Convention européenne de sauvegarde des droits fondamentaux et les droits internes : Les réponses juridiques britanniques et françaises à la question de l’identité sexuelle, par Candice BARON

En 2002, la Cour européenne de Strasbourg déclare qu’il existe un droit pour chacun d’établir les détails de son identité d’être humain. Les transsexuels européens souhaitant modifier leur état civil conformément a leur nouvelle apparence font face a de nombreux obstacles juridiques. Nombre d’affaires devant la Cour européenne impliquent des transsexuels qui se fondent sur l’article 8 pour condamner le pays de leur nationalité. Le Royaume-Uni et la France ont déjà été condamnés par la Cour pour non respect de l’article 8 de la Convention, sans pour autant réagir de la même manière.

En 2002, la Cour européenne des droits de l’homme a déclaré que l’article 8 de la Convention européenne des droits fondamentaux protégeait « le droit pour chacun d’établir les détails de son identité d’être humain » (Goodwin c.Royaume-Uni, 11/O7/2002). La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (ci-après « la Convention » ou « CEDH ») a été adoptée par le Conseil de l’Europe le 4 novembre 1950 à Rome. Son but est de protéger les droits fondamentaux qu’elle énonce en permettant notamment un contrôle judiciaire de ces droits individuels par les États signataires. Se demander dans quelle mesure la Convention est respectée par les États membres, c’est notamment étudier les jurisprudences des juridictions nationales eu égard à tel ou tel droit fondamental qu’elle protège. L’article 8 de la Convention reconnaît à « toute personne un droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ». La Cour européenne des Droits de l’homme (ci-après « la Cour ») juge du respect par les États membres de la Convention et des droits qu’elle contient. A plusieurs reprises, la Cour a été saisie par des particuliers pour violation par leur État de leur droit fondamental reconnu à l’article 8. L’identité est une notion essentielle dans le quotidien des individus. Or, l’identité juridique de la personne ne se limite pas à son nom sur une carte nationale d’identité; elle est liée aux contrats par lesquels celle-ci s’engage au cours de sa vie (vente, mariage, travail,…). Le Droit intervient alors pour définir les conditions qui entourent ce lien entre identité et contrats, mais il doit être mis en parallèle avec l’évolution des mœurs et des mentalités. La Commission européenne des Droits de l’homme a érigé en droit fondamental l’identité sexuelle de la personne, comme l’a rappelé la Cour dans l’arrêt B c. France (25/03/1992). Ainsi, a priori, les individus souhaitant changer d’identité sexuelle peuvent se prévaloir de ce droit devant une instance nationale (art. 13).

Cependant, existe-t-il pour chaque droit de la Convention une seule et unique solution que les juridictions des États membres doivent adopter ?

La question du droit à l’identité sexuelle, et plus encore celle du droit d’en changer, se pose avec intérêt en France et au Royaume-Uni car il s’agit de deux États membres en pleine réflexion sur un éventuel changement de leur législation. En effet, le débat sur le mariage homosexuel dans ces deux pays fait preuve d’une ouverture certaine, preuve certes plus aboutie dans d’autres États membres (la Belgique) mais loin de l’être dans d’autres (la Pologne ?). L’étude comparative de la jurisprudence de ces deux États sur ce point permet de faire un constat: les arrêts et les textes européens ont une réelle portée au sein des États membres. Toutefois, il convient de se demander si l’identité y est aujourd’hui encore une donnée immuable ou si elle peut évoluer sous l’influence de l’Europe.

LA NOTION D'IDENTITE DANS LES JURISPRUDENCES TRADITIONNELLES FRANCAISES ET BRITANNIQUES

Les éléments d’identité de la personne sont fournis par son état civil. Or, certaines personnes souhaitent en changer; c’est le cas des transsexuels. Le transsexualisme est la situation d'un individu dont l'identité sexuelle est en conflit avec celle traditionnellement attribuée aux personnes de même sexe. Les traditions des deux pays diffèrent en la matière.

L’identité et la division des juridictions françaises

En France, il n'existe pas de lois concernant les transsexuels. En effet, les rares tentatives ont échouées (les projets du sénateur Caillavet rejetés en 1981-82 ou le refus du Parlement d'inclure le cas du transsexualisme dans la loi bioéthique de 1994 pour éviter une inflation de conversions sexuelles). C’est pourquoi il convient de regarder de plus près la jurisprudence nationale pour bien apprécier le problème. Dans les années 1990, nombre de juridictions du fond ont accueilli des demandes en modification des mentions relatives au sexe et au prénom. Les actes de naissance auraient alors vocation à être mis à jour tout au long de la vie des individus. Certains tribunaux français précisaient qu’une telle modification ne revêtirait pas un caractère rétroactif, afin de ne pas porter atteinte aux situations juridiques antérieures. La grande majorité de ces décisions avaient alors acquis force de chose jugée. Mais d'autres juridictions du fond ont toutefois statué dans le sens opposé (TGI Bobigny, 18/09/1990). Il n’y avait donc pas de réponse unique en France en la matière, les juridictions du fond étant divisées. La Cour de cassation avait adopté une position plutôt ferme en cela qu’elle écartait les demandes en modification du sexe mentionné sur les registres en se fondant sur l’idée que le transsexuel avait «perdu les attributs de son sexe d’origine sans pour autant avoir acquis ceux du sexe opposé» (F. Granet, « Le Transsexualisme en Europe »). L'arrêt rendu par la Cour de cassation le 21 mai 1990 témoigne de la réticence des juges français. Une transsexuelle souhaitant harmoniser son nom avec sa nouvelle apparence physique présente son cas devant le TGI qui lui refuse toute modification de son état civil; déboutée en appel, elle se pourvoit en cassation. La première chambre civile rejette son pourvoi aux motifs que le transsexualisme ne peut être considéré comme un véritable changement de sexe et que «l'article 8 al.1 de la Convention n'impose pas la modification de la mention du sexe d'apparat du transsexuel».

L’identité et le particularisme britannique Au Royaume-Uni, la situation était différente. En effet, ni la loi ni la jurisprudence ne reconnaissait le transsexualisme (Corbett v.Corbett, 1970). Certains transsexuels britanniques, se sentant victimes de discrimination, saisirent la Cour afin qu’elle condamne la Grande-Bretagne pour violation d’un droit protégé par la Convention. Or, les juges européens ont dû faire face à une difficulté qui relève du particularisme du droit anglais concernant la notion de «l’état civil». En effet, l’état civil a dans ce pays un aspect historique en ce sens qu’il n’atteste pas l’identité actuelle de la personne puisque les modifications pouvant intervenir ne sont pas portées sur les registres de l’état civil (de l’administration), le registry office. Le transsexuel peut donc changer de prénom ou bien se faire appeler Monsieur ou Madame. La Cour de Strasbourg considérait alors que le refus des juges britanniques de reconnaître une valeur juridique au transsexualisme portait une atteinte trop faible à la vie privée des sujets pour constituer une violation de l’article 8 de la Convention par le Royaume-Uni (notamment, Cossey c. Royaume-uni, 1990). C’est ainsi que la jurisprudence n’a pas connu d’évolution notable dans les années 1990. L’Angleterre est de tradition dualiste, le droit international y est intégré par une loi nationale. Certains espéraient un changement profond de la jurisprudence avec le célèbre Human Rights Act (1998), _ loi sur les droits de l’Homme_ entrée en vigueur en l’an 2000. Il a permis l’incorporation des droits de la Convention européenne en droit interne britannique. De plus, le Ministère des affaires constitutionnelles a publié un guide(«A Guide to the Human Rights Act 1998: Third Edition», octobre 2006) qui répond aux questions des citoyens sur la Convention. Concernant l’article 8, _la numérotation de la Convention et du HRA correspondent ici_ il précise qu’il couvre notamment la liberté de choisir son identité sexuelle. Bien qu’informés, les transgenres de Grande-Bretagne ressentaient toujours une discrimination car, à cette époque, aucune loi nationale n’évoquait précisément leur situation et certains se sont pourvus devant la Cour de Strasbourg.

Il ressort donc de l’étude du concept d’«identité» et de l’exemple du transsexualisme, que la France et le Royaume-Uni, bien que tous deux membres du Conseil de l’Europe et signataires de la Convention, maintiennent une certaine tradition juridique interne. On pourrait donc affirmer qu’il n’existe pas de solution unique et préétablie, applicable à tous les États membres. Il ne faut pas oublier que ceux-ci disposent d’une marge d’appréciation dans l’interprétation de la Convention. Pour autant, on ne peut ignorer l’influence de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg et des travaux du Conseil de l’Europe sur les États membres, tant au niveau législatif que juridictionnel. Une fois encore, l’exemple de l’identité sexuelle illustre parfaitement ce point.

L’EUROPE OU L’IDENTITÉ SEXUELLE ÉRIGÉE EN DROIT FONDAMENTAL

La Cour de Strasbourg considère que l’article 8 de la Convention protège «le droit pour chacun d’établir les détails de son identité d’être humain». C’est ainsi que la Cour affirme sa position sur la question du droit fondamental à l’identité sexuelle, lors de deux arrêts rendus en Grande Chambre, le 11 juillet 2002, à l’encontre du Royaume-Uni (Goodwin et Ic).

En 1989, la recommandation 1117 du Conseil de l’Europe définit le transsexualisme comme «un syndrome caractérisé par une personnalité double, l’une physique, l’autre psychique ce qui entraîne l’individu à demander à ce que son corps soit corrigé en conséquence». Ce texte recommande aux États membres d’édicter une loi précisant les modalités relatives à une rectification de l’état civil «en cas de transsexualisme irréversible», tout en autorisant un changement de prénom comme le permet l’article 8 de la Convention. Toutefois, seules les décisions de la Cour ont une réelle valeur juridique.

L’identité sexuelle et l’avance (dualiste) britannique Dans les deux arrêts précités, _ l’affaire de Christine Goodwin étant la plus commentée, le Royaume-Uni fut condamné pour violation du droit au respect de la vie privée et familiale, accusé d’agir de manière discriminatoire à l’encontre de ses citoyens transsexuels. En effet, l’affaire Goodwin dispose que le Gouvernement du Royaume-Uni agit en violation de la Convention en refusant de modifier les actes de naissances des personnes transsexuelles notamment et doit rectifier ce comportement. Au lendemain de Goodwin, l’association PFC (Press For Change) estimait que cette décision européenne laissait espérer que le droit interne change en conséquence et que les cours nationales, saisies d’un problème de reconnaissance de statut juridique, interpréteraient la loi britannique à la lumière de la décision Goodwin. Mais il faut attendre 2003 et un arrêt de la Chambre des Lords pour en juger. La Chambre des Lords (House of Lords) constitue la plus haute instance judiciaire du pays. Elle ne juge qu’en droit et ne rend que très peu d’arrêts lesquels revêtent par conséquent une importance particulière. L’affaire Bellinger v. Bellinger traitait de la question de savoir si une loi britannique de 1973, qui définit le mariage comme l’union entre un homme et une femme, était contraire aux articles 8 et 12 (relatif au droit au mariage) de la Convention. Le mariage des Bellinger avait été invalidé parce que Mrs Bellinger était un homme aux yeux de la loi car née homme. Les Law Lords, ancrés dans la tradition dualiste britannique, n’ont pu rendre qu’une simple déclaration d’incompatibilité entre la loi de 1973 et la Convention et insister sur le fait que seul le Parlement pouvait intervenir,_ par le biais d’une nouvelle loi compatible avec la Convention_ pour autoriser un tel mariage. Il faudra attendre le Gender Recognition Act 2004 (Loi de reconnaissance du genre), soit deux ans seulement après Goodwin, pour que les transsexuels britanniques aient une loi qui reconnaisse enfin leur statut. Désormais, les cours doivent respecter et interpréter une loi nationale. Pour autant, le transsexuel, pour être reconnu en tant que tel par la Couronne, doit accomplir un certain nombre de formalités, faute de quoi, il ne pourra pas se prévaloir de la loi de 2004. C’est ainsi que dans l’arrêt Db c. Ministre de l’Intérieur du 20 mars 2006, rendu par la Cour administrative, il fut décidé que le demandeur ne pouvait pas exiger d’être traité comme une femme ni donc être transféré dans une prison pour femmes puisqu’il n’avait pas accompli les formalités requises par la loi de 2004. L’élaboration d’une loi,_ suite à une décision de la Cour et donc sur une interprétation de la CEDH_ a enfin permis une reconnaissance légale du transgenre en Grande-Bretagne. L’identité sexuelle et l’espoir (moniste) français En France, aucune loi de ce genre n’a encore été adoptée. Cependant, l’influence de l’Europe et d’une décision de la cour en particulier a permis, comme au Royaume-Uni, une certaine évolution. En effet, dans l’arrêt B c. France (25/03/1992), la France a été condamnée par la Cour sur le fondement de l’article 8 et d’une atteinte portée au respect de la vie privée d’une transsexuelle. Même eu égard à la marge d’appréciation laissée aux juridictions des États membres, le « juste équilibre entre l’intérêt général et les intérêts particuliers de la requérante était rompu ». Suite à cet arrêt, et forte de son monisme, la jurisprudence française a évolué. La Cour de cassation a opéré un revirement dans deux arrêts rendus en Assemblée plénière le 11 décembre 1992. Elle affirme alors que pour que soit autorisée la modification de la mention du sexe du demandeur sur son acte de naissance, il faut que le syndrome du transsexualisme soit médicalement constaté par un expert judiciaire et que la personne ait subi certaines opérations. Le changement d'état civil est donc en France une procédure uniquement basée sur la jurisprudence. Depuis 1992, les tribunaux français voient se multiplier les demandes en ce sens notamment concernant les mariages avec la reconnaissance du «genre acquis». Mais quatorze ans après B c. France, et en comparaison avec la rapidité de réaction anglaise, la France semble bien (trop ?) prudente. Le TGI de Nanterre s’est opposé en avril 2005 au mariage entre un travesti et une transsexuelle estimant qu’il s’agissait d’un projet fondé sur aucune volonté matrimoniale et rappelant que "l’une des conditions, de nature institutionnelle du mariage, est encore en France la différence de sexe implicitement exigée par le code civil", _le couple avait avoué publiquement «son intention de s'unir en tant que femmes». Notons que la condition relative à la différence de sexes (articles 144 et 75 cc) n’est pas remise en cause par la Convention qui renvoie aux lois nationales. Ainsi, le droit de se marier dans ces conditions pose toujours des difficultés en droit français, mais la jurisprudence de la Cour, gardienne de la Convention, impose un changement de position de la part de la France. L’élaboration d’une loi, telle qu’au Royaume-Uni, serait peut-être finalement la réponse adaptée aux transsexuels français.

Bibliographie: - Gender and Human Rights in the Commonwealth : some critical issues for action in the decade 2005-2015 (London : Commonwealth Secretariat, 2004)

-Changing Sex : Transsexualism, Technology, and the Idea of Gender, Bernice L. Hausman (Duke University Press, 1995)

-Constitutional Reform in the UK, Dawn Oliver(2003)

-Human rights in Europe : a study of the European Convention on European Rights, Merrills, J.G. (John Graham), Manchester University Press (2001)

-Sexuality Repositioned, Diversity and the Law, B. Brookes-Gordon, L. Gelsthorpe, M. Johnson, A. Baisham, for the Cambridge Socio-Legal group (2004)

-Case of B. v. France : (57/1990/248/319) judgment, Strasbourg, 25 March 1992 European Court of Human Rights (1992)

Sites : -Association “Press For Change”: http://www.pfc.org.uk/

-Department For Constitutional affairs: http://www.dca.gov.uk/constitution/transsex/policy.htm

-Commission Internationale de l’État Civil (CIEC) : http://perso.orange.fr/ciec-sg/CadrEtudeTranssexualisme.htm

-CISMeF : http://www-sante.ujf-grenoble.fr/SANTE/medilega/pages/transexeb.html