ESPAGNE - La réparation du dommage contractuel en Espagne et en France: étude comparative de l’article 1107 du Código civil et des articles 1150 et 1151 du Code civil, par Aude MERCIER

Le droit espagnol s’est en grande partie inspiré du droit français, en procédant toutefois à certaines adaptations. Cela se remarque particulièrement si l’on compare les régimes de réparation du dommage en matière contractuelle de ces droits, au travers des articles 1107 du Código espagnol et 1150 et 1151 du Code civil. Étudier comment s’est faite cette intégration du droit français dans le droit espagnol permet d’une part de comprendre comment des expressions semblables recouvrent en réalité des concepts différents et d’autre part d’analyser les points de convergences des deux systèmes, pour en faire ressortir les éléments essentiels de la responsabilité contractuelle. Cette démarche nous montre également les difficultés qui jaillissent lors de l’adaptation d’un droit étranger et qui risquent de se soulever à plus grande échelle lors d’une éventuelle élaboration de code civil européen.

L’Espagne s’est fortement inspirée de la France pour élaborer son code civil de 1889. En témoigne l’article 1107, qui reprend en partie les articles 1150 et 1151 du Code, selon lesquels « le débiteur n’est tenu que des dommages et intérêts qui ont été prévus ou qu’on a pu prévoir lors du contrat, lorsque ce n’est point par son dol que l’obligation n’est point exécutée » et « dans le cas même où l’inexécution de la convention résulte du dol du débiteur, les dommages et intérêts ne doivent comprendre à l’égard de la perte éprouvée par le créancier et du gain dont il a été privé, que ce qui est une suite immédiate et directe de l’inexécution de la convention ». L’article 1107 espagnol dispose en effet que :

« Les dommages et intérêts dont est tenu le débiteur de bonne foi sont ceux qui étaient prévus ou auraient pu être prévus au moment de la constitution de l’obligation et qui sont la suite nécessaire de son inexécution.

En cas de dol le débiteur sera tenu de tous les dommages et intérêts qui découlent clairement de l’inexécution de l’obligation. »

À l’heure où les esprits s’interrogent sur la nécessité d’élaborer un code civil européen ou un code européen des contrats, il est intéressant de voir comment un pays a tenté d’adapter le droit d’un État voisin pour élaborer son propre droit et les conséquences qui en découlent. Intégrer un droit étranger n’est pas sans difficulté et les leçons du XIXème siècle retrouvent leur actualité dans le débat que suscite l’éventuelle création d’un code européen. Il y a donc lieu de se poser la question suivante : comment l’étude comparative de l’article 1107 du Código Civil espagnol et des articles 1150 et 1151 du Code Civil français fait-elle ressortir les difficultés de l’intégration de normes étrangères dans un droit national ? La comparaison nous permettra de voir qu’au-delà des différences qui font que chaque droit est unique, la mise en valeur des points communs fait ressortir les éléments essentiels de la responsabilité contractuelle.

Le système de la responsabilité délictuelle en Espagne est, comme le rappelle Mariano Yzquierdo Tolsada, le même qu’en France: chaque personne capable répond civilement de ses propres actes ou omissions ainsi que de ceux de certaines personnes avec lesquelles elles ont un lien particulier de famille ou de travail (M. Yzquierdo Tolsada, Sistema de responsabilidad civil, contractual y extracontractual, Dykinson, 2001, p. 230). La responsabilité du fait des choses ou des animaux dont on a la garde connaît également le même régime dans les deux pays. Il n’en est en revanche pas tout à fait de même pour celui de la responsabilité contractuelle, malgré les apparences. On constate en effet que les textes français et espagnol présentent quelques différences. Bien que le premier alinéa de l’article 1107 du Código civil ressemble à l’article 1150 du Code civil, il fait état de deux expressions qui n’apparaissent pas dans le texte français: il s’agit du débiteur de bonne foi et de la suite nécessaire de l’obligation. Quand au deuxième alinéa, qui se réfère à l’article 1151 du Code, son interprétation n’est pas aussi évidente que l’emploi de l’adverbe « clairement » tend à le faire penser. Ce seul mot, « conocidamente », a en effet été la cause de nombreuses discussions et il est en outre difficile à traduire en français. Le dictionnaire de la Real Academia en donne la définition suivante : de manière connue, de façon qui se sait. Le professeur Carrasco Perera, propose de lui donner le sens de « probadamente », adverbe inexistant dans la langue espagnole, mais que l’on pourrait interpréter comme de façon prouvée, certainement (A. Carrasco Perera, « artículo 1107 », Comentarios al Código civil, Tome XV, Vol 1,).

Ces différences s’expliquent par le fait que le législateur espagnol a voulu se détacher du modèle français et a cherché son inspiration dans deux autres sources: le Proyecto, de 1851, rédigé principalement par Florencio García Goyena, et l’Avant-projet de révision du Code civil belge de Laurent. Il faut savoir que García Goyena lui-même reconnut qu’il n’était pas demeuré fidèle au modèle français, éludant volontairement dans son projet de code la notion de prévisibilité des dommages, qu’il considérait comme peu claire. Il craignait en effet que chaque cocontractant puisse dire qu’il avait prévu les dommages de façon différente (F. García Goyena, Concordancias, motivos y comentarios del Código civil español, Tomes III-IV, Ed. Facsimilar, Barcelone, 1973, p. 51). L’article 1016 du Proyecto disposait ainsi que «la réparation des dommages et intérêts prend en compte les dommages qui sont la conséquence immédiate et nécessaire de l’inexécution du contrat. En cas de dol l’indemnisation s’étend à ceux clairement occasionnés par le manquement». Cristóbal Montes critiqua souvent ce texte, qu’il comparait à des « divagations ». Mais, comme il le fit remarquer, « la rectification postérieure ne va pas non plus entraîner la pleine assimilation de la formule française » (C. Montes, El incumplimiento de las obligaciones, Madrid, 1989, pp. 284 et s.). Selon l’article 1154 de l’Avant-projet de révision du code civil belge de Laurent en effet, « si le débiteur est de bonne foi, il répond seulement des dommages et intérêts dont la cause a été prévue ou a pu être prévue au moment du contrat ». Nous constatons l’apparition des notions de bonne foi, connue en droit français mais absente des articles 1150 et 1151, et de prévisibilité, si importante dans ces deux textes. L’avant-projet espagnol de 1882 intégra cette formule que l’on retrouve dans l’article d’aujourd’hui. Celui-ci est ainsi un mélange de concepts français et belge, auquel est ajoutée la « suite nécessaire de l’inexécution », à mi-chemin entre l’expression française « suite immédiate et directe » et celle de Garcia Goyena « suite immédiate et nécessaire ».
Ces raisons historiques de l’élaboration de l’article 1107 du Código civil espagnol et sa comparaison avec les articles équivalents en droit français soulèvent de nombreuses questions. Si les mots employés sont souvent les mêmes, les concepts qu’ils recouvrent sont-ils pour autant semblables ? Finalement, le droit espagnol est-il aussi proche du droit français qu’il en a l’air ? Pour le savoir, il convient d’étudier les concepts en question un par un.

La première question, et sans doute la plus importante, est celle qui se réfère à la notion de prévisibilité. Celle-ci, comme nous le savons, existe aussi bien en droit français qu’en droit espagnol. Mais a-t-elle la même signification dans les deux pays ? Le dommage prévisible français est-il le même que le « daño previsible » espagnol ? Qu’est-ce qu’un dommage prévisible ? Des deux côtés des Pyrénées les auteurs ont proposé diverses définitions, sans toutefois parvenir à se mettre d’accord.

Le dommage prévisible est-il le dommage intrinsèque ?

Mariano Yzquierdo Tolsada attache peu d’importance au sujet. Pour lui, Laurent confondait les deux concepts, en considérant comme prévisibles « les dommages soufferts par le créancier dans la chose objet même de la prestation » et comme imprévisibles ceux subits dans d’autres biens. Selon son opinion, la question n’a pas d’intérêt pour le droit espagnol (M. Yzquierdo Tolsada, op.cit., p. 244). Il est intéressant de constater que cette définition du dommage prévisible ressemble à une de celles données par Isabelle Souleau pour le dommage immédiat, que l’on étudiera plus loin : « un préjudice atteignant la chose objet de l’obligation du débiteur » (I. Souleau, La prévisibilité du dommage contractuel, thèse, Paris II, 1979, p. 264). Au contraire, le Professeur Carrasco consacre une longue partie de son analyse au sujet. Il comprend d’abord le dommage prévisible de l’article 1107 dans le même sens que Monsieur Yzquierdo : c’est celui que l’on subit « en référence exclusive à la cause objet de la prestation ». Le dommage est extra rem ou imprévisible s’il porte atteinte à des biens distincts de celui objet de ladite prestation. Selon lui, les auteurs du Código ont ainsi assimilé le dommage prévisible au dommage inhérent à l’objet du contrat, ou intra rem. Il rejette cependant l’idée d’une connexion évidente entre ces deux concepts. Et c’est dans l’historique du code espagnol et au regard du droit français qu’il trouve ses arguments: alors que tout d’abord Pothier puis la doctrine française du début du XIXème siècle admettaient que le dommage prévisible était le dommage intrinsèque, dans le Proyecto de 1851, dans lequel la notion de prévisibilité n’apparaît pas encore, la doctrine du dommage intrinsèque existe déjà (A. Carrasco Perera, op.cit.).

Le dommage prévisible est-il le dommage direct et/ou immédiat ?

Angel Carrasco Perera soulève un autre problème, celui dû à la doctrine de la causalité adéquate, très présente en France et en Italie. Selon cette théorie qui s’oppose à celle de l’équivalence des conditions, seul est indemnisable le dommage qui est la suite directe ou probable du manquement à l’obligation. Nous savons que l’article 1151 du Code civil précise que, dans les cas de dol comme de non dol, seul le dommage direct et immédiat est indemnisable. Or, selon le Professeur Carrasco, la théorie française revient à faire coïncider le concept de prévisibilité au sens de Pothier avec celui de prévisibilité selon la théorie de la causalité adéquate. Dans le premier cas, c’est la notion de dommage intra rem ou extra rem qui importe et l’on se place au moment de contracter ; dans le second on s’intéresse aux conséquences prévisibles de l’inexécution au moment même où celle-ci se réalise. Cette confusion vide de son sens la distinction opérée dans la loi française et il en résulte que les articles 1150 et 1151 disent en réalité la même chose (A. Carrasco Perera, op.cit.). Si cet amalgame est souvent vérifié, il ne faut pas oublier la précision apportée dans l’article 1150 : il y est clairement énoncé que la prévision dont on doit tenir compte est celle qui a lieu « lors du contrat ». Dès lors se pose la question des dommages prévisibles lors de l’inexécution mais non prévisibles lors de la formation de la convention. La thèse de Madame Souleau pousse encore plus loin la réflexion. Elle critique tout d’abord fortement la théorie de la causalité adéquate, ce qui l’amène ensuite à distinguer les notions de dommages prévisible, direct et immédiat. Elle définit le dommage imprévisible au sens de l’article 1150 comme « un dommage imprévisible selon le contrat, et pas seulement au moment du contrat, selon le contrat et les indices de prévisibilité qui ont pu être fournis au débiteur au moment de sa conclusion. » En revanche, le dommage imprévisible selon la théorie de la causalité adéquate est « imprévisible d’après la conduite du débiteur » lors de l’inexécution : le manquement du débiteur ne peut pas laisser prévoir la réalisation d’un tel dommage. « Les deux imprévisibilités peuvent donc fort bien ne pas coïncider » (I. Souleau, op.cit., p. 291). L’auteur française part de cette distinction pour différencier les notions de dommages indirect, immédiat et imprévisible, souvent confondus, mais qui, pour le Professeur Carrasco, sont sans importance. Elle donne donc une deuxième définition du dommage immédiat, qui précise celle vue auparavant: c’est « la conséquence première de l’ inexécution, celle dont le fait dommageable initial est la « causa proxima ». Ce dommage se différencie de « conséquences secondes (ou troisièmes) de la défaillance du débiteur », qui peuvent toutefois être directes et/ou prévisibles. Il est intéressant de voir que tout comme les auteurs espagnols, Mme Souleau illustre son argumentation d’exemples traditionnels de Pothier. Ainsi, la mort d’une vache contaminée récemment achetée est un dommage immédiat de l’achat de cette vache, mais « la perte du troupeau, le défaut de culture des terres, la saisie sont au contraire des dommages médiats » (I. Souleau, op.cit., p. 288). En revanche, ces derniers dommages sont directs parce qu’ils ont tous été provoqués par la maladie contagieuse de l’animal et qu’aucun autre facteur n’est intervenu entre l’inexécution et lesdits dommages. Ce facteur est compris par Mme Souleau comme « anormal », « une véritable cause indépendante ». Un dommage peut donc être imprévisible à cause de « circonstances extraordinaires » qui ont suivi le fait dommageable initial, médiat parce qu’il n’est que la suite d’un premier dommage, mais direct, malgré la longueur des circonstances exceptionnelles, parce que l’enchaînement causal n’est pas rompu (I. Souleau, op.cit., p. 338). Dans notre exemple, les dommages ne seront prévisibles que si le vendeur de la vache avait connaissance de la maladie de la vache et du peu de ressources du fermier. Mais s’il connaissait la maladie, il aurait agit avec dol et la prévisibilité des dommages n’aurait plus d’importance. C’est une des raisons qui fait dire à Isabelle Souleau que « l’imprévisibilité du dommage n’est pas un critère de l’absence du lien de causalité » et que « des conséquences médiates dont la réalisation était imprévisible peuvent fort bien être directes » (I. Souleau, op.cit., p. 325). La fréquente confusion entre le dommage imprévisible et le dommage indirect est également due au fait que ce sont les causes exonératoires de responsabilité des articles 1150 et 1151 respectivement. S’il n’y a pas eu dol, le dommage imprévisible n’est pas réparé, tout comme s’il s’agissait d’un dommage indirect. La victime doit donc subir le dommage et n’en obtient pas réparation. Un problème d’équité se pose ici…

Le dommage prévisible est-il le dommage nécessaire ?

Monsieur Carrasco se fonde sur la notion de dommage nécessaire pour dire que l’exigence d’un dommage direct et immédiat pour obtenir réparation du manquement n’est que pure théorie et superflue. En droit espagnol, le dommage indemnisable est « la suite nécessaire » du manquement. Peu importe qu’il soit direct ou immédiat, critères « si absurdes qu’ils n’ont pratiquement pas été appliqués par la doctrine des ces pays » (La France et l’Italie). Pour Angel Carrasco, la suite nécessaire se différencie du dommage prévisible en ce qu’elle ne s’apprécie pas au moment du contrat mais au moment de l’inexécution…. On retrouve ainsi la distinction de Mme Souleau entre le dommage imprévisible de l’article 1150 et celui de la causalité adéquate, pourtant critiquée par le Professeur Carrasco ! Cependant, pour l’Espagnol, le terme « nécessaire » ne se réfère pas à une question de causalité, mais « à un problème juridique, d’évaluation postérieure, qui choisit entre les séries causales celles qui, en raison du critère juridique de « nécessité », doivent être imputées au débiteur ». La suite nécessaire de l’inexécution est « le dommage ou la suite concrète de faits dommageables qui constituent la réalisation typique du risque créé par la conduite illicite qu’est le défaut d’exécution » (A. Carrasco Perera, op.cit.). Cette définition rappelle celle du dommage direct de Mme Souleau. Pourtant, la conséquence nécessaire devrait être plus large puisque la loi espagnole n’exige pas que le dommage réparable soit proche dans le temps, direct ou immédiat. On voit en outre que le Professeur Carrasco confond le dommage avec le fait dommageable : la conséquence est ici assimilée à sa cause. En revanche, il prend lui aussi l’exemple de la vache ayant une maladie contagieuse pour dire que la mort du troupeau peut être une conséquence « nécessaire » de la mauvaise exécution de l’obligation mais non prévisible selon Pothier, parce que de nature extrinsèque. Rappelons que Mme Souleau parlait, elle, de dommage direct, prévisible et médiat. A l’inverse, le dommage peut être prévisible au moment de contracter (le vendeur vend un tonneau de vin qui a un défaut de fabrication) mais il n’y aura pas de réparation de sa part si le dommage (le vin perdu) n’est pas la conséquence nécessaire de ce manquement (l’acheteur a n’a pas gardé le tonneau dans de bonnes conditions). Etrangement, Isabelle Souleau évoque elle aussi le dommage nécessaire, pourtant non présent dans les textes français. Elle considère en effet que si le fait d’un tiers participe de façon imprévisible à la réalisation d’un dommage médiat, ce dernier ne sera alors pas une conséquence nécessaire du manquement. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, selon Mme Souleau ce dommage n’en est pas direct pour autant. Limiter le dommage direct à la conséquence nécessaire est trop réducteur : cela conduirait « à exonérer le responsable chaque fois qu’un dommage médiat n’a pu se réaliser qu’avec le concours de la victime, d’un tiers, du hasard ou de la nature. Or, cette intervention, postérieure à la réalisation du fait dommageable initial, peut fort bien être une condition sine qua non, mais non véritablement causale du dommage médiat » (I. Souleau, op. cit., p. 339). A l’inverse de M. Carrasco, Mme Souleau considère que le dommage direct est plus large que le dommage nécessaire. Mariano Yzquierdo, enfin, aborde très rapidement la question. La suite nécessaire ne saurait se confondre avec la suite prévisible car certains dommages nécessaires n’ont pas pu être anticipés : il s’agit précisément de ceux dont le débiteur dolosif devra répondre (M. Yzquierdo Tolososa, op.cit., p. 250).

Une deuxième question se pose maintenant à nous : qu’est-ce qu’un « débiteur de bonne foi » ? Il est difficile d’en donner une définition exacte. Si l’on rapproche l’article 1107 des textes français et si chaque alinéa correspond donc à un article du Code, le débiteur de bonne foi est celui qui n’a pas agi avec dol. Une grande partie de la doctrine espagnole a longtemps pensé ainsi, comme le rappelle Díez-Picazo (L. Díez-Picazo, Fundamentos del derecho civil patrimonial, Tome 2, p. 587). Inversement, le débiteur de mauvaise foi est celui qui a agi avec dol (A. Carrasco Perera, op.cit.). Cette dernière affirmation ne semble pas poser de difficultés. Il n’en est pas de même pour la première.

De los Mozos  considère ainsi que l’article espagnol oppose la bonne foi au dol et que donc tout ce qui n’est pas dol est nécessairement bonne foi. De cette théorie à la conclusion hâtive que le débiteur non dolosif, mais négligent ou retardataire dans l’exécution de l’obligation, est de bonne foi, il n’y a qu’un pas, et De los Mozos l’a franchi. La bonne foi selon lui inclurait la négligence, ce qui semble paradoxal. Luis Díez-Picazo considère au contraire que seul est de bonne foi le débiteur qui a ajusté sa conduite aux critères de diligence et d’honnêteté requis. Cependant, cela aboutirait à dire que le débiteur négligent agit de façon dolosive, ce qui semble également exagéré. Messieurs Montes et Yzquierdo rejettent d’ailleurs cette thèse. Pour ce dernier, la notion de bonne foi a été intégrée dans le Código  « pour éviter la formule négative du non dol des codes français et italiens », mais elle n’a fait que compliquer davantage la situation. La vision de la doctrine majoritaire vue auparavant ne se justifie que dans un système de responsabilité subjectiviste: « s’il n’y a pas d’autre responsabilité contractuelle que celle fondée sur les facteurs d’attribution subjectifs (la faute et le dol) » toute question de détermination de la responsabilité devra se référer à ces facteurs. Mais Mariano Yzquierdo considère, sans toutefois les mentionner, qu’il en existe d’autres parce que le système de responsabilité du débiteur est «fait d’une pluralité de régimes juridiques dans lequel convergent deux fils conducteurs : l’un, général, celui de l’attribution subjective (faute, dol) qui apparaît dans la théorie générale de l’obligation ; l’autre, casuistique », qui résulte de l’examen de l’étendue de la responsabilité  de certains professionnels. Si cette dernière peut parfois s’étendre au cas fortuit, ce n’est qu’exceptionnel et cela ne remet pas en cause l’article 1105 du Código, selon lequel personne ne doit dédommager le dommage causé par le cas fortuit, non prévisible, sauf si la convention ou la loi en dispose autrement. Mais dans cette dernière hypothèse, le cas fortuit est envisagé au moment du contrat, il est donc prévisible. Il est par conséquent logique de retrouver l’application de l’article 1107 (M. Yzquierdo Tolososa, op.cit., p. 247)… Le Professeur Carrasco estime à ce sujet que l’article en question ne peut s’appliquer que s’il a été répondu positivement à deux questions : existe-t-il un critère d’imputabilité et l’inexécution est-elle une condition sine qua non du dommage ? (A. Carrasco Perera, op.cit.). La bonne foi ne peut donc se définir selon M. Yzquierdo que comme « la négation du dol en tant que volonté de commettre une infraction » (M. Yzquierdo Tolososa, op.cit., p. 247).

Etonnamment, dans sa thèse sur la prévisibilité du dommage contractuel, Mme Souleau parle également de la bonne foi, alors que nous savons que cette notion de l’article 1134 n’apparaît ni dans l’article 1150 ni dans 1151. Mais l’expression n’est employée que très rarement et n’est pas explicitée (I. Souleau, op. cit., p. 399).

Ces diverses conceptions de la bonne foi ne peuvent pas bien se comprendre sans savoir ce que représente le dol dans le cadre des articles étudiés. D’après l’article 1116 du Code civil, on peut interpréter le dol comme des manœuvres pratiquées par l'une des parties qui sont telles qu' « il est évident que, sans ces manœuvres, l'autre partie n'aurait pas contracté ». Cette notion est très discutée en droit espagnol comme le montrent les diverses définitions avancées : ce serait pour certains « une infraction de l’obligation faite par le débiteur librement et spontanément »; pour M. Castán, la conscience et la volonté de violer le droit du créditeur ; pour d’autres, tout ce qui est contraire à l’honnêteté. Si l’intention de causer un dommage à autrui est pour les uns nécessaire à la qualification de dol, pour les autres la seule volonté du débiteur de ne pas respecter son devoir suffit. Pour Luis Díez-Picazo, le dol ne fait pas partie intégrante de l’inexécution ni du dommage, mais est un critère d’aggravation de la responsabilité. En règle générale, le débiteur ne doit répondre que des dommages prévus ou prévisibles lors de la constitution de l’obligation et qui sont la suite nécessaire du manquement. En revanche, le débiteur dolosif doit une « réparation intégrale ». Tout débiteur qui ne remplit pas ses obligations doit assumer les conséquences de son action (ou inaction). « Le dol n’est qu’un critère pour mesurer l’inexécution : la réparation est étendue et intégrale ». Selon cet auteur, deux conditions sont nécessaires pour savoir s’il y a dol : un comportement actif, tout d’abord, la simple omission n’étant dolosive que si elle est particulièrement réprouvable ; le caractère définitif de l’inexécution ensuite. Il rappelle qu’à l’origine le dol était de nature pénale, assimilé à un délit, parce qu’il faisait naître une autre action, étrangère à la convention et toujours illicite. Si des traces de cette conception existent toujours en droit français, la doctrine espagnole estime, elle, que l’inexécution dolosive est une simple inexécution (L. Díez-Picazo, op. cit., pp. 610-614). Cela est vrai si l’on se situe bien dans le domaine de la responsabilité contractuelle. En effet, le dol qui suppose une volonté de causer un dommage au créancier est selon le Professeur Carrasco le dol extracontractuel typique ; le dol contractuel consiste juste en la volonté de ne pas exécuter l’obligation, pour des raisons économiques (A. Carrasco Perera, op.cit.).

Cela nous amène à nous pencher sur la portée des normes étudiées. Mariano Yzquierdo se pose cette question : « l’article 1107 est-il applicable à la responsabilité extracontractuelle ? ». En France, Messieurs Mazeaud et Tunc ont affirmé clairement que l’article 1150 est une norme pensée seulement pour le domaine contractuel (Mazeaud-Tunc, Traité théorique et pratique de la responsabilité civile, tome III, Vol 1, p. 562). Cet article est d’ailleurs placé au sein du titre 3 du livre 3, intitulé « des contrats ou des obligations conventionnelles en général ». Certains auteurs en Espagne, comme Pantaleón, considèrent également que l’article 1107 se limite aux relations contractuelles. Mais, s’il en est ainsi, cela signifie que dans une relation extracontractuelle le débiteur doit répondre de toutes les suites du dommage qu’il a causé, qu’il soit de bonne foi ou dolosif. C’est ce qui fait dire à M. Yzquierdo que la règle de 1107 devrait jouer aussi dans le cadre de la responsabilité délictuelle. Pourtant, semblablement au droit français, l’article espagnol est situé dans le livre 4 « Des obligations et des contrats », dans le titre 1 « Des obligations » et dans le chapitre 2 « De la nature et des effets des obligations ». Mais pour l’Espagnol, comme cet article est situé dans la partie de la théorie générale des obligations, « il n’y pas de raison d’ordre systématique d’enlever de son application une catégorie d’obligations comme celles qui sont d’origine extracontractuelle ». A cela s’ajoute d’une part le fait que, dans notre société actuelle, les impératifs de prévision sont de plus en plus rigoureux, ce qui tend à un rapprochement des effets des deux alinéas de l’article 1107 ainsi que des articles 1150 et 1151 français ; et d’autre part, on constate que la volonté chaque fois plus forte de protéger les victimes incite à un dédommagement intégral du dommage, même en absence de dol. Ainsi, la doctrine française se demande depuis quelques années si l’exonération des dommages imprévisibles a encore du sens. La raison principale de cette règle est qu’en absence de dol ceux-ci ne font pas partie du champ de la volonté contractuelle et qu’il faut donc en répartir les risques. Pour M. Yzquierdo, cette raison qui favorisait les transactions n’a plus lieu d’être: maintenant que la plupart des comportements potentiellement dommageables est assurable, « peut-être faudrait-il faire pencher la balance du côté de la défense de la victime. C’est d’ailleurs ce qui se passe sur le terrain délictuel dans lequel la prévisibilité n’a aucun rôle puisque la réparation est intégrale ». C’est ce déclin du dogme de la volonté qui marque selon lui le déclin parallèle de l’article 1150 du Code civil (M. Yzquierdo, op. cit., pp. 249-251). Mme Souleau au contraire comprend la finalité de ce texte comme « étant d’ajuster l’étendue de la responsabilité du débiteur au contenu exact de l’obligation préexistante ». C’est pourquoi elle estime que ce texte est « fondamental parce qu’il pose une condition supplémentaire spécifique à l’existence d’une responsabilité contractuelle » et « nécessaire parce que cette disposition est la seule où transparaît le particularisme profond de cette responsabilité née de l’inexécution d’un contrat » (I. Souleau, op. cit., pp. 534-537).

Ces différences entre les droits français et espagnol permettent tout de même de faire ressortir les points communs qui les rapprochent et que l’on peut considérer comme les éléments essentiels de la responsabilité contractuelle: pour mettre en jeu cette dernière, il faut, dans chacun des pays, un fait dommageable, un dommage et une relation de causalité entre ceux-ci. En outre, les deux droits punissent sévèrement l’acte dolosif en étendant le champ de la réparation à d’autres dommages que ceux qui étaient prévisibles lors du contrat.

Il est important de prendre conscience de la difficulté qu’a rencontrée le droit espagnol à l’heure de créer son Código civil en s’inspirant du droit français et du droit belge. Retenons la leçon qui nous est donnée: l’emploi de mêmes termes n’implique pas forcément des concepts identiques et adapter un droit d’un autre pays n’est jamais simple. Les éventuels futurs créateurs du code civil européen devront s’en souvenir quand ils s’inspireront de droits obligatoirement étrangers pour la réalisation de leur œuvre. Attendons de voir si la comparaison desdits droits qu’ils feront permettra de dépasser les divergences nationales pour se concentrer sur les concepts communs, sans doute les plus importants.

Bibliographie :

- Ouvrages généraux :

  • Díez-Picazo L., Fundamentos del derecho civil patrimonial, Tome II, Madrid, Civitas, 1997.
  • García Goyena F., Concordancias, motivos y comentarios del Código civil español, Tomes III-IV, Ed. Facsimilar, Barcelona, 1973.
  • Mazeaud H. et Tunc L., Traité théorique et pratique de la responsabilité civile, tome III, Vol 1.
  • Montes C., El incumplimiento de las obligaciones, Madrid, 1989.
  • Yzquierdo Tolsada M., Sistema de responsabilidad civil, contractual y extracontractual, Dykinson, 2001, pp. 243-250.

- Ouvrage spécialisé:

  • Souleau I., La prévisibilité du dommage contractuel (défense et illustration de l'article 1150 du Code civil), thèse, Paris II, 1979.

- Article :

  • Carrasco Perera A., “artículo 1107”, Comentarios al Código civil, Tome XV, Vol 1.