Jurisprudence Mangold, Acte II : l’arrêt Kücükdeveci (CJUE, 19 janvier 2010, C-555/07), par Mariam Mainguy

La Cour de Luxembourg réaffirme l’existence d’un « principe général du droit de l’Union » interdisant les discriminations en fonction de l’âge et en fait découler des conséquences inédites, notamment quant à l’effet des directives sur les litiges entre particuliers. Les juges nationaux, « guidés » par la Cour de justice, se voient attribuer un rôle central pour faire respecter la primauté du droit de l’Union. Les réactions contrastées à cet arrêt en France et en Allemagne témoignent des difficultés de conciliation qui peuvent survenir entre le droit de l’Union et celui des Etats membres.

Cinq ans après le célèbre arrêt Mangold (CJCE, 22 novembre 2005, aff. C-144/04), la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après, CJUE) ravive le débat relatif aux discriminations fondées sur l’âge dans un arrêt audacieux en date du 19 janvier 2010 (Kücükdeveci, C-555/07). Elle y a confirmé une ligne jurisprudentielle jusque-là très controversée lors de l’examen de la compatibilité d’une disposition allemande avec l’interdiction des discriminations fondées sur l’âge contenue dans la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail.

Ce n’est que depuis la transposition des directives «anti-discrimination» 2000/43/CE, 2000/78/CE et 2002/73/CE en matière d’emploi que l’âge est visé par la loi comme un critère interdit de discrimination, soit depuis la loi du 16 novembre 2001 en France (v. MERCAT-BRUNS M., « Discrimination fondée sur l’âge et fin de carrière », Retraite et société, 2/2002, (n°36), p.109-135) et depuis l’entrée en vigueur de la loi générale sur l’égalité de traitement (Allgemeines Gleichbehandlungsgesetz, ci-après AGG), le 18 août 2006 en Allemagne. La prise de conscience que les différences de traitement fondées sur l’âge peuvent constituer des discriminations s’inscrit en grande partie dans le cadre de la stratégie européenne pour l’emploi lancée en 2000 à Lisbonne. Un des objectifs avancés était d’atteindre un taux d’emploi de 50% des 55-64 ans en dix ans afin de mobiliser toutes les ressources disponibles pour faire de l’Union européenne « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde ». La lutte contre les discriminations en général et contre celles liées à l’âge en particulier, était un préalable nécessaire à la réalisation de cet objectif.

Bien que récent, le contentieux des discriminations en raison de l’âge s’est rapidement développé. Aussi bien en France qu’en Allemagne, de nombreuses dispositions nationales instaurent des différences de traitement fondées sur l’âge. Beaucoup sont désormais en décalage avec l’esprit des politiques européennes en faveur de l’emploi car perçues comme des mesures d’exclusion du marché du travail (POLI A., LEFRANCOIS C., CARADEC V., « Les discriminations liées à l’âge : entre exclusion et protection », Mouvements, 23 septembre 2009). Il n’en demeure pas moins que les différences de traitement fondées sur l’âge peuvent être justifiées si elles poursuivent un objectif légitime et si elles sont proportionnées à cet objectif (article 6 par. 1 directive 2000/78/CE, repris à l’art. 10 de la loi générale allemande sur l’égalité de traitement et à l’art. L. 1133-2 du Code du travail français). Ne s’étant pas encore complètement approprié ces concepts, les juges des Etats membres interrogent régulièrement la Cour de justice à titre préjudiciel sur la conformité de dispositifs nationaux aux exigences du droit communautaire en matière de discrimination fondée sur l’âge.

En l’espèce, Mme Kücükdeveci, travaillant depuis l’âge de 18 ans dans l’entreprise Swedex GmbH, a été licenciée en décembre 2006, soit après l’expiration du délai de transposition de la directive 2000/78/CE en Allemagne. Elle a contesté devant l’Arbeitsgericht Mönchengladbach le délai du préavis de licenciement, calculé sur la base de l’article 622 alinéa 2 phrase 2 du Code civil allemand (Bürgerliches Gesetzbuch). Celui-ci prescrit de ne pas tenir compte, dans le calcul du délai de préavis de licenciement, de la période de travail accomplie dans l’entreprise avant l’âge de 25 ans. La salariée a soutenu que cette disposition constituait une mesure de discrimination fondée sur l’âge contraire au droit de l’Union, dont l’application devait être écartée par le juge. Le Landesarbeitsgericht Düsseldorf, statuant en appel, interroge la Cour de justice à titre préjudiciel concernant deux points. En premier lieu, une législation telle que celle de l’article 622 alinéa 2 phrase 2 BGB enfreint-elle l’interdiction des discriminations liées à l’âge consacrée par le droit communautaire? Cette interdiction se fonde-t-elle sur le droit primaire communautaire ou sur la directive 2000/78/CE? Deuxièmement, le juge national a-t-il l’obligation de saisir la CJUE pour pouvoir laisser inappliquée une réglementation nationale qu’il estime contraire au droit de l’Union?

C’est à l’aune du « principe général du droit de l’Union » de non-discrimination en fonction de l’âge, tel que concrétisé par la directive 2000/78/CE, que doit être appréhendée la législation nationale en cause (Kücükdeveci préc., point 21; Mangold préc., point 75). La Cour réaffirme le rang de droit primaire de ce principe et ainsi l’obligation pour les juges français et allemands de laisser inappliquée toute disposition nationale contraire, y compris dans un litige entre particuliers, dans la mesure où la disposition litigieuse entre dans le champ d’application du droit de l’Union. Le juge dispose en outre d’une simple faculté de consulter la CJUE à titre préjudiciel (Kücükdeveci préc., points 53, 54).

L’arrêt Kücükdeveci permet de mesurer l’importance du droit de l’Union européenne sur le droit du travail, mais aussi les difficultés pour le juge national, juge européen de « droit commun » (v. TPI, 10 juillet 1990, aff. T-51/89, Tetra Pak, point 42; 22 décembre 1995, aff. T-219/95 R, Danielsson, point 77), de concilier son droit national et celui de l’Union européenne. La CJUE dote ici les juridictions nationales de nouvelles prérogatives pour faire respecter le principe de primauté (CJCE, 15 juillet 1964, aff. C-6/64, Costa c/ E.N.E.L. ; 9 mars 1978, aff. C-166/77, Simmenthal) et ainsi pallier les défaillances du législateur dans la transposition des directives.

La thématique des discriminations fondées sur l’âge met l’accent sur les résistances pouvant exister dans les Etats membres à accepter une jurisprudence européenne jugée trop intrusive. Mais les perceptions allemande et française de cet arrêt varient fortement en raison des spécificités de ces deux ordres juridiques. Quelles sont ces spécificités et comment s’accordent-elles avec le droit de l’Union ? Dans un premier temps, il convient de s’intéresser à l’influence de la jurisprudence Kücükdeveci sur les modes de raisonnement et les prérogatives des juges français et allemands (I). Il faut ensuite se pencher sur les différences d’approche en France et en Allemagne expliquant l’acceptation ou le rejet de cette jurisprudence (II).

I. Les conséquences de l’importance du principe d’interdiction des discriminations liées à l’âge pour les juges nationaux

La CJUE a fait de la lutte contre les discriminations sur l’âge une priorité. Cela se traduit par la confirmation de la position adoptée par la Cour dans l’arrêt Mangold (A) et par un rappel à l’ordre des Etats membres récalcitrants, assorti d’une extension des moyens d’action des juges nationaux (B).

A. La confirmation de la jurisprudence Mangold

Dans l’arrêt Mangold, la Cour de justice avait dégagé des traditions constitutionnelles communes et des instruments internationaux un principe général d’interdiction des discriminations liées à l’âge que ne ferait que concrétiser la directive 2000/78/CE. Cela avait été vigoureusement contesté dans la doctrine allemande et française, dans la mesure où les discriminations fondées sur l’âge sont étrangères aux instruments internationaux et aux traditions constitutionnelles communes (LAULOM S., « Non-discrimination en fonction de l’âge: un principe général du droit de l’UE », Semaine sociale Lamy n°1432, 8 février 2010, p. 6). L’arrêt Kücükdeveci réaffirme l’existence de ce « principe général du droit de l’Union », à ceci près que la Cour se fonde aussi sur l’article 21 alinéa 1 de la Charte des droits fondamentaux interdisant, entre autres, les discriminations fondées sur l’âge (arrêt Kücüdveci préc., point 22). La référence à la Charte, reconnue comme une norme de droit primaire (art. 6 al. 1 TUE) depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, confère une base plus solide au raisonnement de la Cour. Son invocation laisse présager la reconnaissance d’autres « principes généraux du droit de l’Union » s’appuyant sur les critères de discrimination visés à la fois par la Charte des droits fondamentaux et par les directives 2000/43/CE et 2000/78/CE (en ce sens PREIS U., TEMMING F., « Der EuGH, das BVerfG und der Gesetzgeber – Lehren aus Mangold II », NZA 4/2010, p. 190).

La déclaration d’incompatibilité de l’article 622 alinéa 2 phrase 2 BGB avec l’interdiction des discriminations liées à l’âge n’a étonné personne outre-Rhin. Suite à l’arrêt Mangold, la doctrine majoritaire en droit du travail s’était déjà prononcée en ce sens (v. BERSCHEID E.-D., « Anmerkung zu EuGH, Urteil von 19.1.2010 - C-555/07 », ZInsO 2010, Heft 7, p. 301 à 304). Certaines juridictions allemandes avaient pris les devants et décidé d’écarter l’application de la disposition litigieuse (v. LArbG Schleswig-Holstein, 28 mai 2008, 3 Sa 31/08; LArbG Berlin-Brandenburg, 24 juillet 2007, 7 Sa 561/07 et 26 août 2008, 7 Sa 252/08; LArbG Mecklenburg-Vorpommern, 19 août 2009, 2 Sa 132/09). L’arrêt Mangold, précurseur de l’arrêt Kücükdeveci, avait ainsi divisé les juridictions allemandes entre celles qui ont suivi la solution de la Cour de justice, écartant de leur propre chef les dispositions jugées contraires au droit de l’Union, et celles qui ont continué à les appliquer, considérant que seule la Cour constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgericht) a compétence pour écarter une disposition législative (v. LArbG Rheinland-Pfalz, 31 juillet 2008, 10 Sa 205/08). La CJUE met fin à ces divergences jurisprudentielles dans l’arrêt Kücükdeveci: les juridictions allemandes du travail doivent dès à présent écarter l’application de l’article 622 alinéa 2 phrase 2 BGB, notamment aux instances en cours.

Jusqu’ici, les critères de justification des différences de traitement liées à l’âge et les conclusions qu’en tiraient les juges dans des espèces similaires avaient tendance à varier d’une juridiction à l’autre. L’arrêt Kücükdeveci clarifie le régime des discriminations liées à l’âge en confirmant la solution retenue dans l’arrêt Mangold et en donnant aux juges nationaux un cadre pour mener à bien le contrôle de proportionnalité.

Dans l’arrêt Kücükdeveci, la Cour de justice confirme qu’une importante marge de manœuvre revient aux Etats membres quant à l’appréciation de l’objectif légitime des différences de traitement fondées sur l’âge. Elle effectue cependant un contrôle de proportionnalité strict des moyens de mise en œuvre de cet objectif (v. CJCE, Mangold préc., points 63 à 65; 5 mars 2009, C-388/07, Age Concern England, points 46, 51; 18 juin 2009, C-88/08, Hütter, points 46, 48, 49 ; Kücükdeveci préc., points 40 à 42), ce qui peut sembler contradictoire. L’affirmation formelle de l’existence d’une marge de manœuvre des Etats membres laisse à la Cour la possibilité de se défendre de tout empiétement sur la souveraineté des Etats membres tout en imposant sa solution et en leur laissant de facto une marge de manœuvre très réduite. La fermeté de la Cour de justice devrait, à terme, influer sur l’intensité du contrôle opéré par les juges français et allemands.

La rigueur du Conseil d’Etat dans l’examen des seuils d’âge a semblé jusqu’à présent bien en-deçà du contrôle exercé par la CJUE. Dans un arrêt du 25 avril 2006 (n°278105), la haute juridiction administrative a ainsi admis une limite d’âge à 55 ans pour le personnel navigant commercial à bord des avions sans tenir compte du fait qu’elle était plus précoce que celle fixée pour les pilotes (LAULOM S., « Non-discrimination en fonction de l’âge: un principe général du droit de l’UE », Semaine sociale Lamy n°1432, 8 février 2010, p. 9). Un constat similaire s’impose en Allemagne : la Cour fédérale du travail (Bundesarbeitsgericht) n’opère pas de véritable contrôle de proportionnalité lorsqu’elle est en présence d’une limite d’âge dans un contrat de travail ou dans une convention collective (v. BAG, 18 juin 2008, NZA 2008, 1302, cité dans PREIS U., TEMMING F., « Der EuGH, das BVerfG und der Gesetzgeber – Lehren aus Mangold II », NZA 4/2010, p. 197).

B. Une impulsion en faveur de la mise en conformité de la législation nationale avec les impératifs européens

En vertu d’une jurisprudence constante (v. CJCE, 26 février 1986, aff. C-152/84, Marshall, point 48; 5 octobre 2004, aff. C-397/01 à C-403/01, Pfeiffer et a., point 108; 7 juin 2007, aff. C-80/06, Carp, point 20), les directives transposées dans les délais ne sont pas directement invocables dans les litiges entre particuliers, faute d’effet direct horizontal. Les juges nationaux doivent cependant interpréter la législation nationale dans un sens qui soit aussi conforme que possible à la directive. Encore faut-il que la législation nationale en cause soit sujette à interprétation, en d’autres termes qu’elle ne soit pas formulée de manière claire et précise. La Cour de justice innove dans l’arrêt Kücükdeveci (points 51 et 53) en considérant que les juges nationaux doivent écarter une disposition nationale claire et précise qui serait contraire à un principe de droit primaire concrétisé par une directive. Allant au-delà de l’invocabilité du principe d’interprétation conforme, spécialement conçu pour les directives (CJCE, 13 novembre 1990, aff. C-106/89, Marleasing), la Cour tend, sans le reconnaître explicitement, à admettre une invocabilité d’exclusion lorsqu’un principe de droit primaire concrétisé par une directive est en jeu (SIMON D., « L’invocabilité des directives dans les litiges horizontaux : confirmation ou infléchissement ? », Europe n°3, Mars 2010, étude 3). L’invocabilité d’exclusion (CJCE, 13 juillet 1972, aff. C-48/71, Commission contre Italie) permet de faire respecter le principe de primauté en écartant la norme nationale contraire à une norme européenne (BERGE J.-S., ROBIN-OLIVIER S., Introduction au droit européen, PUF, Paris, 2008, p. 492).

Par ce biais, la Cour de justice invite l’Allemagne et les autres Etats membres à réexaminer leur législation au travers du prisme de la jurisprudence européenne en matière de discrimination liée à l’âge. A défaut de quoi, les juges nationaux devront se charger de laisser inappliquées les dispositions discriminatoires de leur droit interne en suivant les principes de la jurisprudence Kücükdeveci.

L’arrêt Mangold avait déjà fait germer cette idée chez les juges allemands en matière de protection contre les licenciements. Ce domaine est en effet exclu du champ d’application de la loi générale allemande sur l’égalité de traitement (article 2 alinéa 4 AGG) et la Commission européenne a ouvert une procédure d’infraction contre l’Allemagne le 31 janvier 2008 pour ne pas avoir transposé les directives « antidiscrimination » en matière de licenciements (communiqués de presse IP/08/155 - mise en demeure - et IP/09/1620 - avis motivé du 29 octobre 2009). Sans attendre la réaction du législateur, la Cour fédérale allemande du travail a considéré que la loi générale sur l’égalité de traitement était applicable à la protection contre les licenciements (BAG, 6 novembre 2008, 2 AZR 701/07).

Plus généralement, le législateur allemand n’a pas opéré de véritable réexamen critique des dispositions nationales susceptibles de fonder des discriminations sur l’âge. Or, la rigueur de la jurisprudence Kücükdeveci remet potentiellement en cause les nombreuses dispositions des conventions collectives allemandes instituant des différences de traitement fondées sur l’âge et formulées de manière trop générale (v. KOLKE S., « Kücükdeveci und tarifliche Altersgrenzen », BB 2010, Heft 9, p. 501 à 503). La Cour semble ainsi revenir sur sa jurisprudence Palacios de la Villa (CJCE, 16 octobre 2007, C-411/05, point 77), dans laquelle elle avait estimé conforme à la directive 2000/78/CE des clauses de mise à la retraite d’office contenues dans des conventions collectives espagnoles qui ne reposaient que sur un critère d’âge. Cette incertitude devrait bientôt être levée, l’Arbeitsgericht Hamburg ayant interrogé la Cour de justice à titre préjudiciel sur la compatibilité des différences de traitement fondées sur l’âge contenues dans les conventions collectives, avec l’interdiction des discriminations liées à l’âge (2 février 2009, C-45/09). D’autres dispositions nationales comme le § 16 Betriebsrentengesetz, ou le § 14 alinéa 3 phrase 1 Gesetz über Teilzeitarbeit und befristete Arbeitsverträge (TzBfG) sont également sur la sellette. Les auteurs allemands soulignent le risque d’insécurité juridique et l’atteinte à la confiance légitime des justiciables dans le droit écrit générés par cette solution (v. notamment WELLHÖNER A., HÖVELER M., « EuGH erklärt deutsche Kündigungsfristen für unanwendbar », BB 2010, Heft 9, p. 510-511 ; THÜSING G., Anmerkung, ZIP 2010, Heft 4, p.199-202).

L’introduction de l’interdiction des discriminations liées à l’âge en droit français a conduit à la remise en question des seuils d’âge dans l’accès à la fonction publique. Les délibérations de la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations (HALDE) et la présentation de ses observations devant les tribunaux contribuent de manière importante à la dénonciation des réglementations ou pratiques discriminatoires en France. En matière de discrimination fondée sur l’âge, on peut citer les délibérations n°2006-60 et suivantes du 3 avril 2006 ayant conduit à la suppression des limites d’âge à l’embauche chez EDF et GDF par décret n°2008-653 du 2 juillet 2008 ou encore la délibération n°2008-228 du 20 octobre 2008 remettant en cause la condition d’âge de 25 ans pour bénéficier du revenu de solidarité active.

Avec l’arrêt Kücükdeveci, la Cour renforce le rôle des juges nationaux quant à l’observation de la primauté du droit de l’Union européenne en droit interne. Le raisonnement provocateur des juges de Luxembourg peut cependant s’avérer être source de tensions avec les ordres juridiques nationaux.

II. Les tensions suscitées par les pouvoirs renforcés des juges nationaux et du juge européen dans l’application du droit de l´Union

Les différences dans la perception constitutionnelle de l’Union européenne en France et en Allemagne (A) et dans les rapports que les juges ordinaires français et allemands entretiennent avec leur juge constitutionnel respectif (B) influent sur l’accueil fait à la jurisprudence Kücükdeveci en droit national.

A. Des perceptions constitutionnelles différentes de l’Union européenne

Dans le but de garantir le plein effet du droit de l’Union (Kücükdeveci préc., point 51), la Cour de justice fait preuve d’ingéniosité, déjouant les éventuels obstacles constitutionnels internes et la transposition insatisfaisante des directives « antidiscrimination ». Cette démarche ne rencontre pas le même écho en France et en Allemagne du fait de différences dans les perceptions constitutionnelles française et allemande de l’Union européenne.

Dès 1974 et la décision Solange I (BVerfGE 37, 271), le Bundesverfassungsgericht a limité la portée du principe de primauté du droit communautaire dans l’ordre interne allemand. Il avait semblé retirer sa réserve en 1987 dans l’arrêt Solange II (BVerfGE 73, 339). Mais dans l’arrêt Maastricht du 12 octobre 1993 (BVerfGE, 89, 155), il a précisé que « l’Allemagne ne se considérerait pas liée par le droit de l’Union si les institutions européennes devaient dépasser les pouvoirs qui lui sont limitativement accordés par les traités et que sa propre compétence s’étendait à l’appréciation du respect, par les institutions de l’Union, des limites de leur pouvoir » (BERGE J.-S., ROBIN-OLIVIER S., Introduction au droit européen, PUF, Paris, 2008, p. 496). Il a réaffirmé cette position le 30 juin 2009 à l’occasion du contrôle de constitutionnalité de la loi d’approbation du traité de Lisbonne (BVerfG, NJW 2009, 2267 (2272)).

En France, le Conseil constitutionnel ne s’estime pas compétent pour connaître de la conformité de la constitution française avec un acte de droit dérivé. Comme le faisait remarquer en 1999 François Luchaire, ancien membre du Conseil constitutionnel et du Conseil d’Etat, un tel contrôle reviendrait à permettre à une instance juridictionnelle, dans chaque Etat membre, d’apprécier une décision communautaire en fonction de sa propre constitution. Une décision communautaire pourrait ainsi être déclarée inapplicable dans un Etat membre et être valable dans les autres (LUCHAIRE F., « Les conséquences de l’Union européenne sur le système juridique français », L’Europe en formation, n° 313, été 1999). Ce schéma risque fort de se réaliser au vu de la position de la Cour constitutionnelle fédérale allemande dans les arrêts Maastricht et Lisbonne.

Les juges de Karlsruhe devraient se prononcer prochainement dans l’affaire Honeywell (2 BvR 2661/06) sur la question de savoir si la CJUE a outrepassé les compétences qu’elle tire de l’article 19 alinéa 1 TUE (ex art. 220 CE) dans l’arrêt Mangold, en élevant au rang de « principe général du droit de l’Union » l’interdiction des discriminations en raison de l´âge contenue dans la directive 2000/78/CE (PREIS U., TEMMING F., « Der EuGH, das BVerfG und der Gesetzgeber – Lehren aus Mangold II », NZA 4/2010, p. 193). Une réponse affirmative de la Cour constitutionnelle fédérale priverait d’effet la jurisprudence Mangold - reprise par l’arrêt Kücükdeveci - dans l’ordre interne allemand - v. point 241 de la décision Lisbonne de la Cour constitutionnelle fédérale allemande: « Le contrôle des actes ultra vires de même que le contrôle d’identité peuvent conduire à ce que du droit de l’Union européenne soit désormais déclaré inapplicable en Allemagne » (« Sowohl die Ultra-vires- als auch die Identitätskontrolle können dazu führen, dass Gemeinschafts- oder künftig Unionsrecht in Deutschland für unanwendbar erklärt wird» ; v. la traduction de l’allemand in : RTD eur. 45 (4), 2009, p. 799 et s.). Il est difficile de se représenter les conséquences qu’aurait une telle décision pour le processus d’intégration européenne. Néanmoins, du fait de l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, consacrant notamment la Charte des droits fondamentaux comme norme de droit primaire (art. 6 al. 1 TUE), une éventuelle non application de l’arrêt Mangold dans l’ordre interne allemand ne devrait valoir que pour la période antérieure au 1er décembre 2009, ce qui serait assez problématique du point de vue de la cohérence du droit interne allemand.

B. Des rapports différents entre les juges ordinaires et leur juge constitutionnel

L’absence d’obligation pour le juge national de recourir à la question préjudicielle avant d’écarter l’application d’une disposition nationale contraire à un principe de droit primaire (Kücükdeveci préc. point 55) a également provoqué une levée de boucliers en Allemagne, mais a laissé la doctrine française de marbre. Ces différences de réaction sont attribuables aux rapports que les juridictions ordinaires entretiennent avec le juge constitutionnel.

L’article 100 de la Loi fondamentale allemande (Grundgesetz) institue un mécanisme de question prioritaire de constitutionnalité qui empêche les juges allemands d’écarter l’application d’une disposition nationale si celle-ci n’a pas, au préalable, été déclarée inconstitutionnelle par la Cour constitutionnelle fédérale. Parfaitement consciente de cet obstacle interne pour les juridictions allemandes (Kücükdeveci préc. point 52), la CJUE a tenu à souligner que « le caractère facultatif de cette saisine de la Cour de justice est indépendant des modalités s’imposant au juge national, en droit interne, pour laisser inappliquée une disposition nationale que celui-ci estime contraire à la Constitution » (Kücükdeveci préc. point 55). L’arrêt Kücükdeveci réaffirme l’autonomie et la primauté de l’ordre juridique communautaire vis-à-vis des ordres juridiques nationaux, ce qui n’est pas du goût d’une grande partie de la doctrine allemande.

En revanche, l’arrêt Kücükdeveci ne remet pas en cause la répartition française des compétences entre les juridictions ordinaires et le Conseil constitutionnel. L’article 55 de la constitution affirme la supériorité des engagements internationaux sur la loi. Le Conseil constitutionnel se refuse à contrôler la conventionnalité des lois (décision n°75-54 DC du 15 janvier 1975, IVG), laissant ce soin aux juges judiciaires et administratifs (Cass, Ch. Mixte, 24 mai 1975, Société des Cafés Jacques Vabre; CE, Ass, 20 octobre 1989, Nicolo) qui peuvent notamment écarter l’application de la loi française lorsque celle-ci leur semble contraire au droit communautaire (v. notamment DUTHEILLET de LAMOTTE O., « Contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionnalité », Mélanges en l’honneur de Daniel Labetoulle, Dalloz, 2007).

Mais l’insertion dans la constitution de l’article 61-1 (révision constitutionnelle du 23 juillet 2008) aurait pu faire naître des interrogations similaires à celles qui se posent actuellement en Allemagne. Cette disposition élargit les possibilités de saisine du Conseil constitutionnel et instaure un contrôle concret de constitutionnalité, désigné sous le nom de « question prioritaire de constitutionnalité ». L’adjectif « prioritaire » n’a ici pas la même acception qu’en droit allemand, signifiant davantage qu’elle « doit être traitée rapidement et avant toute autre question (notamment la question de conventionnalité) » (BON P., « La question prioritaire de constitutionnalité après la loi organique du 10 décembre 2009 », RFDA 2009, 1109). Lorsque, au cours d’une instance est mise en doute la constitutionnalité d’une disposition législative nationale, les juges concernés doivent surseoir à statuer et, selon leur ordre de juridiction, transmettre la question de constitutionnalité au Conseil d’Etat ou à la Cour de cassation qui exercent un filtrage en ne renvoyant au Conseil constitutionnel que les questions jugées pertinentes (v. FAVOREU L., GAIA P., Droit constitutionnel, 11e édition, 2008, pp. 327, 342). Les modalités de mise en œuvre ont été déterminées par la loi organique n°2009-1523 du 10 décembre 2009. Le projet initial visait à rendre prioritaire la question de constitutionnalité sur le modèle allemand et aurait donc pu poser des difficultés au regard de la jurisprudence Kücükdeveci (SIMON D., « Le projet de loi organique relatif à l’application de l’art. 61-1 de la constitution : un risque d’incompatibilité avec le droit communautaire? », Europe n°5, Mai 2009, Repère 5). Comme le relève Denys SIMON, « la version finale de la législation organique a bien pris soin de ne pas imposer la « priorité » de la question de constitutionnalité dans des termes qui auraient empêché les juridictions ordinaires de laisser inappliquée une disposition nationale dont la compatibilité avec le droit de l'Union est contestée ou de procéder à un renvoi préjudiciel tant que ladite disposition n'aurait pas été déclarée inconstitutionnelle par le Conseil constitutionnel » (SIMON D., « L’invocabilité des directives dans les litiges horizontaux : confirmation ou infléchissement? », Europe n°3, Mars 2010, étude 3).

La Cour de cassation ne l’a pas entendu de cette oreille : l’Assemblée plénière a décidé d’interroger à titre préjudiciel la CJUE sur la compatibilité de la question prioritaire de constitutionnalité, telle que prévue par la loi organique du 10 décembre 2009, avec l’art. 267 TFUE (arrêt 16 avril 2010, n°10-40.002). Selon la Cour de cassation, dans l’hypothèse où la conformité d’une loi française devrait être appréciée à la fois au regard du droit de l’Union et de la Constitution, les juridictions nationales françaises ne pourraient plus saisir la CJUE par voie préjudicielle si une question prioritaire de constitutionnalité était transmise au Conseil constitutionnel.

Un mois plus tard, ce dernier répondait à la Cour de cassation et adoptait une position permettant de concilier le droit de l’UE avec le mécanisme constitutionnel contesté (décision n° 2010-605 DC du 12 mai 2010 « Jeux de hasard »). Dans un premier temps, le Conseil constitutionnel a rappelé son refus de procéder au contrôle de conventionnalité, notamment au regard du droit de l’UE (cons. 10). Le contrôle de la conformité du droit français aux traités et au droit de l’UE continue donc de relever de la compétence des juridictions ordinaires de l’ordre administratif et judiciaire (cons. 12). Il a ensuite estimé que l’autorité conférée par l’art. 62 C à ses décisions n’empêchait pas les juridictions administratives et judiciaires de saisir ultérieurement la CJUE par voie préjudicielle ou d’écarter l’application de la disposition nationale contraire au droit de l’Union (cons. 14 et 15), même si la disposition avait antérieurement été déclarée conforme à la Constitution (cons. 13). Cela vaut également lorsque la disposition législative contestée transpose une directive (cons. 18) du fait du contrôle limité que le Conseil constitutionnel opère pour vérifier le respect de l’exigence constitutionnelle de transposition des directives de l’art. 88-1 C (décisions 2004-496 DC, 10 juin 2004, cons. 7 et 9 ; 2004-497 DC, 1er juillet 2004, cons. 18 ; 2004-498 DC, 29 juillet 2004, cons. 4 ; 2004-499 DC, 29 juillet 2004, cons. 7). Le 14 mai 2010, le Conseil d’Etat a suivi l’analyse du Conseil constitutionnel (Requête n° 312305).

Tout récemment, la CJUE a jugé conforme au droit de l’UE la procédure incidente française du contrôle de constitutionnalité, mais à certaines conditions (22 juin 2010, C-188/10 et C-189/10, Aziz Melki et Sélim Abdeli). Dans cet arrêt, la Cour s’inscrit dans la continuité de la jurisprudence Kücükdeveci (v. Kücükdeveci, points 52 à 56 ; Aziz Melki, point 57), rappelant en substance que la primauté du droit de l’UE et la nécessité que celui-ci développe tous ses effets en droit national interdisent toute restriction, même de nature constitutionnelle, des prérogatives et obligations découlant de l’art. 267 TFUE pour les juridictions nationales, à savoir de pouvoir saisir à tout moment de la procédure la CJUE par voie de question préjudicielle, d’assurer le plein effet du droit de l’Union en droit national et de laisser inappliquée une disposition législative nationale jugée contraire au droit de l’UE, même à l’issue de la question prioritaire de constitutionnalité.

Comme on a pu le voir précédemment, les discriminations fondées sur l’âge constituent un des chevaux de bataille du droit européen, ce qui justifie une forte ingérence de la CJUE en droit national et sur l’interprétation de celui-ci par les juges nationaux. La jurisprudence Kücükdeveci a généré de fortes oppositions en Allemagne, mais n’a pas heurté les fondements de l’ordre juridique français, comme en attestent les toutes récentes décisions du Conseil Constitutionnel, du Conseil d’Etat et de la CJUE. Ces différences d’acceptation ont permis d’identifier les particularismes nationaux français et allemands et de souligner la coexistence, parfois difficile, du droit de l’Union européenne avec les ordres juridiques des Etats membres.

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