Commentaire de l’arrêt Willis v. Westerfield (Cour Suprême de l’Indiana, 5 janvier 2006) : étude comparée de la responsabilité du défendeur en cas d’accident de la circulation en droit français et en droit de la Common Law (Etats-Unis)

Résumé : En cas de négligence dans le cadre d’un accident de la circulation, le droit de la Common Law semble favoriser le défendeur en retenant la « sudden emergency doctrine » (théorie de l’urgence) et l’obligation pour la victime de minimiser son dommage. Le droit français, en revanche, favorise une indemnisation quasi systématique de la victime en cas d’accident de la circulation en ne retenant aucune de ces deux solutions et en rendant la responsabilité aussi objective que possible.

 

Mots clés : Negligence – Accidents de la circulation – Sudden Emergency doctrine – Obligation pour la victime de minimiser son dommage

 

 

Le droit de la Common Law se caractérise souvent par une appréciation subjective de la responsabilité et par un moindre souci d’indemnisation des victimes. En revanche, le droit français, notamment en matière d’accidents de la circulation avec la loi Badinter du 5 juillet 1985, a adopté un régime objectif de la responsabilité prévoyant une indemnisation quasi systématique des victimes.

En l’espèce, le 8 mai 1996, le défendeur est entré en collision avec la voiture arrêtée de la victime. Le défendeur a plus tard affirmé qu’il avait été dans l’impossibilité d’éviter la collision dans la mesure où la victime avait changé de file, s’était arrêtée brusquement et le sol était mouillé. Ayant subi un dommage à la suite de cet accident, la victime et son mari ont agi en justice contre le défendeur afin d’obtenir des dommages et intérêts. Lors du procès, le médecin traitant de la victime a évoqué son état physique avant l’accident et a affirmé qu’elle n’avait rien fait après l’accident pour aggraver son état mais qu’elle n’avait pas suivi de physiothérapie alors que cela lui était conseillé. La District Court (Cour de première instance) a donné au jury des instructions relatives à la « sudden emergency doctrine » (théorie de l’urgence), à l’obligation pour la victime de minimiser son dommage et à l’allocation de faute entre les parties en vertu du Comparative Fault Act. Le jury a accordé 5000 dollars de dommages et intérêts à la victime mais, considérant que la victime était fautive à 50%, a réduit ce montant de 2500 dollars. La Cour d’appel a d’abord confirmé la décision de la District Court. Cependant, lors d’une nouvelle audience, elle a infirmé cette décision quant aux instructions relatives à l’obligation pour la victime de minimiser son dommage en considérant que le recours à des preuves par des experts était obligatoire. La Cour Suprême d’Indiana, par cet arrêt du 5 janvier 2006, a considéré que la « sudden emergency doctrine » n’était pas une « affirmative défense » (défense qui empêche l’indemnisation de la victime) et pouvait donc être invoquée tardivement dans la procédure. Elle a également considéré que la preuve du manquement à l’obligation pour la victime de minimiser son dommage ne nécessitait pas le recours à des experts mais qu’ici cette preuve n’avait pas été faite. Enfin, le défendeur pouvait également invoquer le Comparative Fault Act sans pour autant considérer qu’il était seul fautif dans l’accident. A travers cette décision, la Cour Suprême d’Indiana semble favoriser le défendeur.

En quoi le droit de la Common Law favorise-t-il davantage le défendeur en cas d’accident de la circulation contrairement au droit français qui semble favoriser la victime? En retenant la « sudden emergency doctrine », le droit de la Common Law adopte une appréciation plus subjective de la responsabilité du défendeur contrairement au droit français qui retient une responsabilité objective du défendeur en cas d’accident de la circulation (I). De plus, en imposant à la victime une obligation de minimiser son dommage, le droit de la Common Law restreint son indemnisation potentielle, une approche que le droit français rejette (II).

 

  1. La « sudden emergency doctrine » appliquée aux accidents de la circulation : une appréciation plus souple de la responsabilité en droit de la Common Law qu’en droit français

 

La « sudden emergency doctrine » (théorie de l’urgence) entraine un assouplissement du standard de la personne raisonnable, en principe appliqué en cas de négligence (A), et démontre que le droit de la Common Law a une conception plus subjective de la preuve de la responsabilité du défendeur que le droit français, qui retient une conception objective de la responsabilité en cas d’accident de la circulation (B).

 

  1. Un assouplissement du standard de la personne raisonnable

 

En droit de la Common Law, la « sudden emergency doctrine » (théorie de l’urgence) permet de prendre en compte des circonstances particulières d’urgence en cas de negligence. Dans le cadre de son appréciation de la responsabilité du défendeur, la Cour prend en compte le fait que ce dernier n’a eu que peu de temps pour réagir. Le défendeur doit cependant prouver trois éléments pour bénéficier de cette théorie : l’urgence ne doit pas avoir été créée par sa propre négligence, le danger auquel le défendeur doit faire face doit être imminent au point de ne pas lui laisser le temps de la réflexion et son appréhension du danger doit elle-même être raisonnable. Le principe de « reasonable care » (comportement d’une personne raisonnable) appliqué en cas de négligence est ainsi assoupli puisque la Cour prend en compte les circonstances d’urgence de la situation[1]. En l’espèce, le défendeur invoque le fait qu’il était dans l’impossibilité d’éviter la collision du fait de l’urgence à laquelle il a du faire face : selon lui, la victime conductrice s’était arrêtée brusquement.

Cette théorie est cependant différente de la faute de la victime en droit français puisqu’il ne s’agit pas d’exonérer le défendeur mais d’apprécier sa responsabilité au regard des circonstances : c’est pour cela qu’en l’espèce, la Cour considère que ce n’est pas une affirmative défense et qu’elle peut être invoquée tardivement dans la procédure. Quoiqu’il en soit, en matière d’accidents de la circulation en droit français, la faute de la victime bénéficie d’une appréciation particulière[2].

En prenant en compte l’urgence de la situation, la Cour assouplirait le standard de la personne raisonnable, en principe adopté en cas de négligence: la « sudden emergency doctrine » entraine donc une subjectivisation de la preuve de la responsabilité en droit de la Common Law.

 

  1. Une subjectivisation de la preuve en droit de la Common Law impossible dans le cadre de la responsabilité objective du droit français

 

Selon l’article 9 du Restatement (Third) of Torts[3], le standard de la personne raisonnable est relativement subjectif en droit de la Common Law dans la mesure où le juge peut prendre en considération les circonstances particulières de l’espèce. Le juge continue de s’interroger sur ce qu’aurait fait une personne raisonnable mais selon les circonstances particulières de l’espèce. L’appréciation de la responsabilité du défendeur est donc plus subjective. En l’espèce, si cette théorie est retenue, le juge devra s’interroger sur la réaction d’une personne raisonnable dans cette situation précise, prenant ainsi en compte le temps de réaction limité du défendeur dû à l’urgence.

En revanche, en droit français, l’approche est différente puisque l’on retient une responsabilité très objective en cas d’accident de la circulation. La preuve de la responsabilité du défendeur est plus objective et donc plus facile à établir, du fait de la volonté du législateur français d’indemniser les victimes. Il s’agit seulement de prouver l’implication du véhicule dans l’accident (un simple contact suffit) et l’implication dans le dommage (preuve de la causalité : l’accident doit avoir causé le dommage)[4]. En l’espèce, le premier élément aurait été prouvé sans difficulté dans la mesure où il y a eu collision. Quant au deuxième élément, il faudrait établir un dommage particulier causé à la victime et résultant de l’accident.

La Cour aborde ensuite un autre argument relatif à l’obligation pour la victime de minimiser son dommage. Le droit de la Common Law reconnaît cette obligation tandis que le droit français l’a traditionnellement rejetée.

 

  1. L’obligation pour la victime de minimiser son dommage: une appréciation plus restrictive de l’indemnisation en droit de la Common Law qu’en droit français

 

Afin de considérer que la victime ne peut pas être indemnisée pour manquement à son obligation de minimiser son dommage, le droit de la Common Law exige un dommage clairement identifiable résultant du comportement de la victime (A). Cependant, ce critère ne suffit pas au droit français qui refuse de considérer que cette obligation de la victime est compatible avec le principe de réparation intégrale (B).

 

  1. Une obligation de la victime nécessitant un dommage clairement identifiable en droit de la Common Law: un critère insuffisant en droit français

 

Afin d’invoquer l’obligation pour la victime de minimiser son dommage, le défendeur doit prouver, non seulement que la victime n’a pas minimisé son dommage de manière raisonnable après l’accident[5], mais également que cela a causé à la victime un dommage clairement identifiable qui n’est pas dû au comportement du défendeur. Selon Willis v. Westerfield, cette preuve peut être faite avec experts ou non mais la présence d’un dommage clairement identifiable est nécessaire pour établir la causalité entre le comportement de la victime et ce dommage qui ne sera pas réparé par le défendeur[6]. En l’espèce, la victime a rempli son obligation négative de ne pas empirer son état mais elle n’a potentiellement pas respecté son obligation positive de modérer son préjudice dans la mesure où elle a refusé de suivre un traitement de physiothérapie.[7] La Cour ne règle pas cette question dans la mesure où le défendeur n’a pas fait la preuve du manquement à cette obligation.

En l’espèce, le défendeur invoque également le Comparative Fault Act. L’exigence de dommage clairement identifiable permet de distinguer le recours à l’obligation de minimiser son dommage et le recours au Comparative Fault Act. Dans le cadre de l’obligation de minimiser son dommage, le juge exige un dommage clairement identifiable dû au manquement à cette obligation : la réparation est répartie en fonction de la causalité. En revanche, en cas d’application du Comparative Fault Act, les deux parties ont contribué au même dommage: la réparation est répartie en fonction de la faute.[8] Le droit français semble avoir une approche semblable à celle du Comparative Fault Act en cas de faute de la victime alors qu’il rejette l’obligation pour la victime de minimiser son dommage.

Le droit français considère que le principe de réparation intégrale exige la réparation de tout dommage, y compris ceux qui n’ont été qu’indirectement causés par l’accident et qui auraient pu être limités par la victime.

 

  1. Une obligation de la victime potentiellement compatible avec le principe de réparation intégrale : une approche pour l’instant rejetée en droit français

 

Le droit français ne reconnaît pas l’obligation pour la victime de minimiser son dommage en se fondant sur l’article 1382 du Code Civil, qui énonce le principe de réparation intégrale[9]. La jurisprudence faisait antérieurement une distinction : si les soins étaient douloureux ou risqués, la victime pouvait refuser de les subir. En revanche, s’ils ne l’étaient pas, la victime était fautive et le dommage résultant de cette absence de soins ne devait pas être réparé par le défendeur.[10] Cependant, depuis deux arrêts du 19 juin 2003[11], la Cour de cassation ne fait plus cette distinction et rejette totalement l’obligation pour la victime de minimiser son dommage : en l’espèce, le juge français aurait considéré que le défendeur devait réparer tout dommage ayant un lien causal quelconque avec l’accident, peu important le fait que la victime n’ait pas fait en sorte d’améliorer sa situation due à l’accident, en refusant la physiothérapie.

Cette obligation n’est pas reconnue en droit français en vertu de plusieurs arguments, que le droit de la Common Law rejette. Le droit français invoque le principe de réparation intégrale : le droit de la Common Law contourne ce principe en exigeant un dommage clairement identifiable dû au comportement déraisonnable de la victime. Cette conception de la causalité permet donc de considérer que le dommage, qui ne sera pas indemnisé, a un fait générateur autre que l’accident. Le droit français ne retient pourtant pas cette approche. Le droit français invoque ensuite la date d’évaluation du préjudice qui se fait à la date du procès et non à la date de l’accident : une fois de plus, cet argument peut être contré par une approche de la causalité semblable à celle de la Common Law. Enfin, on invoque le refus du juge français d’avoir une analyse économique du droit. Cette différence de conception du rôle du juge en droit français et en droit de la Common Law est ancienne mais semble être plus théorique que pratique, dans la mesure où le juge français manipule souvent des concepts plus techniques que l’application de l’obligation pour la victime de minimiser son propre dommage.

Le droit français pourrait être amené à évoluer en la matière dans les années à venir. Par un arrêt du 22 janvier 2009[12], la Deuxième Chambre Civile de la Cour de cassation a considéré que le droit à réparation de la victime était fondé non seulement sur le lien de causalité entre le dommage et l’infraction mais également sur le fait que la victime avait pris des mesures raisonnables. Certains auteurs ont interprété cet arrêt comme annonçant une jurisprudence plus souple quant à l’obligation pour la victime de minimiser son dommage[13]. On pourrait comparer le terme « mesure raisonnable » utilisé dans l’arrêt avec la notion de « reasonable efforts and expenditure » (efforts et dépenses raisonnables) mentionnée à l’article 918 du Restatement (Second) of Torts. Enfin, l’article 53 du Rapport Terré prévoit une obligation pour la victime de minimiser son dommage. Même s’il ne s’agit que d’un rapport à valeur doctrinale, il pourrait annoncer une évolution du droit français vers une solution proche de celle adoptée en Common Law, prévoyant donc une indemnisation moindre de la victime en cas d’accident de la circulation.



Bibliographie sélective

 

Ouvrages généraux

  • P. Malaurie, L. Aynès, P. Stoffel-Munck, « Les obligations », Defrénois, 3ème édition
  • D. B. Dobbs, « The Law of Torts », Hornbook Series, 2000

 

Textes de loi

  • Loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 tendant à l'amélioration de la situation des victimes d'accidents de la circulation et à l'accélération des procédures d'indemnisation

 

Décisions de justice

  • Décision commentée : Willis v. Westerfield, 839 N.E.2d 1179 (2006)
  • Autres décisions
    • Cass. Civ. 2ème, 19 juin 2003 (deux arrêts), Juris-Data n° 2003-019462 ; JCP G 2003, IV, 2427
    • Cass. Civ. 2ème, 22 janvier 2009, n° 07-20.878

 

Doctrine

  • A. Laude, « L’obligation de minimiser son propre dommage existe-t-elle en droit privé français ? », LPA 20 novembre 2002 n°232 p. 55
  • R. Loir, « La victime a-t-elle l’obligation de minimiser son dommage ? », Recueil Dallow 2009 p. 1114



[1] D. B. Dobbs, “The Law of Torts”, Hornbook Series, 2000, §129 p. 305

[2] Article 4 de la loi n°85-677 du 5 juillet 1985 : « La faute commise par le conducteur du véhicule terrestre à moteur a pour effet de limiter ou d’exclure l’indemnisation des dommages qu’il a subis. »

[3] Article 9 du Restatement (Third) of Torts : « Si une personne doit faire face à une situation d’urgence inattendue exigeant une réaction rapide, cette circonstance doit être prise en compte dans l’appréciation du caractère raisonnable ou non du comportement de cette personne à la suite de cet événement »

[4] P. Malaurie, L. Aynès, P. Stoffel-Munck, « Les Obligations », Defrénois, 3ème édition, §273-274 p. 161

[5] Selon l’article 918 du Restatement (Second) of Torts, « la victime d’un dommage causé par un tort ne peut pas être indemnisée pour tout dommage qu’elle aurait pu éviter par des efforts et des dépenses raisonnables après le tort ».

[6] p. 8 de l’arrêt commenté: “The defendant’s burden includes proof of causation, that is, the defendant must prove that the plaintiff’s unreasonable post-injury conduct has increased the plaintiff’s harm and, if so, by how much”

[7] A. Laude, « L’obligation de minimiser son dommage existe-t-elle en droit privé français ? », LPA, 20 novembre 2002 n°232, p. 55: l’auteur considère que l’obligation de minimiser son dommage est à la fois négative (la victime doit s’abstenir de faire quoique ce soit pour augmenter son dommage) et positive (la victime doit faire ce qu’elle peut pour atténuer son propre dommage).

[8] D. B. Dobbs, « The Law of Torts », Hornbook Series, 2000, §204 p. 511

[9] Article 1382 du Code civil français : « Tout fait quelconque de l’homme, qui a causé à autrui un dommage, oblige celui-ci à le réparer »

[10] P. Malaurie, L. Aynès et P. Stoffel-Munck, « Les Obligations », Defrénois, 3ème édition, §247 p. 144

[11] Cass. Civ. 2ème, 19 juin 2003 (deux arrêts), Juris-Data n° 2003-019462 ; JCP G 2003, IV, 2427: « L’auteur d’un accident est tenu d’en réparer toutes les conséquences dommageables et la victime n’est pas tenue de limiter son préjudice dans l’intérêt du responsable ».

[12] Cass. Civ. 2ème, 22 janvier 2009, n° 07-20.878

[13] R. Loir, « La victime a-t-elle l’obligation de minimiser son dommage ? », Recueil Dalloz 2009, p. 1114