricte de cumul en droit américain désormais limitée à des cas particuliers

 

En cas de relation particulière entre les cocontractants du fait d’un déséquilibre dans le pouvoir de négociation (“disparity in bargaining power”), un cumul est possible. En effet, le droit américain considère que le contrat contient alors un devoir implicite de bonne foi, qui donne lieu à une possibilité de cumul.[7] Une partie pourrait ainsi mettre en cause la responsabilité délictuelle de son cocontractant bénéficiant ainsi de dommages et intérêts indisponibles en cas de responsabilité contractuelle, tels que les exemplary damages, et évitant l’application de clauses limitatives de responsabilité. En l’espèce, le demandeur invoque ce critère de déséquilibre entre les parties afin d’empêcher l’application d’une clause limitant la responsabilité du défendeur. Cependant, le juge Gonzales, dans sa concurring opinion, rejette cet argument en considérant que cette clause n’est pas abusive du seul fait d’un déséquilibre entre les parties. La Cour semble avoir une conception relativement étroite de ce type de contrat où un déséquilibre entre les parties fait naître une obligation de bonne foi dans la mesure où le contrat d’espèce était un contrat d’adhésion (même si DeLanney était un professionnel).

Le droit américain reconnaît un autre cas automatique de cumul en cas de dol au moment de la formation du contrat, considérant que l’obligation légale de ne pas obtenir un contrat de manière frauduleuse est indépendante des obligations prévues par le contrat.[8] Cette notion peut être rapprochée d’une des exceptions au principe de non-cumul en droit français. En effet, en cas de dol dans la formation du contrat, une action en responsabilité délictuelle peut être exercée si le contrat est nul. Cette action bénéficie alors d’une prescription plus longue, propre aux actions en responsabilité délictuelle.[9]

Le droit américain ne reconnaît donc un cumul automatique des responsabilités délictuelle et contractuelle que dans des cas restreints. En dehors de ces situations spécifiques, le cumul potentiel des responsabilités est limité par la prise en compte d’un certain nombre de facteurs.

 

  1. Un cumul des responsabilités limité en droit américain: un rapprochement potentiel avec le droit français

 

Dans l’arrêt DeLanney, la Cour Suprême du Texas prend en compte un certain nombre de critères pour déterminer si un cumul est possible, limitant ainsi les cas de cumul de responsabilités (A). D’autre part, le droit français pourrait évoluer vers l’adoption d’une règle moins rigide du non-cumul (B).

 

  1. Une limitation du cumul en droit américain par la prise en compte de nombreux critères

 

La Cour Suprême du Texas censure la Cour d’appel en appliquant le critère du comportement du défendeur. Si son comportement engagerait sa responsabilité, même en l’absence d’un contrat, la responsabilité délictuelle du défendeur peut être engagée. En revanche, si ce comportement n’engagerait sa responsabilité qu’en cas d’accord entre les parties, seule sa responsabilité contractuelle peut être mise en cause. Ce critère permet de distinguer l’affaire DeLanney de l’affaire Scharrenbeck. En effet, dans l’affaire Scharrenbeck, en posant un radiateur dans une maison, le défendeur y avait causé un incendie. Selon la Cour Suprême, ce type de négligence aurait engagé sa responsabilité même en l’absence d’un contrat tandis que la suppression accidentelle de l’annonce publicitaire de DeLanney n’aurait pas engagé la responsabilité du défendeur en l’absence d’un contrat entre les parties.[10] L’utilisation de ce critère conduit donc la Cour à limiter les cas de cumul de responsabilités aux cas où le défendeur aurait une obligation indépendante du contrat.

La Cour Suprême du Texas applique également le critère de la nature du dommage subi par le demandeur. Si le dommage ne concerne que l’objet du contrat, c’est-à-dire s’il s’agit d’un dommage économique,[11] le fondement de l’action du demandeur doit être contractuel. Ainsi, en l’espèce, le dommage ne concernant que la perte de bénéfices qui auraient dû résulter du contrat, seule la responsabilité contractuelle du demandeur peut être engagée.[12] Cette règle est cependant assortie d’une exception déjà étudiée : en cas de dol au moment de la formation du contrat, même si l’action ne porte que sur un dommage économique résultant de l’inexécution du contrat, la responsabilité délictuelle du défendeur peut être engagée.[13] En l’espèce, les conditions de cette exception n’étaient pas remplies. Ce critère de la nature du dommage fait écho à l’article 1341 de l’avant-projet Catala qui supprime la règle du non-cumul pour les victimes de dommages corporels ou d’atteintes à la personne (et la maintient donc pour les dommages économiques relatifs au contrat). Le droit français pourrait donc évoluer vers une conception moins rigide de la règle du non-cumul.

 

  1. Une éventuelle évolution du droit français vers une règle moins rigide de non-cumul

 

Une partie de la doctrine est en faveur d’une unification des régimes de responsabilités contractuelle et délictuelle et d’un abandon de la règle du non-cumul. Henri et Léon Mazeaud considèrent cette unification souhaitable sur trois points précis. Ils souhaiteraient voir disparaître l’exigence contractuelle de mise en demeure du débiteur. Ils souhaiteraient que tous les codébiteurs soient responsables solidairement, ce qui n’est pas le cas en matière contractuelle où la solidarité doit être stipulée ou en matière délictuelle où n’existe qu’une obligation in solidum. Enfin, ils voudraient supprimer la règle de l’article 1150 du Code civil, afin de permettre la réparation du préjudice imprévisible même en matière contractuelle.[14] D’autres auteurs semblent être en faveur de cette unification du fait d’un simple souci d’export du droit français notamment dans un cadre européen.[15] Un autre argument en faveur de cette unification est le fait qu’un des objectifs du droit civil français est la réparation intégrale. Or, le cumul des responsabilités vise à une meilleure réparation. En effet, si une partie subi un dommage qui ne peut pas être réparé sur le fondement contractuel car il relève de la matière délictuelle, le cumul devrait être autorisé afin de permettre une réparation intégrale.

Cependant, cette proposition est très controversée. Certains rejettent cette proposition d’unification en considérant qu’un des avantages du contrat est qu’il limite la responsabilité, dans la mesure où le cocontractant ne pourra être tenu responsables que des dommages résultant du contrat (tandis qu’en matière délictuelle, il pourrait être responsable de dommages imprévisibles en vertu de l’article 1150 du Code civil). Le droit américain n’est pas confronté à cette difficulté dans la mesure où la condition de « foreseeability » (prévisibilité) existe aussi en matière délictuelle : seuls les dommages prévisibles doivent alors être réparés. De plus, l’unification des deux régimes supposeraient la suppression de la responsabilité sans faute puisqu’un régime unique suppose l’identité des fautes. Une fois de plus, le droit américain n’a pas cette difficulté dans la mesure où une faute de négligence est relativement proche d’une faute contractuelle et la notion de responsabilité sans faute n’existe pas. Cependant, contourner la responsabilité sans faute dans un but d’unification semble possible dans la mesure où des régimes spéciaux prévoient déjà un régime unique en matières contractuelle et délictuelle, notamment en cas d’accidents de la circulation et de responsabilité pour produits défectueux. Il n’est donc pas inconcevable que le droit français adopte une règle moins stricte du non-cumul et se rapproche du droit américain, même s’il ne s’agit pour l’instant que d’une spéculation.




[1] Southwestern Bell Telephone Company v. DeLanney, 809 S.W.2d 493, 495 (1991)

[2] Montgomery Ward & Co. v. Scharrenbeck, 146 Tex. 153, 157, 204 S.W.2d 508

[3] Ibid. 510 (“Accompanying every contract is a common law duty to perform with care, skill, reasonable expedience, and faithfulness the thing agreed to be done, and a negligent failure to observe any of these conditions is a tort, as well as a breach of the contract”).

[4] Ex : Cass. civ. 2e, 9 juin 1993, Bull. civ. II, n°204

[5] P. Malaurie, L. Aynès, P. Stoffel-Munck, « Les Obligations », Defrénois, 3ème édition, §1007 p. 557

[6] JurisClasseur Civil Code, Art. 1146 à 1155, Fasc. 16-10 : Droit à réparation, Cote : 08,2002

[7] 49 Tex. Prac., Contract Law §6.4 Factors for distinguishing contract and tort claims : the conduct in performing a promise

[8] 49 Tex. Prac., Contract Law §6.6 Factors for distinguishing contract and tort claims : the nature of the loss

[9] P. Malaurie, L. Aynès, P. Stoffel-Munck, « Les Obligations », Defrénois, 3ème édition, §1007 p. 558

[10] Southwestern Bell Telephone Company v. DeLanney, 809 S.W.2d 493, 494 (1991)

[11] Cette approche avait également été retenue dans l’arrêt Jim Walter Homes Inc. v. Reed, 711 S.W.2d 617, 618 (Tex. 1986) : “When the injury is only the economic loss to the subject of a contract itself, the action sounds in contract alone”.

[12] Southwestern Bell Telephone Company v. DeLanney, 809 S.W.2d 493, 495 (1991)

[13] 49 Tex. Prac., Contract Law §6.6 Factors for distinguishing contract and tort claims : the nature of the loss

[14] G. Durry, « Responsabilité contractuelle et responsabilité délictuelle », LPA, 31 août 2006, n°174 p. 28

[15] V. Wester-Ouisse, « Responsabilité délictuelle et responsabilité contractuelle : fusion des régimes à l’heure internationales », RTD Civ. 2010, p. 419