L’appréciation du droit à un procès équitable et à un recours effectif en matière de Justice militaire, par Thomas Rapoport

Le thème de la justice militaire est souvent associé à un déni des garanties reconnus par le droit international des droits de l’homme en matière de droit à un recours effectif, à un procès équitable et de garanties procédurales. C’est pourquoi il est intéressant d’apprécier l’état du droit international sur la question pour ensuite se pencher sur la position des Cours Européenne et Interaméricaine.

«Il suffit d'ajouter «militaire» à un mot pour lui faire perdre sa signification. ainsi la justice militaire n'est pas la justice, la musique militaire n'est pas la musique ».Ce bon mot de G. Clemenceau permet de mettre en évidence la grande polémique qui entoure depuis un certain temps déjà le thème de la justice militaire. La question qui se pose est en effet de savoir si la justice militaire est à même de garantir les principes de base énoncés par les instruments internationaux de protection des droits de l’homme en particulier en matière d’indépendance et d’impartialité des juridictions. Ces instruments reconnaissent aux individus un certain nombre de droits et de garanties au moment de faire face ou de recourir à la justice.

D’après les standards internationaux en la matière il est en effet nécessaire de garantir certains droits tels que le droit à un procès équitable, le droit à un recours effectif ou encore le droit à la protection judiciaire etc… Ces droits sont notamment reconnus par les principaux textes internationaux de protection des droits de l’homme tels que le Pacte international des droits civils et politique de 1966, la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales (CESDH) ainsi que la Convention Américaine des droits de l’homme (CADH).

La question du respect de ces droits par la justice militaire se pose en raison de la particularité de ces juridictions d’exceptions. Plusieurs éléments laissent planer un doute quant à leur aptitude à offrir les mêmes garanties qu’une juridiction civile. En effet leur composition, l’absence d’indépendance vis-à-vis de la hiérarchie et du pouvoir exécutif, l’esprit de corps de l’institution militaire, les procédures d’exceptions qui les caractérisent, sont autant d’éléments qui permettent de s’interroger quant à leur capacité à garantir les droits fondamentaux reconnus par les textes internationaux. A tel point que certains juristes spécialistes de la question n’hésitent pas à comparer les juridictions militaires à « de véritables instruments du pouvoir militaire face au pouvoir civil » (Federico Andreu-Guzman de la Commission internationale des Juristes).

Le principe même de l’existence d’une juridiction militaire n’est en lui-même pas inintéressant dans la mesure où il est pertinent que ce soit des militaires qui se chargent de juger des atteintes propres à la discipline militaire telles que l’insoumission ou la désertion, actes qui ne seraient pas nécessairement répréhensibles devant la justice pénale ordinaire. Mais une difficulté apparaît lorsqu’une juridiction militaire est reconnue compétente pour juger des civils ou encore pour juger des militaires soupçonnés de violations des droits de l’homme. Dans ces hypothèses, le risque d’atteinte au droit à un procès équitable et aux garanties judiciaires est assez important. Les nombreux cas dans lesquels des violations graves des droits de l’homme commises par des militaires et confiés à une juridiction militaire sont restés impunis peuvent en témoigner. Les cas mexicains d’Inès Fernandez Ortega et Valentina Rosenda Cantu, deux indigènes violées par des militaires et dont l’enquête a été confiées dans un premier temps à la justice militaire en sont de bons exemples. Plus de sept années après la commission des faits, aucun militaire n’a encore été sanctionné. La Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme examine actuellement le cas de ces deux femmes privées d’un accès effectif à la justice.

En la matière,  les Cours Européenne et Interaméricaine des Droits de l’Homme ont eu l’occasion de développer une large jurisprudence et se sont ainsi positionnées comme les garantes des droits à un procès équitable et aux garanties judiciaires dans le domaine de la justice militaire.

Face à ces considérations, il serait pertinent de comprendre comment le droit international des droits de l’homme et la jurisprudence protectrice des droits de l’homme appréhendent cette question.

Pour cela, il serait nécessaire de connaître la position du droit international sur la question de la justice militaire pour ensuite s’intéresser à celles des juridictions internationales chargées de la protection des droits de l’homme.

L’absence d’un véritable cadre normatif contraignant en matière de justice militaire :

Malgré des initiatives limitées visant à encadrer le régime des juridictions militaires au niveau international le droit international n’a pas pris en compte la spécificité des juridictions militaire au moment d’offrir certaines garanties judicaires.

L’absence d’une véritable prise en compte de la justice militaire dans l’application des garanties générales d’un droit à un procès équitable et aux garanties procédurales.

En droit international humanitaire, la Convention IV de Genève aborde le thème de la justice militaire en offrant la possibilité de faire juger des civils par des militaires pour des infractions commises contre les dispositions pénales de la puissance occupante (art. 66). Ces dispositions ne prévoient aucune garantie en matière de procès équitable et de garanties procédurales. C’est par la suite qu’est apparue la nécessité d’offrir des garanties générales en matière de procès équitable et de procédures.

Par la suite, les principaux instruments de droit international des droits de l’homme ont prévu dans leur arsenal juridique les principes de base garantissant une bonne administration de la justice. Ainsi la CADH (art.8) et la CESDH ( Art.6) reconnaissent en des termes très similaires le droit à un tribunal indépendant et impartial, la CESDH reconnaissant même le droit à un procès équitable. De même ces instruments régionaux de protection des droits de l’homme reconnaissent le droit à un recours effectif dans les cas ou des personnes se verraient violer leurs droits fondamentaux (Art. 25 CADH et 13 CESDH). De même le Pacte des Nations Unies de 1966 sur les droits civils et politiques reconnaît le droit à être jugé par un tribunal indépendant et impartial (article 14).

Ces garanties énoncées ne prévoient aucune restriction ou exception qui permettraient de déduire que ces principes ne seraient pas applicables à une juridiction militaire. En effet ces textes ayant une portée générale, ils ne précisent pas s’il s’agit d’une justice civile ou militaire. Les Etats ont donc l’obligation de les mettre en œuvre en toute circonstance quelque soit la juridiction.

Toutefois ces garanties sont bien souvent illusoires. L’indépendance des juges soumis à la hiérarchie militaire, l’importante impunité des militaires jugés pour avoir commis des violations des droits de l’homme sont autant d’éléments qui laissent planer un doute sérieux sur la capacité des juridictions militaires à satisfaire aux garanties énoncées par les instruments internationaux de protection des droits de l’homme.

Dans son Observation générale no 13 (par. 4), portant sur l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, le Comité des droits de l’homme a mis en avant l’existence de ce doute :

«l’existence, dans de nombreux pays, de tribunaux militaires ou d’exception qui jugent des civils, risque de poser de sérieux problèmes en ce qui concerne l’administration équitable, impartiale et indépendante de la justice. Très souvent, lorsque de tels tribunaux sont constitués, c‘est pour permettre l’application de procédures exceptionnelles qui ne sont pas conformes aux normes ordinaires de la justice. S‘il est vrai que le Pacte n’interdit pas la constitution de tribunaux de ce genre, les conditions qu’il énonce n’en indiquent pas moins clairement que le jugement de civils par ces tribunaux devrait être très exceptionnel et se dérouler dans des conditions qui respectent véritablement toutes les garanties stipulées à l’article 14».

C’est pourquoi quelques initiatives ont été prises en la matière afin de limiter et/ou prohiber la compétence des juridictions militaires dans les cas ou celles-ci mettraient le plus gravement en péril les garanties procédurales et le droit à un procès équitable.

Des initiatives récentes à la portée toutefois limitée:

Depuis les années 90, deux initiatives, l’une universelle et l’autre régionale, ont cherché à prendre en compte la problématique du rapport de la justice militaire. Ceci semble traduire une certaine prise en compte par les Etats de la nécessité de faire évoluer l’état du droit international sur la question.

Ainsi en 1994, la Convention Interaméricaine sur la disparition forcée des personnes a pris en compte la problématique de la justice militaire excluant expressément le recours à ce type de juridiction dans les cas de disparitions forcées. Elle prive ainsi de compétence les juridictions militaires qui sans ce texte seraient à même de connaître des cas de disparitions forcées. Celles-ci se définissent comme la privation de liberté de personne causée par des agents de l’Etat suivie du déni de la reconnaissance de cette privation de la liberté, ou d’information sur le lieu de détention ce qui entrave l’exercice de recours juridique et des garanties pertinentes d’une procédure régulière. Cette interdiction est particulièrement pertinente dans la mesure où en Amérique Latine, les forces militaires ont souvent été et continuent à être à l’origine de disparitions forcées (cas récent de Javier Torres Cruz au Mexique). Elle vise ainsi à lutter contre l’impunité et à garantir le droit à un procès équitable dans la mesure où une juridiction civile sera plus en mesure d’enquêter, juger et sanctionner des coupables que des juridictions militaires qui seront amenées à enquêter et sanctionner leurs pairs. Il s’agit donc d’un premier pas dont la portée est toutefois limitée.

Deux types de limites, géographique et matérielle apparaissent. Cette convention n’a pas une portée universelle puisqu’elle a été adoptée dans le cadre de l’Organisation des Etats Américains. Par ailleurs elle n’a été ratifiée que par 13 des 34 Etats membres. La portée est d’autant plus limitée qu’elle ne concerne que les cas de disparitions forcées alors qu’il serait nécessaire de limiter voir même de prohiber la compétence des juridictions militaires pour l’ensemble des violations des droits de l’homme commises à l’encontre des civils.

En 2006, le rapporteur spécial de la Sous Commission de la Promotion et de la Protection des Droits de l’Homme des Nations Unies, le Pr. E. Decaux, a présenté un rapport énonçant une liste de principes relatifs à l’administration de la justice par les juridictions militaires. Ces principes présentent des avancées intéressantes. Ce texte pose notamment le principe de l’incompétence des juridictions militaires pour juger des civils (principe n°5) et pour juger les militaires auteurs de violations des droits de l’homme (principe n°9), tout en limitant la compétence des juridictions militaires aux infractions d’ordre strictement militaire commises par des personnels militaires (principe 8). Cette proposition du Pr. Decaux répond ainsi aux principales préoccupations que suscite la justice militaire. Pour le moment, ces principes ne sont dotés d’aucune valeur normative, il faut espérer qu’ils puissent en acquérir une dans les années à venir.

Les limites demeurant importantes, l’œuvre de la jurisprudence des Cours régionales des droits de l’homme (Cour Européenne et Interaméricaine des droits de l’homme) s’est avérée fondamentale. En effet ces Cours sont les seules juridictions internationales devant lesquelles un particulier serait en mesure de faire valoir ses droits reconnus par les textes internationaux dans les cas où un Etat les violerait.

La position des juridictions des droits de l’homme la CEDH/ CIDH :

Les Cours Européenne et Interaméricaine ont pu à diverses occasions s’exprimer sur le thème de la justice militaire. Elles ont pu notamment prendre position sur les cas qui posent le plus de problèmes quant au respect des garanties procédurales, de l’impartialité des juges et du droit à un procès équitable. Elles ont eu l’occasion de statuer sur des cas dans lesquels des civils avaient été jugés par des juridictions militaire, et sur des cas où des militaires étaient jugés par des juridictions militaires pour des violations des droits de l’homme.

La position de la CEDH et de la CIDH par rapport au jugement de civils par des juridictions militaires :

En ce qui concerne le jugement de civils par des juridictions militaires, la CIDH et la CEDH ont une méthode d’interprétation relativement différente. En effet, la CIDH, dans une décision du 16 aout 2000 Durand et Ugarte contre Pérou (§117), a opté pour le principe d’une interdiction per se de juger des civils devant des juridictions militaires. Après avoir souligné le fait que la compétence d’une juridiction pénale militaire devait avoir une portée limitée, elle énonce « que doivent être exclu du champ de compétence de la juridiction pénale militaire le jugement de civils ». La Cour de San José exclut donc d’office toute possibilité pour les Etats de juger des civils devant des juridictions militaires. Il aurait été intéressant de connaître la position de la Cour interaméricaine sur le statut des détenus de Guantanamo dans la mesure où ils ne sont considérés ni comme civil ni comme militaires (notion d’ennemi combattant). Cependant, ceci est illusoire dans la mesure où les Etats Unis n’ont pas signé le Pacte de San José instituant cette juridiction.

L’approche de la Cour Européenne sur la question est bien différente puisqu’elle considère que les tribunaux militaires en eux-mêmes ne violent pas les garanties des articles 6 et 13 de la CESDH. Elle vérifie donc au cas par cas que les tribunaux offrent des garanties suffisantes en matière d’indépendance et d’impartialité afin de garantir le droit à un procès équitable. Elle va même plus loin en énonçant qu’il ne suffit pas que le tribunal soit impartial et indépendant car il doit en plus en donner cette impression car il en va « de la confiance que les tribunaux d'une société démocratique se doivent d'inspirer aux justiciables » (Cooper c. Royaume-Uni, 16 décembre 2003).

Plus récemment, la Cour Européenne a cependant admis que même si « l’on ne saurait soutenir que la Convention exclue absolument la compétence des tribunaux militaires pour connaître d’affaires impliquant des civils, l’existence d’une telle compétence devrait faire l’objet d’un examen particulièrement rigoureux». Elle reconnaît par la suite que « le pouvoir de la justice pénale militaire ne devrait s’étendre aux civils que s’il existe des raisons impérieuses justifiant une telle situation et ce, en s’appuyant sur une base légale claire et prévisible » (affaire Ergün contre Turquie 2006§42 et 47)). Ainsi, la Cour européenne sous l’influence de la jurisprudence interaméricaine et de l’évolution de la position du droit international sur la question (auxquelles elle se réfère explicitement), semble donc aller vers un contrôle toujours plus important des garanties qu’apportent les juridictions militaires en matière d’indépendance et d’impartialité. Il est ainsi permis de dégager un certain consensus en la matière au niveau des juridictions régionales. Ce consensus est particulièrement intéressant dans la mesure où il conduit à un certain alignement de la position des systèmes régionaux des droits de l’homme. Ceci peut constituer un point de départ intéressant afin de pouvoir renforcer les initiatives prises au niveau universel.

Les violations des droits de l’homme commises par des militaires.

Les violations des droits de l’homme commises par des militaires sont quant à elles susceptibles d’affecter le droit à un recours effectif (art. 13 CESDH) et le droit à la protection judiciaire (art. 25 CADH). Il y a en effet un risque important d’impunité causé par l’inaction du pouvoir militaire au moment de mettre en œuvre les moyens d’investigations puis pour punir les auteurs de ces violations.

Dans le système interaméricain de protection des droits de l’homme, c’est encore l’affaire Durand et Ugarte contre Pérou (16 août 2000) qui marqua un tournant dans la jurisprudence de la Cour. Alors qu’auparavant cette juridiction avait tendance à examiner si le droit à un procès équitable était respecté, la Cour a affirmé dans cette décision que les juridictions militaires ne devaient « juger que les militaires pour la commission de délit ou de fautes qui par leur nature affectent des biens juridiques propres à leur ordre ». La Cour interaméricaine exclut de ce fait que les graves violations des droits de l’homme qui, par nature affectent la société dans son ensemble, soient jugées par des juridictions militaires.

La Cour Européenne de son coté n’a pas connu un nombre d’affaire aussi important que la Cour Interaméricaine. Elle a toutefois eu l’occasion de rappeler, dans l’affaire Barbu Anghelescu c. Roumanie du 5 octobre 2004, qu’il est nécessaire que les personnes chargées de l’enquête soient indépendantes des personnes suspectées (enquête menée au sujet des faits d'homicide ou de mauvais traitements commis par des agents de l'Etat). Dans cette décision, elle a sanctionné l’Etat en raison du fait que l’enquête avait été menée par une juridiction militaire pour des actes supposément commis par des policiers (dépendant du pouvoir militaire au moment des faits), relevant ainsi que « l’indépendance des procureurs militaires vis-à-vis des policiers pouvait légitimement être mise en doute »(§67). D’autant plus qu’en l’espèce, l’enquête avait conduit à un non-lieu, créant ainsi une situation d’impunité.

Ainsi en matière de violations des droits de l’homme commises par des militaires, il est permis de noter que la position de chacune des deux Cours régionales des droits de l’homme sont similaires. La position européenne semble être moins catégorique, ce qui est certainement due au nombre inférieur de cas qu’elle a eu à traiter par rapport à la Cour interaméricaine. D’une manière plus générale, il est donc permis de constater un mouvement convergent des systèmes régionaux de protection des droits de l’homme. Cette unité de vue des organes juridictionnels de protection des droits de l’homme ne peut qu’être favorable à une évolution du système universel tendant à limiter la compétence des juridictions militaires. Cette évolution est déjà perceptible au niveau des Organisations Internationales. L’exemple du Mexique est particulièrement révélateur de cette évolution puisque pour ce pays, le sujet a déjà été abordé lors de l’Examen Universel Périodique (EPU) du Conseil des droits de l’homme et le sera très prochainement devant la Commission Interaméricaine des Droits de l’Homme (dans le cadre de son 134ième période de session).

Bibliographie : - Sur les cas d’Inés Fernandez Ortega et Valentina Rosenda Cantu : http://www.amnesty.org/fr/library/asset/AMR41/006/2007/fr/c07fe7d2-d3b2-...

- Fuero militar y derecho internacional, de Federico Andreu-Guzman, publié par la Comission Colombienne des juristes et la Comission International des Juristes.

- Droit européen et International des droits de l’homme, F. Sudre.

- Les principes des nations unies sur l’administration de la justice par les Tribunaux militaires : Pour une justice militaire conforme au droit international, par Claire Callejon (ATER à l’Université Paris X Nanterre), Droits fondamentaux, n° 6, janvier - décembre 2006 ( www.droits-fondamentaux.org).

- Sur le cas de Javier Torres Cruz :  http://www.isavelives.be/fr/node/2844http://sipazen.wordpress.com/2008/12/29/guerrero-torres-reappears-with-s...