Commentaire de la décision de la CAFC Uniloc v. Microsoft du 4 Janvier 2011 - Les règles applicables aux Etats-Unis pour l'évaluation des dommages et intérêts en cas d'infraction à un brevet - Guillaume Bensussan

"La justice humaine cause peut être plus de maux qu'elle n'en compense, probablement plus qu'elle n'en prévient, certainement plus qu'elle n'en répare" (Alexis Curvers, Tempo di Roma). En matière de dédommagement du titulaire d'un brevet d'invention en cas de contrefaçon de son brevet,  la justice est partagée. Car non seulement elle n'a pas su prévenir l'infraction, mais elle ne sait si elle doit compenser le titulaire du brevet de son manque à gagner, ou lui octroyer réparation des dommages qu'il a subis. Le choix entre compensation ou réparation, les critères d'évaluation du dédommagement du titulaire, l'importance de ce dédommagement et la nécessité de dissuader les contrefacteurs potentiels sont autant d'éléments qui sont évoqués dans l'arrêt étudié.

 

La contrefaçon est entendue comme une situation durant laquelle un tiers à un brevet décide de produire, de commercialiser ou de réaliser, un produit qui contient l'invention brevetée, sans avoir obtenu préalablement de licence auprès du titulaire du brevet.

Les enjeux de la contrefaçon en matière de propriété industrielle sont doubles. Tout d'abord, lorsque le titulaire du brevet est un acteur économique du marché dans lequel le contrefacteur compte distribuer son produit, il y a pour lui un manque à gagner important en terme de part de marché : le produit contrefait peut avoir un effet néfaste sur la réputation de la marque du titulaire du brevet, ou sur l'unicité ou l'originalité de son produit; sans compter que n'ayant pas à rentabiliser l'élaboration du brevet et ses coûts de maintenance, le contrefacteur pourra vendre son produit pour un prix moindre, provoquer une casse des prix et peut-être même la faillite du titulaire du brevet. Ensuite, dans le cas où le titulaire du brevet n'est pas un acteur du marché où le contrefacteur opère, il perd les redevances qu'un contrat de licence aurait pu lui procurer, le contrefacteur n'en payant aucune. C'est une manne pécuniaire conséquente qui peut ainsi lui échapper. Lorsque le titulaire d'un brevet se pourvoit devant la justice afin d'obtenir l'arrêt du comportement délictueux du contrefacteur, et surtout la réparation des effets négatifs de la contrefaçon, les tribunaux doivent donc quantifier précisément ces pratiques déloyales, et les retranscrire en dommages et intérêts.

 

La décision de la Cour d'Appel pour le Circuit Fédéral (Court of Appeal for the Federal Circuit) (CAFC) Uniloc USA, Inc. v. Microsoft Corp., __F.3d__(Fed. Cir. Jan. 4, 2011), est une décision récente qui a bouleversé les règles applicables aux Etats-Unis pour l'évaluation des dommages et intérêts en cas d'infraction à un brevet. Elle a notamment établi que la "25% rule of thumb" (la règle générale des 25%) employée jusqu'à lors, et qui fixait un taux fictif de royalties raisonnables qui servait à mesurer les dommages et intérêts requis, était "un outil fondamentalement erroné"("fundamentally flawed tool").

Cette décision de la CAFC fait suite à l'appel de Microsoft, envers la décision de première instance du 29 Septembre 2009 (Uniloc USA, Inc. v. Micro-soft Corp., 632 F. Supp. 2d 147, (D.R.I. Mar. 16, 2009) qui condamnait Microsoft au paiement de 388 millions de dollars (le cinquième dédommagement le plus important de l'histoire dans le cas d'une infraction à un brevet aux Etats-Unis) de dommages et intérêts pour avoir enfreint les brevets détenus par Uniloc. Aux termes de la décision du 4 Janvier 2011, Microsoft a obtenu gain de cause, puisque la CAFC a renvoyé les parties devant la juridiction de première instance en enjoignant celle-ci de ne plus appliquer la 25% rule of thumb pour établir le seuil raisonnable de royalties fictive, mais à la place un faisceau de critères plus en adéquation avec le marché, et plus à même de s'appliquer raisonnablement aux brevets en question.

Il est intéressant de noter que si cette décision est absolument révolutionnaire, car elle a mis fin à des décennies d'emploi de la 25% rule of thumb, elle est aussi la toute première qui a vu la CAFC se prononcer sur la question, le problème, même si vivement débattu, ne lui ayant jamais été directement posé auparavant.

 

La France et le Etats-Unis régissent très différemment le dédommagement à accorder en cas d'infraction à un brevet. Aux Etats-Unis, les Cours s'attachent à créer une fiction juridique en établissant un hypothétique contrat de licence entre le titulaire du brevet et le contrefacteur, lorsque l'infraction est consommée, et condamne celui-ci à s'acquitter de cette redevance, qui doit être "raisonnable", pour le temps qu'a duré l'infraction (l'emploi, ou non, de la 25% rule of thumb pour établir le montant de cette redevance raisonnable étant l'enjeu du cas commenté ici). En revanche, en France, les principes de réparation, et de responsabilité civile, établis aux articles 1382 et 1383 du c.civ, conduisent à une réparation des dommages et pertes occasionnés, ce qui induit une évaluation de ces pertes et dommages, non sur les redevances d'un hypothétique contrat de licence, mais sur les nombreux manques à gagner auxquels s'est vu confronté le titulaire du brevet, ainsi que sur le préjudice moral occasionné pour le titulaire du brevet (Art. L. 615-7 CPI). Notons également, que les différences intrinsèques aux deux systèmes juridictionnels jouent un rôle très important dans les dédommagements alloués, puisque les juges français, à l'inverse de leur confrères d'outre-Atlantique ont toujours eu beaucoup de scrupules à attribuer des dommages et intérêts importants (même sans entrer dans l'épineux problème des dommages et intérêts punitifs). Ainsi, le montant le plus conséquent jamais alloué pour contrefaçon d'un brevet en France (dans l'affaire Ciba Ceigy, Rhône Poulenc Agrochimie c/ Interphyto) n'est de l'ordre que de 6 148 848 €, et représente un rapport de plus d'1/100 par rapport à son équivalent américain (873 000 000 $ dans l'affaire Polaroid c/ Eastman Kodak). Michel Vivant attribue ces différences, effrayantes de conséquences concurrentielles entre entreprises françaises et américaines en termes de ressources potentielles, au fait que les magistrats français "ne sont que très exceptionnellement sensibilisés aux réalités économiques. Une condamnation à quelques dizaines de milliers d'euros paraîtra une condamnation sérieuse à beaucoup d'entre eux, qui n'ont pas une réelle conscience des investissements faits par la victime de la contrefaçon. Il est vrai qu'ils vivent dans un univers, celui de la fonction publique, qui, ne serait-ce que par les rémunérations qui sont les siennes, ne les prédisposent guère à voir les choses autrement..." (Recueil Dalloz 2009 p. 1839).

Il existe ainsi de nombreuses différences tant légales que d'origine prétorienne, entre les différents régimes juridiques. Pourtant, récemment, nous avons assisté à une unification  progressive des critères utilisés pour le calcul des dommages et intérêts en cas de contrefaçon: l'Union Européenne a, par exemple, légiféré sur le sujet afin d'éviter un trop grand "forum shopping" dans les Etats Membres des parties aux contrefaçons, et les Etats-Unis (notamment au travers de l'arrêt commenté) semblent avoir confirmé la pertinence des critères adoptés par l'UE, qui sont d'ailleurs eux mêmes inspirés de décisions antérieures de la CAFC. Pourtant un paradoxe demeure: à des critères analogues, s'appliquent des solutions radicalement différentes (montant des dommages et intérêts). En l'espèce la CAFC reste intraitable. Si elle semble réclamer effectivement des dommages et intérêts plus proportionnés à la portée de l'infraction, elle réitère néanmoins son voeu que ce montant demeure suffisamment dissuasif.

 

Les nouveaux critères de calcul des dommage et intérêts en cas de contrefaçon à un brevet aux Etats-Unis, établis par l'arrêt étudié, qui substituent à l'application d'une règle stricte applicable à toutes les situations, un examen au cas par cas (cohérent, certainement, vis à vis des impératifs économiques, mais quelque peu imprévisible), augurent-ils d'un rapprochement significatifs des systèmes de calculs de dommages et intérêts européens et américains, ou d'une simple modification des pratiques aux Etats-Unis?

Nous envisagerons l'abandon des standards stricts d'estimation de la réparation due au titulaire du brevet en cas de contrefaçon (I), puis l'apparition de formules plus appropriées, proportionnées et adaptées au calcul des dommages et intérêts (II).

 

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  1. L'abandon des standards stricts d'estimation de la réparation due au titulaire du brevet en cas de contrefaçon

 

Il faut mettre en perspective le cadre juridique qui existait avant la décision commentée (A), avec les critiques dirigés à son encontre, qui ont provoqué l'abandon de la 25% rule of thumb, et également dans une moindre mesure, l'abandon du standard de la "entire market value rule" (règle de la valeur globale du produit contrefait sur le marché) (EMVR)(B).

 

 

A) Le cadre juridique antérieur à Uniloc v. Microsoft

La 25% rule of thumb était d'une utilisation si simple que le juge se contentait d'en appliquer tel un automate du droit, les quatre composantes: (1) estimation des bénéfices du contrefacteur durant la période d'infraction, (2) division des bénéfices estimés par le nombre d'objets contrefaits (on obtenait le pourcentage de bénéfices sur le prix de vente de chaque produit), (3) multiplication de ce pourcentage de bénéfice par 25% (le montant raisonnable de royalties sur le produit étant, conformément à cette règle, de 25% des bénéfices totaux obtenus par le contrefacteur), (4) application à l'espèce du montant des royalties en pourcentage du prix de l'objet contrefait.

La règle se basait sur le postulat qu'un contrefacteur devait garder une part suffisante de ces bénéfices pour couvrir le prix du développement, et de la commercialisation du produit contrefait: 75%. Selon les défenseurs de cette règle, de nombreux témoignages justifiaient de sa pertinence: notamment qu'en moyenne, dans les différents marchés étudiés, les royalties médianes allouées étaient à 22,6% des bénéfices, donc que la règle était appropriée comme outil d'analyse de la redevance raisonnable. Une étude de 1997 à l'initiative d'associations de possesseurs de licences, tendait même à démontrer que près d'un quart des parties à un contrat de licence fixait le point de départ des négociations au seuil très symbolique de 25%.

Ces arguments ont cependant une portée limitée. En effet, ils ne tiennent pas compte de la spécificité du produit, du marché auquel il est destiné, ou de sa quantité écoulée. De plus, la médiane des redevances est-elle vraiment approprié pour décider de la redevance raisonnable à un cas particulier?

En première instance la Cour remarqua ainsi à juste titre que "l'utilisation du concept de 'rule of thumb' rendait perplexe, dans une sphère du droit où la précision et la fiabilité devaient faire autorité". Elle accepta néanmoins son utilisation, en tant qu'outil largement répandu et admis. La CAFC n'a pas eu ses scrupules et, saisie, s'est prononcé immédiatement en faveur de son abandon.

 

 

B) Critiques et abandons des "25% rule of thumb" et EMVR

 

Lors d'un calcul de dommages et intérêts, les juges procédaient comme suit: application de la 25% rule of thumb pour le calcul des royalties, puis contrôle du montant obtenu au moyen de la EMVR: le montant de la royalties ne devant pas être déraisonnable vis à vis des revenus totaux engrangés par le contrefacteur sur le produit. Uniloc arguait ainsi que les dommages et intérêts calculés par ses experts (564 946 803 $, ramenés à 388 million de $ par le jury en première instance) ne représentaient que 2,9% des revenus totaux engrangés par Microsoft (plus de 19 milliards de $) sur la vente de sa puce électronique qui incluait la technologie brevetée par Uniloc. Cette somme considérable était donc raisonnable et tout à fait en adéquation avec les revenus de Microsoft.

La CAFC a pourtant déclaré que l'EMVR était un critère de contrôle particulièrement inadapté à l'espèce. En effet,  les juges observent que la technologie brevetée n'était pas seule responsable de l'attractivité de la puce, mais en était juste un composant mineur, qui ne donnait pas véritablement sa valeur à la puce. La Cour a ainsi critiqué l'utilisation du chiffre de 19 milliards et l'a qualifié de tentative douteuse d'Uniloc de rallier les jurés à sa cause contre l'"ogre" Microsoft. Elle a décidé que le critère de contrôle du montant des royalties était en l’espèce inadapté, et surtout que ce critère était généralement inadapté à décider si les royalties étaient raisonnables, lorsque la technologie brevetée n'était pas directement à l'origine de la demande des consommateurs.

 

La CAFC n’a pas fait que critiquer l’inadaptation de la 25% rule of thumbs et de son correctif ; elle est en effet revenue aux sources textuelles pour considérer que ce mode de calcul ne lui était pas conforme. La section 284, 35 U.S.C., dispose qu'en cas d'infraction à un brevet les dommages et intérêts alloués ne doivent pas être inférieurs à ce que représenterait une redevance raisonnable si les parties avaient trouvé un accord, tout en ajoutant à ce montant des intérêts pécuniaires déterminés par la Cour. Cette section est à la base légale de la 25% rule of thumb. Or, la CAFC a déclaré que toute estimation de dommages et intérêts qui s'appuyait sur cette règle était irrecevable puisqu'elle enfreignait les principes établis lors de l'affaire Daubert v. Merrel Dow Pharmaceuticals, Inc. (509 U.S. 579 (1993)), en ne liant pas strictement "royalties raisonnables" et "faits de l'espèce". La jurisprudence Daubert appliquait l'article 702 des Federal Rules of Evidence (Règles Fédérales pour les preuves), qui dispose explicitement que le témoignage d'un expert (ici, sur la quantité de dommages et intérêts à allouer) ne peut être recevable que si celui-ci a strictement basé sa décision sur des critères adaptés et applicables à l'espèce. 

La CAFC s'est ici justifiée en invoquant trois de ses plus récentes décisions (Lucent Technologies, Inc. v. Gateway, Inc. (580 F.3d 1301 (Fed. Cir. 2009)), ResQNet.com, Inc. v. Lansa, Inc., (594 F.3d 860 (Fed. Cir. 2010)), et Wordtech Systems, Inc. v. Integrated Networks Solutions, Inc., (609 F. 3d 1308 (Fed. Cir. 2010)) qui réclament expressément que la négociation hypothétique entre les parties, sur laquelle repose l’indemnisation à accorder en cas d'infraction à un brevet, soit en adéquation avec les faits de l'espèce. Elle en a conclu que "la 25% rule of thumb, puisqu'abstraite et largement théorique, ne respectait pas ce principe fondamental, car elle ne prenait pas en considération la nature particulière de certaines négociations, ni la redevance raisonnable ordinairement appliquée à certaines technologies, certaines industries, ou certaines parties".

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La CAFC a ainsi censuré l'utilisation de ces standards de calcul de dommages et intérêts, mais n'a pas abandonné les juridictions inférieures dans un flou juridique. Elle leur a demandé de prendre en compte d'autres considérations, notamment évoquées dans l'arrêt Georgia Pacific v. United States Plywood Corp., 446 F2d 295 (1971). Ces considérations sont elles-même très intéressantes à étudier puisque certaine d’entre elles ont inspiré la rédaction de la directive 2004/48/CE relative au respect des droits de la Propriété Intellectuelle, et sont ainsi très similaires aux nouveaux principes de droit français.

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  1. L'apparition de formules plus appropriées, proportionnées et adaptées au calcul des dommages et intérêts en cas de contrefaçon 

 

Les standards prescris par la CAFC réclament dorénavant une étude approfondie des faits par les experts (A). Il faut noter que c'est une tendance qui s'est généralisée en Europe ces dernières années, pour l'allocation de dommages et intérêts en cas d'infraction à un brevet (B).

 

 

A) Les standards précis utilisés dorénavant par les experts qualifiés pour déterminer la redevance raisonnable et adéquate

 

Aux Etats-Unis, depuis la loi rectificative du 1er Aout 1946, il n'est plus question, dans le titre 35 U.S.C., de dédommagements sur les profits réalisés par le contrefacteur. La jurisprudence admet toujours pourtant cette solution, offrant au requérant un choix quant au type de réparation désirée (Hartness International Inc., v. Simplimatic Engineering Co. 2 USPQ2d 1826 (1987)) entre profits manqués par le titulaire du brevet, et redevance raisonnable. La seconde possibilité est le plus souvent utilisée lorsqu'il n'est pas possible de prouver ou d'estimer exactement le profit réalisé par le contrefacteur grâce au brevet. C'était le cas en l'espèce, puisque le brevet n'était qu'un élément secondaire du produit de Microsoft : il s'agissait d'une technologie sensée prévenir la contrefaçon de la puce électronique mis au point par Microsoft, qui n'avait dont aucun impact sur le fonctionnement de la puce et qui n'était pas responsable de l'attractivité du produit. Ainsi, on pouvait dire que la technologie brevetée n'avait aucun intérêt pour les acheteurs,  et que ceux-ci ne payaient pas pour pouvoir en profiter, car seul Microsoft tirait avantage de la technologie. Etait-il juste qu'Uniloc obtienne des dommages et intérêts basés sur le prix du produit, que sa technologie ne participait pas à fixer?

Il est probable que le type de réparation qui sera réclamé par la Cour de première instance, à qui la CAFC a confié la continuation du procès, sera de nouveau basé sur l'hypothèse de la redevance raisonnable, mais qui sera cette fois estimé selon les critères établis lors de Georgia Pacific. Cette jurisprudence dresse une liste non-exhaustive de quinze critères devant permettre d'établir le type de la licence hypothétique liant le contrefacteur et le titulaire du brevet, et par extension, le taux de cette redevance hypothétique: (1) une redevance allouée à un concurrent par le titulaire du brevet pour une licence identique; (2) les royalties payées par d'autres licenciés pour des brevets similaires; (3) la pratique pour les licences de brevets dans l'industrie et le marché en cause; (4) les habitudes du titulaire du brevet en terme de défense de ses droits; (5) les relations commerciales antérieures (s'il y en a) entre les parties; (6) les capacités du brevet à générer des revenus sur des biens et services non couverts par le brevet; (7) la durée de vie du brevet, et des licences déjà octroyées; (8) la profitabilité du produit qui contient le brevet, et son succès commercial; (9) la supériorité du brevet sur les brevets concurrents et solutions existantes; (10) la nature de l'invention brevetée et le bénéfice qu'en ont tiré ses titulaires jusqu'à la contrefaçon; (11) l'étendue de l'exploitation du brevet par son titulaire; (12) le profit ou prix de vente usuel tiré de l'exploitation d'un brevet analogue dans l'industrie où il est exploité; (13) la part du profit (si quantifiable) attribuable au brevet; (14) le témoignage d'experts; (15) la redevance raisonnable qui permettrait à un licencié de faire des bénéfices, tout en procurant au donneur de licence qui voudrait licencier son invention, une redevance satisfaisante.

Cette longue liste montre assez bien, que le juge va cesser d'être un automate du droit et va pouvoir largement interférer dans l'établissement de la redevance raisonnable. La pléthore de prérogatives qui lui sont concédées va le conduire à enquêter précisément sur les usages des marchés en cause, ou sur les habitudes des parties, pour pouvoir donner une solution similaire aux licences déjà octroyées, ou qui seraient octroyées dans des situations analogues. L'insécurité juridique n'est donc pas mise en cause, puisque les parties, familières des usages qu'elles auront participé à élaborer, seront conscientes des risques qu'elles encourront.

 

Ces critères sont tout à fait adaptés à l'espèce. La "25% rule of thumb", n'était pertinente que lorsque le brevet enfreint était la base technologique qui a permis la réalisation du produit. La licence hypothétique sépare le profit entre le producteur (75%) et les développeurs de la technologie (25%),  ce qui apparaît comme la norme sur le marché des licences de brevets (voir précédemment). Mais lorsque le produit est excessivement compliqué (qu'il suppose l'utilisation de centaines, voir de milliers de brevets différents), le témoignage d'experts peut-il suffire à établir à la décimale près le pourcentage de ces 25% du prix qui sont dévolues à la partie lésée ?  En l’espèce, les experts d'Uniloc étaient parvenus, au prix d'un calcul complexe, à estimer l'importance de la technologie brevetée à 2,9% du prix des puces, c'est à dire à environ un dixième de ce qui de façon coutumière est octroyé aux développeurs. Pourtant la technologie n'avait pas d'impact sur le fonctionnement de la puce. Le critère (12) mentionné ci-dessus paraît plus à même de donner une solution appropriée : les puces électroniques comprennent toutes des technologies similaires de protection contre la contrefaçon. Il existe de nombreux exemples de contrats de licence de brevet dans le marché des puces électroniques dont le juge peut aisément s'inspirer pour fixer le taux de royalties. L'utilisation du critère (3) n'est pas moins pertinente : quel serait habituellement le montant de royalties octroyées pour un des nombreux composants d'une puce électronique? Ce critère (3) est susceptible d'être tempéré à l'aide du critère (9) : cette technologie est-elle particulièrement efficace pour empêcher la contrefaçon? Serait-il juste d'accroître les royalties que l'on demanderait pour une technologie plus ancienne ou ordinaire?

La "25% rule of thumb" était paradoxale car, alors qu'elle avait été fixée sur une réalité du marché des licences de brevets (la partition 25%/75%), elle refusait de prendre en compte l'évolution des marchés.

 

Pour certains la "25% rule of thumb" était aussi un moyen de punir efficacement le contrefacteur. Mais son abandon ne va pas à l'encontre de l'allocation de dommages et intérêts punitifs par la CAFC, car aux règles applicables en cas d'infraction non-intentionnelle à un brevet (développées dans la jurisprudence Pacific) viennent s'ajouter celles applicables aux "willful infringement": le triplement des dommages et intérêts alloués, et l'attribution de dommages et intérêts punitifs.  Le triplement des dommages et intérêts (§284(2) 35 U.S.C.) est un maximum, proportionné à l'étendue de la volonté délibérée d'enfreindre le brevet du titulaire. C'est, à la différence des dommages et intérêts punitifs qui dépendent du droit des Torts (responsabilité délictuelle) et dont l'estimation est propre à chaque Etat de l'Union, l'outil fédéral qui permet de sanctionner les contrefacteurs et qui explique, en de nombreux cas, les sommes faramineuses allouées au requérant lors des procès.

La CAFC dissocie en l'espèce le calcul des royalties de la licence hypothétique, de l'attribution des dommages et intérêts punitifs, ce qui est judicieux : cela pousse le titulaire du brevet à contracter avec le contrefacteur de bonne foi et non à le poursuivre en justice afin d'« extorquer » plus (à hauteur des 25%) que ce qu'il obtiendrait par la négociation.

 

 

B) La généralisation de ces standards dans les différents systèmes juridictionnels nationaux

 

Ces principes listés dans la jurisprudence Georgia Pacific et établis dans les récentes décisions de la CAFC sont très similaires à l'évolution du droit en France ces dernières années. Car faisant suite à la directive 2004/48/CE, la loi 2007-1544 du 29 octobre 2007 a instauré un système double de dédommagement (à l'image de ce qu'il se fait aux Etats-Unis). L'al 2 de l'art. 615-7  CPI prévoit ainsi, à la demande de la partie lésée, que le juge puisse mettre en place une fiction juridique très similaire à la licence raisonnable américaine afin de calculer les dommages et intérêts adéquat à l'étendue de l'infraction (en sus du dédommagement traditionnel sur le manque à gagner). Cette possibilité se retrouve également, déjà, dans tous les pays phares en matières de contentieux sur les brevets en Europe (Allemagne, Angleterre, Pays-bas).

De plus, comme pour souligner le fait que le droit des brevets français s'est résolument affranchi du régime général de la responsabilité civile, l'art 615-7 prévoit que les dommages et intérêts peuvent désormais être établis sur la base des "bénéfices réalisés par le contrefacteur", et non plus seulement sur les préjudices évalués à l'aune de la victime. C'est à proprement parler la création d'un système de responsabilité sui generis (presque de dommages et intérêts punitifs) propre à la contrefaçon des brevets.

Plus encore, l'application des accords de l'OMC ADPIC de 1995 pourrait entraîner la création d'une redevance indemnitaire en cas d'infraction; ce qui ressemblerait diablement aux premiers dommages et intérêts punitifs autorisés en droit français.

 

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Le droit américain pénalise gravement celui qui enfreint volontairement un brevet, mais respecte l'"honest mistake" de l'entrepreneur, qui s'est fourvoyé, et n'a pas réalisé qu'il utilisait une invention protégée, en établissant, à l'endroit du brevet, une licence hypothétique au moyen d'une fiction juridique, et en dédommagement raisonnablement son titulaire. La décision Uniloc v. Microsoft établi des critères plus justes et adéquats aux calculs des royalties de cette licence, tout en continuant à punir durement les contrefacteurs volontaires. La France et L'Europe ont désormais adopté des systèmes analogues propre à indemniser leurs inventeurs lésés. Ces systèmes manquent pourtant d'efficacité car il n'existe pas encore de mécanismes de dissuasion suffisamment intimidant, similaires à ceux qui, bien que parfaitement démesurés, fonctionnent pourtant avec succès outre-atlantique.

 

 

 

 

LISTE NON-EXHAUSTICE DE REFERENCES: