COMMENTAIRE DE L’ARRET DU « TRIBUNAL SUPREMO » ESPAGNOL DU 14 MAI 2002 - Par Isabelle MARTINEZ

Si dans de nombreux droits internes, les aliments peuvent se définir comme les choses nécessaires à la vie qu'une personne est susceptible de fournir à un parent ou à un allié en vertu d'un devoir de solidarité familiale, la notion d'aliments en droit international privé semble plus difficile à saisir. En effet, il existe de nombreuses conventions internationales relatives aux obligations alimentaires. Or, ou bien elles ne définissent pas la notion, ou bien elles adoptent une définition suffisamment large. D’imminents professeurs de droit international privé ont proposé une définition de la notion. Selon Madame le professeur Gaudemet Tallon, les obligations alimentaires relevant de l'article 5.2° des Conventions de Bruxelles et de Lugano sont celles définies par le droit civil. Il s'agit donc d'une obligation qui incombe à une personne de fournir à une autre les moyens nécessaires à la satisfaction des besoins essentiels de la vie. M. le rapporteur Schlosser considère que la notion d'obligation alimentaire, telle qu'elle résulte de l'article 5.2° de la Convention, peut couvrir plusieurs notions juridiques d'un même système juridique national . Peu importe sa dénomination: devoir de secours, devoir d'entretien, contribution aux charges du mariage, aliments. Cependant il précise que la notion d'obligation alimentaire n'implique pas automatiquement la prestation de paiements périodiques (versement sous forme de capital ou sous forme de rente). Une difficulté particulière a surgi à propos de la prestation compensatoire. Cette prestation possède une double nature. Certains de ces caractères s'attachent plus à un fondement indemnitaire, alors que d'autres constituent le prolongement d'un fondement alimentaire. Cette difficulté est apparue dans le cadre de l’affaire De Cavel . Selon la Cour de justice des Communautés européennes, ce qu'il est important de constater, c'est l'existence d'un caractère alimentaire. Ce qui laisse penser que la prestation compensatoire, possédant ce caractère, peut être qualifiée d’obligation alimentaire. La majorité de la doctrine semble approuvée cette analyse. Ainsi, selon le rapport Schlosser , il suffit de déterminer si le paiement fondé sur un lien relevant du droit de la famille doit être considéré comme ayant un caractère alimentaire. La notion d'aliments doit donc être interprétée dans un sens très large conformément au but de ces conventions. Cependant, la détermination du caractère alimentaire relève de l’appréciation du juge saisi. En effet, en l’absence d’une définition de la notion d’obligation alimentaire, le juge est libre de choisir ses propres critères de qualification. Ceci peut donner lieu à des décisions quelques peu surprenantes. . Tel est le cas de l’arrêt rendu par le « Tribunal Supremo » le 14 mai 2002. Dans cet arrêt, Madame Zulueta Luschinger, representante de Monsieur .H.W.S, demande l’exequatur en Espagne d’une décision rendue le 10 octobre 1991 par la Cour d’appel de Münich, à la suite d’une procédure de divorce. La procédure menée en Allemagne est la suivante : Monsieur H.W.S et Madame J.T.E ont présenté une demande de divorce devant le Tribunal de première instance de Schöneberg. Le tribunal s’est prononcé sur la demande de divorce et a accordé à Madame J.T.E une pension compensatoire ainsi qu’un versement périodique de 100.000 pts. Monsieur H.W.S fait appel de cette décision. La Cour d’appel de Münich modifie la décision prise en première instance en considérant que Monsieur H.W.S n’est pas tenu de verser à Madame J.T.E une pension alimentaire (avec effets rétroactifs depuis 1995) ni de lui payer annuellement la quantité de 100.000 pts. C’est cette décision que Monsieur H.W.S veut faire exécuter en Espagne. Madame J.T.E oppose le fait que la procédure menée dans l’Etat d’origine n’a pas respecté les droits de la défense, notamment en ce qui concerne la régularité de la notification. Ainsi, le raisonnement du « Tribunal Supremo » se divise en deux temps. Tout d’abord, il procède à la détermination du régime juridique applicable : nature juridique des deux versements et textes applicables (I). Ensuite, sur ces fondements textuels, le « Tribunal Supremo » vérifie que les conditions d’exequatur ont été respectées, notamment celles relatives à la régularité de la notification (II).

I. LA DETERMINATION DU REGIME JURIDIQUE APPLICABLE

Le « Tribunal Supremo »procède à la qualification des versements (A) afin de déterminer la norme juridique applicable (B)

A. La particularité de l’analyse du « Tribunal Supremo » quant à la nature juridique des versements.

Dans le présent arrêt, la demande d’exequatur portait sur le versement d’une pension alimentaire ainsi que sur celui d’un paiement annuel de 100.000 pts. Le « Tribunal Supremo » reprend textuellement le raisonnement mené par le tribunal allemand et se refuse à analyser lui-même la nature de ces versements. Ainsi, en reprenant le termes du tribunal allemand, le « Tribunal Supremo » estime que la pension alimentaire « de par sa nature et caractère » doit être qualifiée d’obligation alimentaire alors que le deuxième versement ne revête pas un caractère alimentaire car il s’agit d’un paiement périodique dont le tribunal espagnol méconnaît la nature ainsi que le caractère juridique. Par conséquent, le « Tribunal Supremo » opte pour une distinction entre la nature juridique de la pension alimentaire et celle du versement annuel. L’analyse menée ici par le « Tribunal Supremo » paraît quelque peu surprenante car il aurait pu considérer que, compte tenu du fait que ce paiement est fondé sur un lien relevant du droit de la famille, il s’assimile à une prestation compensatoire et possède donc un caractère alimentaire. En effet, la majorité de la doctrine et de la jurisprudence considère que la prestation compensatoire revête un caractère alimentaire car la notion d'aliments doit être interprétée dans un sens très large, conformément au but des conventions. Or, le « Tribunal Supremo » ne veut pas se prononcer sur la nature de ces prestations et reprend textuellement les termes du tribunal allemand. Par conséquent, la labeur du Tribunal sera plus difficile car il devra élaboré son raisonnement sur la base de divers fondements textuels. B . L’application cumulative de la Convention de la Haye du 2 octobre 1973 et de la Convention Hispano-allemande du 14 novembre 1983

Afin de déterminer la norme juridique applicable, le Tribunal doit établir un ordre de prédilection établi par l’article 951 de la « Ley de Enjuiciamiento Civil » de 1881. Conformément à cet article, le régime autonome de la « Ley de Enjuiciamiento Civil » est soumis aux dispositions des instruments internationaux qui s’impose à elle. Parmi ceux inclus dans son champ d’application objectif, il convient de citer en premier lieu la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1969. Dite Convention est entrée en vigueur en Espagne le 1er février 1991 et en Allemagne le 1er décembre 1994. Par conséquent, en vertu de son article 54 , l’application de la Convention doit être écartée en l’espèce car elle est entrée en vigueur à une date postérieure à l’adoption de la décision objet de la présente demande d’exequatur. De même, le Règlement Bruxelles I n’est pas applicable. Sont d’application, la Convention de la Haye du 2 octobre 1973 relative à la reconnaissance et exécution des décisions concernant les aliments ainsi que la Convention Hispano-Allemande du 14 novembre 1983 relative à la reconnaissance et exécution des décisions, des transactions judiciaires et des documents publics en matière civile et commerciale. La Convention de la Haye s’applique aux obligations alimentaires découlant de relations de famille, de parenté, de mariage ou d’alliance, y compris les obligations alimentaires envers un enfant non légitime (art. 1er) alors que la Convention bilatérale s’applique aux décisions judiciaires provenant d’un Etat contractant en matière civile et commerciale, aux transactions judiciaires et documents publics ayant un caractère exécutif (art.1er). Par conséquent, en vertu du principe de spécialité, la Convention de la Haye s’applicable en l’espèce car elle est beaucoup plus spécifique en la matière. Or, comme nous l’avons vu précédemment, le « Tribunal Supremo » a opté ici pour une distinction entre les deux versements. Il a qualifié la pension alimentaire d’obligation alimentaire et le versement périodique de prestation économique. Ainsi, le « Tribunal Supremo » devra faire une application cumulative de la Convention de la Haye et de la Convention Hispano-Allemande. Le premier versement (pension alimenatire) concernant l’obligation alimentaire sera soumis à l’application de la Convention de la Haye alors que le deuxième (versement de la somme de 100.000 pts) sera soumis à l’application de la Convention bilatérale.

Après avoir déterminer le droit applicable et afin d’accorder l’exequatur, le « Tribunal supremo » doit vérifier si les parties ont respectées les conditions d’exequatur posées par les textes applicables.

II. UN LARGE CONTROLE DU REPECT DES DROITS DE LA DEFENSE

La Convention de la Haye comme la convention bilatérale contemplent parmi les conditions d’exequatur le respect de l’ordre public (art. 5.1 de la Convention de la Haye et art. 5.1-1 et article 9 de la convention Hispano-Allemande). Entre autres, ces articles prévoient comme cause de refus d’exequatur la violation des droits de la défense dont le juge de l’Etat requis possède un large pouvoir d’appréciation, notamment en ce qui concerne la régularité de la notification (A). En l’espèce, le « Tribunal Supremo » use de ces pouvoirs de manière excessive pour refuser l’exequatur de la décision (B).

A. Un vaste pouvoir d’appréciation du juge saisi sur la régularité de la notification.

Le respect des droits de la défense est prévu par l’article 5.1 en relation avec l’article 5.2 de la Convention de la Haye et par l’article 5.1.1 de la Convention Hispano-Allemande. Dans la majorité des cas, le contrôle des droits de la défense se limite aux décisions rendues par défaut. La décision ne sera pas reconnue, motif pris d'une atteinte aux droits de la défense: "si l'acte introductif d'instance ou un acte équivalent n'a pas été signifié ou notifié au défendeur défaillant, régulièrement et en temps utile, pour qu'il puisse se défendre ». Le contrôle du respect des droits de la défense est limité à la seule hypothèse où le défendeur a été défaillant devant le juge de l'État d'origine. D'après Monsieur le rapporteur Jenard , lorsque le défendeur a été condamné par défaut à l'étranger, la convention lui assure une double protection: il faut que l'acte lui ait été signifié "régulièrement" et "en temps utile". Ces deux conditions sont cumulatives et indépendantes . Il faut d'abord que l'acte introductif d'instance ait été régulièrement signifié ou notifié au défendeur. Pour cette condition de "régularité", Monsieur le rapporteur Jenard estime qu'il y a lieu de se référer à la loi interne de l'État d'origine et aux conventions internationales relatives à la transmission des exploits conclues par cet État. En outre, il faut que la signification ou la notification ait eu lieu en temps utile. Le juge de l'État requis doit donc vérifier que le délai entre la notification et la date de l'audience a été suffisamment long pour permettre au défendeur de préparer sa défense. Le juge de l'État requis dispose de larges pouvoirs d'appréciation: il n'est pas lié par les constatations du juge de l'État d'origine , ni par la disposition légale que le juge de l'État d'origine a appliquée. Il appréciera in concreto ce délai en ce qui concerne sa durée. Le problème s'est posé de savoir quel devait être le point de départ du délai : le jour où l'acte a été effectivement notifié au défendeur ou le jour où le demandeur a accompli l'acte de notification. La Cour de justice des Communautés européennes, dans l'arrêt Klomps (préc.) a affirmé qu'en règle générale, le juge requis peut se borner à examiner si le délai à compter de la date à laquelle la signification ou notification a été faite régulièrement a laissé au défendeur un temps utile pour sa défense, et que l'article 27.2° de la Convention de Bruxelles n'exige pas la preuve que le défendeur a effectivement eu connaissance de l'acte introductif d'instance. Aucune distinction n'étant faite selon le mode de notification utilisé (notification à personne, à domicile, à parquet, à mairie…). D’autre part l’article 6 de la Convention de la Haye prévoit que la vérification de la notification doit se faire conformément au droit de l’Etat d’origine. Ainsi, le juge de l’Etat requis dispose de larges pouvoirs d’appréciation sur la régularité de la notification mais ce contrôle est encadré par les textes afin d’éviter que toute décision d’exequatur soit systématiquement refusée. Cependant, en l’espèce, le contrôle exercé par le « Tribunal Supremo » va au-delà des exigences textuelles puisqu’il fonde son refus d’exequatur sur l’insuffisance du mode de notification.

B. L’excessif contrôle du « Tribunal Supremo » sur la régularité de la notification.

Comme nous allons le voir progressivement, le contrôle du « Tribunal Supremo » sur la régularité de la notification ne peut être qualifié que d’excessif. Alors que les textes applicables et notamment l’article 6 de la convention de la Haye dispose que « sans préjudice des dispositions de l’article 5, une décision par défaut n’est reconnue ou déclarée exécutoire que si l’acte introductif d’instance contenant les éléments essentiels de la demande a été notifié ou signifié à la partie défaillante selon le droit de l’Etat d’origine et si, compte tenu des circonstances, cette partie a disposé d’un délai suffisant pour présenter sa défense », le « Tribunal Supremo » se fonde sur le droit espagnol pour déclarer l’irrégularité de la notification. Ainsi, il estime que, même si la certification délivrée par le tribunal d’origine mentionne que la notification de la demande au demandeur s’est faite par le biais de la publication judiciaire et que la décision rendue par le juge de l’Etat d’origine lui a été notifiée par courrier le 7 novembre 1991, conformément au droit allemand, à aucun moment il est fait mention à la citation à personne, condition préalable que le « Tribunal Supremo » estime indispensable compte tenu du fait que le domicile du demandeur était connu. D’autre part, il considère qu’il n’existe aucune preuve écrite démontrant que Madame J.T.E a reçu la notification de la procédure entamée contre elle. Cette absence de notification a privé Mme J.T.E de comparaître au procès et d’exercer tous les moyens juridiques que l’Etat d’origine met à sa disposition. Par conséquent son absence au procès est justifiée et complètement involontaire. Enfin, le « Tribunal Supremo » cite l’article 24 de la Constitution Espagnole relatif au droit à un procès équitable parmi lequel figure l’importance des actes de communication dans l’exercice et la sauvegarde des droits de la défense. Le Tribunal se fonde sur diverses décisions du Tribunal Constitutionnel Espagnol qui dispose que la notification par publication judiciaire revête un caractère exceptionnel et ne doit être employée que si aucun autres modes de notification est possible. La notification par publication judiciaire ne doit être utilisée que si préalablement tous les autres modes de notification ont été utilisés . Sur la base de tous ces éléments, le « Tribunal Supremo » déclare l’irrégularité de la notification faite dans l’Etat d’origine considérant que les droits de la défense n’ont pas été respectés dans toute leur dimension. Cette irrégularité ayant privé le défendeur d’exercer ces propres droits de défense et de bénéficier des garanties procédurales. Par conséquent, le « Tribunal Supremo » va au-delà des dispositions textuelles et remet en question la procédure menée devant le tribunal de l’Etat d’origine. Nous pouvons ici parler d’une « ingérence » dans les pouvoirs du juge d’origine, ce qui selon un arrêt du Tribunal de justice des Communautés européennes ne doit revêtir qu’un caractère exceptionnel . D’autre part, le juge de l’Etat requis se réfère à tout moment au droit espagnol et non au droit allemand. Pour justifier cette « ingérence », le Tribunal considère que, même s’il est vrai qu’elle doit revêtir un caractère exceptionnel, elle est justifiée en tant qu’il s’agit d’une violation des droits de la défense et des garanties procédurales protégés par tous les systèmes juridiques de l’espace européen. Telle justification paraît infondée compte tenu des faits de l’espèce et ne semble justifier à aucun moment le zèle du Tribunal qui passe outre les dispositions textuelles.

Par conséquent, nous somme face à une décision très particulière, dans laquelle nous avons pu nous apercevoir que les juges de l’Etat requis dispose de larges pouvoirs d’appréciation sur la décision rendue par le juge de l’Etat d’origine et que l’exequatur dépend de leur interprétation. Cette interprétation peut varier d’un juge à l’autre et favorise, de ce fait, le forum shopping. Cependant, il convient tout de même de relever que cette décision n’est qu’un cas d’espèce et que la majorité des décisions reprennent les critères de la doctrine et de la jurisprudence.

 Rapport sur la convention relative à l'adhésion du Royaume-Uni de Grande Bretagne et d'Irlande du nord concernant la compétence judiciaire et l'exécution des décisions en matière civile et commerciale, ainsi qu'au protocole concernant son interprétation par la Cour de justice : JOCE, n° C 59, 5 mars 1979, n° 91  CJCE, 6 mars 1980, aff. 120/79, De Cavel II : Rec. CJCE 1980, p. 731, concl. Warner  Rapport P. Schlosser, op. cit., n° 96  Le « Tribunal Supremo » correspond à la Cour de Cassation française.  La « Ley de Enjuiciamiento civil » correspond au NCPC français.  Rapp. Conv. 27 sept. 1968, op. cit., p. 44  CJCE, 16 juin 1981, aff. 166/80, Klomps c/ Michel, préc. ; CJCE, 3 juill. 1990, aff. C-305/88, Isabelle Lancray SA : Rec. CJCE 1990, p. 2725  CJCE, 15 juill. 1982, aff. 228/81, Pendy Plastics : Rec. CJCE 1982, p. 2723 ; Rev. crit. DIP 1983, p. 521, note G. Droz  La notification par publication judiciaire consiste à ce que la notification soit publiée au sein du tribunal compétent.  STC; aff. 12/2000 et aff. 39/2000  TJCE, 4 févr. 1988, aff. 145/86, 10 oct. 1996, aff. C- 78/95