L’arrêt "Sommer unseres Lebens" de la Cour suprême fédérale allemande du 12 Mai 2010 : La sanction du téléchargement illicite par des tiers d’une œuvre protégée par les droits d’auteurs depuis une connexion internet insuffisamment sécurisée

La Cour fédérale de justice allemande de Karlsruhe (Bundesgerichtshof) a rendu une décision le 12.05.10 dans laquelle elle aborde, sans vraiment donner de réponse claire, la question de la responsabilité (limitée) du titulaire d’une connexion internet pas assez sécurisée, à partir de laquelle des personnes tiers auraient téléchargé illicitement un titre musical sur la plateforme d’échanges eMule, causant ainsi une atteinte aux droits d’auteurs.

On a beaucoup reproché à  la cour le manque de précisions concernant la responsabilité, et de n’avoir effectué qu’un rappel des obligations incombant aux titulaires de connexion internet dans le cadre de la prévention du téléchargement illicite causés par des tiers utilisant cette connexion internet litigieuse. Le débat reste donc ouvert à ce sujet et la jurisprudence varie au cas par cas, se prononçant tantôt pour une responsabilité à part entière, tantôt pour une responsabilité plus limitée.

 

Introduction :

Le téléchargement illicite d’œuvres de l’esprit (musique, photographie, film…) sur des plateformes d’échanges telles qu’Emule est interdit par la loi et ouvre en Allemagne, aux auteurs de l’œuvre en question, des actions en contrefaçon leur permettant d’obtenir des dommages et intérêts ainsi qu’une déclaration de cessation de troubles de la part du fauteur de trouble en question (Unterlassungsanspruch).

Le téléchargement illégal est fréquent et délicat à régler. L’arrêt « Sommer unseres Lebens » du 12 Mai 2010 a occasionné l’intervention de pas moins de trois instances judiciaires afin de fixer les conditions de la responsabilité du titulaire. Malgré cela, la sanction finale a été plutôt décevante : le titulaire de la connexion internet litigieuse a été condamné à  rendre une déclaration de cessations de troubles (Unterlassungserklärung) attestant que dorénavant il changerait plus régulièrement le mots de passe de son réseau internet et ne porterait ainsi plus atteinte aux droits d’auteurs via des tiers par sa négligence. Aucun dommage ni intérêts n'ont été accordés au bénéfice de la plaignante. Cela illustre la difficulté de sanctionner une personne n’étant en soi pas fautive de par son action mais plutôt de par son inaction et montre une certaine rigueur exagérée des juges allemands. Cet arrêt nous donne l’occasion de comparer la responsabilité et les obligations des titulaires de connexion internet français et allemands et d’analyser les sanctions adoptées au cas par cas.

 

I -  La décision de la cour de justice fédérale allemande du 12 Mai 2010

A - La responsabilité limitée des titulaires de connexion internet insuffisamment sécurisée

  1. Les principes dégagés par l’arrêt Sommer unseres Lebens du 12 Mai 2010

 

L‘arrêt de la cour suprême fédérale (Bundesgerichtshof) du 12 Mai 2010 « Sommer unseres Lebens » (I ZR 121/08) aborde le sujet de la responsabilité du titulaire d’une connexion internet pas assez sécurisée.

Les idées principales retenues par la cour ont été les suivantes :

1. Le titulaire de la connexion internet qui omet au moment de l’achat du routeur, de protéger de façon adéquate sa connexion à l’aide de logiciels ou par d’autres moyens fréquemment utilisés sur le marché, est tenu pour responsable en tant que fauteur de trouble pour cause d’omission (Störer auf Unterlassung) lorsque des tiers abusent de cette connexion afin de mettre en ligne ou de télécharger des titres musicaux protégés par les droits d’auteurs sur des plateformes d’échanges de pair à pair.

2. Le détenteur de l’accès internet à partir duquel une œuvre protégée par le Code de la propriété intellectuelle allemand a été téléchargée illégalement, porte la charge secondaire de la preuve (sekundäre Prüfpflicht) : ainsi il doit prouver qu’il n’est pas l’auteur direct de l’atteinte au droit en question.

3. Le droit aux dommages et intérêts du plaignant disparait lorsqu’il ne peut être prouvé que le titulaire de la connexion internet a commis lui-même des infractions aux droits d’auteurs.

 

Cet aboutissement en dernière instance fait suite aux arrêts du 05.10.07 du tribunal de grande instance de Francfort-sur-le-Main (LG Frankfurt/Main, Urteil vom 05.10.2007, Az. 2/3 O 19/07) et du 01.07.08 de la Cour d’appel du même Bundesland (OLG Frankfurt/Main, Urteil vom 01.07.2008, Az. 11 U 52/07).

La chronologie des étapes y conduisant a été la suivante:

Au moment des faits, la plaignante était responsable de la commercialisation et détentrice des droits sur le titre musical dénommé  „Sommer unseres Lebens“ interprété par  l’artiste Sebastian Hämer. A ce titre, elle avait chargé la L. AG (société anonyme allemande gérant la promotion de groupes musicaux) de surveiller cette chanson sur internet. Le 8 Septembre 2006, la société précitée identifiait, à l’aide d’une adresse IP, un internaute offrant le support sonore litigieux à télécharger à d’autres utilisateurs sur la plateforme d’échanges « eMule ». Par la suite, dans le cadre de l’enquête menée par le parquet allemand (Staatsanwaltschaft), la deutsche Telekom AG  fournissait la même adresse IP du défendeur. Au moment des faits, ce dernier était en voyage.

En premier lieu, la plaignante avait demandé une cessation de troubles (Unterlassungsantrag) consistant à interdire au défendeur de rendre accessible au public ou de mettre en ligne cette chanson sur des plateformes d’échanges peer to peer.

Elle avait ensuite réclamé en premières instances des dommages et intérêts (à hauteur de 150€) et un remboursement de frais de rappel à l’ordre (Abmahnungskosten) d’un montant de 325,90€.

Le tribunal de grande instance de Francfort avait jugé le défendeur le 15.10.07 conformément à la demande. En appel, la plainte avait été rejetée en faveur du défendeur.

Suite au pourvoi en cassation de la plaignante, l’arrêt de la 11ème chambre civile de la cour d’appel de Francfort sur le Main du 1er Juillet 2008 avait été annulé et le litige avait été renvoyé à la cour de cassation allemande.
 

 

  1. Une procédure lourde pour des droits d'auteur mal défendus

 

Les personnes privées peuvent être saisies d’une demande de cessation de troubles et non de dommages et intérêts, lorsque leur connexion internet insuffisamment sécurisée à été utilisé par un tiers illégitime à des fins d’atteintes aux droits d‘auteurs.

C’est en résumé ce qu’a décidé la première chambre civile de la cour suprême fédérale.

Les titulaires de connexion internet privée doivent la sécuriser par des mesures de protection adéquates  (angemessene Sicherungsmaßnahmen) contre toute attaque ou piratage des tiers extérieurs non autorisés commettant des atteintes aux droits d’auteurs.

L’obligation de vérification (Prüfpflicht) des titulaires de connexion se limite à l’achat et au maintien de mesures de protection  (üblichen Sicherungsmaßnahmen) pratiquées sur le marché au moment de l’installation du routeur. D’après la cour, cette obligation n’a pas été respectée par le défendeur: il a seulement pris des options de protection standards pré installées sur le routeur et n’a pas remplacé le mot de passe initial pour l’accès à internet par un nouveau plus personnel, plus long et plus sûr. Ainsi, le défendeur est responsable en tant que fauteur de troubles pour manquement à son obligation de vérification, car il a facilité l’accès de sa connexion internet à des tiers du fait qu’elle ne soit pas assez sécurisée, entrainant ainsi une violation de droits d’auteurs. Par conséquent, le défendeur doit rendre une déclaration de cessation de troubles à la plaignante (Unterlassungserklärung) attestant qu’il ne portera plus atteinte aux droits des auteurs via des tiers de par sa négligence.

Il est également établi que le défendeur n’est ni auteur, ni complice aux violations de droits d’auteurs, par conséquent sans élément intentionnel, la plaignante ne peut obtenir d’indemnités. Résultat plutôt décevant pour cette dernière, en tant que responsable de la commercialisation du titre musical litigieux, elle ne dispose donc d’aucun outil pour se défendre des attaques futures de tiers mal intentionnés.

Trois instances judiciaires pour un bien maigre résultat et aucune indemnisation financière en faveur de la plaignante.

 

B -  La loi Hadopi 2 : La sanction de la négligence des propriétaires de connexion internet utilisée par des tiers en France

  1.  La loi Hadopi 2 remise en cause par le conseil constitutionnel: Une législation laborieuse et néanmoins incomplète 

Comparé au droit allemand, le droit français dispose de la loi HADOPI 2 qui sanctionne le téléchargement illégal et la négligence caractérisée dans la surveillance de la connexion internet grâce à la mise en place de la Haute Autorité pour la Diffusion des Œuvres et la Protection des droits sur Internet (HADOPI). Il convient de noter que le travail d’élaboration de cette loi a dû être revisité à plusieurs reprises et que même dans son état final, il nécessitera un complément en particulier au niveau des sanctions. De ce point de vue, aucun des deux pays n’a encore trouvé de moyen de lutte efficace contre le téléchargement illégal et son sanctionnement.

La loi Hadopi 2 du 28 octobre 2009, relative à la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur Internet, a été promulguée après censure partielle du Conseil constitutionnel. Les lois antérieures du 1er août 2006  relatives au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information (DADVSI), et du 12 juin 2009 favorisant la diffusion et la protection de la création sur Internet (HADOPI), furent promulguées, sans les mesures relatives à la sanction des pratiques en cause, déclarées non-conformes à la Constitution par le Conseil constitutionnel dans les décisions du 27 juillet 2006 (Cons. const., déc., n° 2006-540 DC) et du 10 juin 2009 (Cons. const., déc., n° 2009-580 DC). En effet, une répression pénale atténuée de la contrefaçon résultant des échanges peer to peer avait été envisagée. Le Conseil constitutionnel reprocha au texte voté de porter atteinte au principe d'égalité devant la loi pénale. Les dispositions contestées ne purent être promulguées. En juin 2009, c'est, au regard notamment de la garantie de la liberté de communication, le pouvoir de suspension de la connexion à Internet qui fut considéré comme non-conforme à la Constitution.

Le législateur dut donc y revenir une troisième fois, avec la loi du 28 octobre 2009. Le Conseil constitutionnel (Cons. const., déc., 22 oct. 2009, n° 2009-590 DC) en valida l'essentiel. Il sera tout de même nécessaire de compléter le dispositif. A présent, la question se pose de savoir si ce système sera vraiment dissuasif et s’il mettra en place une juste sanction, dans le respect des droits des internautes et de ceux des auteurs et des artistes. Aux obstacles d'ordre technique et juridique, s'ajoute une « cassure » entre la règle de droit et le sentiment des internautes auxquels on voudrait en imposer le respect. Ils n'en comprennent pas la raison ou ne veulent pas admettre que la protection des droits d'auteur et des droits voisins soit justifiée. En dépit de ces efforts législatifs répétés, rien ne garantit que l'on parviendra à de meilleurs résultats.

 

  1. Vers une responsabilisation accrue du titulaire des droits d'accès à Internet: la notion de "négligence caractérisée" et de "peine complémentaire"

Par les dispositions nouvelles de la loi Hadopi2, il s'agit de tenter d'assurer, de façon spécifique « la protection pénale de la propriété littéraire et artistique sur Internet », en réprimant tant le délit de contrefaçon, que la « négligence caractérisée » dans la surveillance, par le titulaire d'une connexion, de l'usage qui en est fait. Dans cette loi, est visé le manquement à « l'obligation », qui pèse sur le titulaire d'un abonnement à un service en ligne, « de veiller à ce que cet accès ne fasse pas l'objet d'une utilisation à des fins de reproduction, de représentation, de mise à disposition ou de communication au public d'œuvres ou d'objets protégés […] sans l'autorisation des titulaires des droits », constitutive d'une atteinte aux droits d'auteurs et aux droits voisins (CPI, art. L. 336-3).

Mais comment apprécier un tel manquement ? Il est question de « négligence caractérisée » (CPI, art. L. 335-7-1). En effet, d’après cet article : « […] une peine complémentaire peut être prononcée […] en cas de négligence caractérisée, à l'encontre du titulaire de l'accès à un service de communication au public en ligne auquel la commission de protection des droits […] a préalablement adressé, par voie d'une lettre remise contre signature, une recommandation l'invitant à mettre en œuvre un moyen de sécurisation de son accès à internet (principe de la riposte graduée). La négligence caractérisée s'apprécie sur la base des faits commis au plus tard un an après la présentation de la recommandation. Dans ce cas, la durée maximale de la suspension est d'un mois. Le fait pour la personne condamnée à la peine complémentaire de ne pas respecter l'interdiction de souscrire un autre contrat d'abonnement à un service de communication au public en ligne pendant la durée de la suspension est puni d'une amende d'un montant maximal de 3 750 € . ».

Le nouvel article L. 335-7-2 dispose également que, « pour prononcer la peine  complémentaire [...] et en déterminer la durée, la juridiction prend en compte les circonstances et la gravité de l'infraction ».

Cela peut paraître incertain pour servir de fondement à une sanction pénale. Le Conseil constitutionnel a cependant considéré que « cette notion, qui ne revêt pas un caractère équivoque, est suffisamment précise pour garantir contre le risque d'arbitraire ». Outre les difficultés techniques, la constatation des infractions est susceptible de heurter la protection des données personnelles et le droit au respect de la vie privée. En application des articles L. 331-2 et L. 331-21-1 du Code de la propriété intellectuelle, les « officiers ou agents de police judiciaire » et « les agents assermentés » de diverses institutions, sont habilités à relever les atteintes ainsi portées aux droits de propriété littéraire et artistique. Les agents assermentés peuvent déterminer l'ordinateur par lequel les téléchargements ont été effectués, mais pas identifier la personne qui, par l'usage qu'elle en a fait, en est responsable. Cela est de la compétence de l'autorité judiciaire.

En résumé, contrairement au droit allemand, le droit français donne déjà des éléments de réponse concrets (montant de la peine, coupure de l’accès à internet…) à la lutte contre le téléchargement illégal. Au niveau de la lutte contre la contrefaçon, le droit allemand se distingue par l’ évolution de sa jurisprudence, au cas par cas, dans la pratique.

 

II – Critique de la décision du 12 Mai 2010

A - Les droits individuels des internautes face au sanctionnement accru du téléchargement illicite devant les cours allemandes : Les motifs de la décision de la cour de justice fédérale

En Allemagne, il est fréquent que des titulaires de connexion internet se fassent attaquer en justice, alors que ces derniers ne connaissent même pas le concept du partage de fichiers. Dès le début de l’affaire Sommer unseres Lebens, le défendeur soutenait qu’il n’aurait pas pu commettre lui même l’atteinte qui lui était reprochée étant donné qu’il se trouvait au moment litigieux en vacances et avait laissé l’ordinateur dans la pièce fermée du bureau.

Sur la base des données de la L.AG, la cour de cassation allemande avait constaté via l’adresse IP qu’un tiers extérieur avait utilisé la connexion internet  du défendeur en portant atteinte au droit d’exploitation de la plaignante.
Ce dernier défendait que la plaignante avait acquis son adresse IP de façon incorrecte. La cour de cassation n’a pas donné suite à la plainte du défendeur étant donné que la L.AG était équipée de Software fiables afin de vérifier l’adresse IP.
La cour de cassation s’est également servie des informations sur l’adresse IP du titulaire de la connexion internet au moment litigieux fournie par la Deutsche Telekom AG.
 La légalité de la recherche du nom se cachant derrière l’adresse IP repose sur les dispositions de la loi allemande de la télécommunication relative aux enquêtes de données (bestandsdatenabfrage). Le fait de faire le lien entre une adresse IP utilisée à un moment précis avec son titulaire ne permet pas d’établir une affirmation concernant la personne avec qui ce dernier aurait communiqué, à quel propos et pendant combien de temps.

Grâce aux informations de la deutsche Telekom AG, la cour de cassation pouvait en déduire qu’au moment litigieux, l’accès à internet du défendeur était actif, contrairement aux allégations du titulaire. Ainsi d’après la cour de cassation allemande, il faudrait éteindre son ordinateur et sa connexion internet afin d’être sûr de ne pas être attaqué par des tiers. Ce que font très rarement les utilisateurs de connexion internet.

 

Au niveau de la responsabilité du fauteur de troubles, un point faible important de l’arrêt apparait: Sans le préciser, la cour suprême fédérale a admis que le wifi du défendeur est « insuffisamment sécurisé ». Mais était-ce vraiment le cas ? L’accès à internet depuis son routeur était protégé par un mot de passe WPA composé de 16 signes. Le mot de passe qu’employait le défendeur  était encore celui indiqué sur le routeur, il était toutefois personnel. Il n’est pas impossible de le décoder, mais il reste difficile à déchiffrer et implique l’utilisation de programmes illégaux. En Septembre 2006, au moment des faits, la protection de l’utilisation privée d’internet par un mot de passe selon le cadre de WPA 2 n’était pas automatique et donc pas obligatoire afin de se protéger contre d’éventuelles piratages venant de tiers.    
 

Concernant  l’obligation de vérification n’aurait pas été respectée par le défendeur, d’après la cour. En effet, ce dernier aurait, suite à l’installation de son routeur, laissé les mesures de sécurité lors de l’achat du routeur telles quelles et n’aurait pas assez allongé et ainsi sécurisé son mot de passe personnel pour l’accès au routeur. La cour justifie cette obligation en expliquant que le changement du mot de passe n’est rattaché à aucun coût supplémentaire. La décision semble exagérée, apparemment 16 signes en guise de mot de passe ne suffiraient pas à sécuriser son accès à internet, ce qui impliquerait de changer régulièrement son mot de passe, mais en pratique personne ne le fait.

 

La cour suprême fédérale a prononcé un arrêt qu’elle va sûrement devoir fortement délimiter dans le futur et même réviser, étant donné l’absence de obiter dictum dans cet arrêt indiquant que ce dernier ne lie finalement aucune juridiction allemande.

Nous observons ainsi à travers cet arrêt une certaine rigueur exagérée de l’application par les juges allemands des droits d’auteurs en défaveur des droits individuels des internautes.

En effet les obligations incombant à ces derniers peuvent paraitre très encombrantes financièrement et requiert une surveillance accrue du réseau internet auquel les internautes ne consacrent ou n’investissent généralement que très peu ou quasiment pas de temps.
 

B - Les droits individuels des internautes face au sanctionnement accru du téléchargement illicite du point de vue européen

  1. La loi HADOPI constitue-t-elle une atteinte aux droits de l’homme ?

Avant la présentation du projet de loi Hadopi, le Parlement européen a été le premier à le critiquer. Ses membres ont en effet voté un amendement au rapport Bono le 10 avril 2008 affirmant qu'il fallait « éviter de prendre des mesures qui entrent en contradiction avec les libertés civiques et les droits de l'homme, et avec les principes de proportionnalité, d'efficacité et de dissuasion, telles que l'interruption de l'accès à l'Internet. »

D’un autre côté, les œuvres de l’esprit doivent être protégées contre leur diffusion sans autorisation, sur internet comme sur tout média. Le droit d’auteur est également un droit de l’Homme et la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme  a su créer un équilibre entre la protection des auteurs et le droit du public à accéder à la culture (article 27). Cet équilibre serait menacé par la loi Hadopi, car celle-ci contient des dispositions qui menacent les libertés fondamentales, comme la suspension par l’autorité administrative de l’accès à Internet, hors du contrôle du juge judiciaire, gardien des libertés fondamentales.

La riposte graduée a été critiquée par le Contrôleur européen de la protection des données, préconisant le recours au juge plutôt qu’à la sanction administrative. C’est aussi le point de vue de la Commission européenne, qui a fait savoir au gouvernement français en novembre 2008 que le projet notifié n’était pas compatible avec la directive 2002/22/CE du 7 mars 2002 concernant le service universel et les droits des utilisateurs au regard des réseaux et services de communications électroniques qui garantit un ensemble minimal de services, y compris un accès fonctionnel à Internet. La Commission prône d’abandonner la suspension de l’accès pour le passage en bas débit, pour que l’internaute puisse conserver la messagerie. Elle note que l’internaute, contrairement à ce que dit le gouvernement français, sera soumis à une double peine, pénale et administrative : la suspension de la connexion n’est donc pas instaurée en lieu et place de la pénalisation.

Cette loi s’exposerait donc à de nombreuses critiques : cumul de sanctions, suppression d’Internet et de la messagerie hors contrôle du juge, fichage des internautes, surveillance de et par les fournisseurs d’accès, sanction collective (la connexion Internet bénéficie le plus souvent à un foyer) en opposition avec le principe de la sanction d’un auteur identifié. Au niveau du bilan de l'application de l'Hadopi, on ne compte que trois procédures ayant fait l'objet de jugements définitifs dont une condamnation en septembre 2012 d'un internaute à une peine d'amende de 150 euros pour avoir téléchargé deux chansons.

 

  1. Les moyens de défense des internautes poursuivies pour téléchargement illégale sur internet en Europe : La remise en cause du statut juridique de l’adresse IP de la sanction de la coupure de l’accès à internet

En droit allemand, nous avons pu constater que l’adresse IP pouvait être utilisée par la cour et des sociétés habilitées afin d’identifier toute atteinte aux droit d’auteurs. En France, le statut juridique de l’adresse IP pose souvent problème lors des contentieux de l'Internet et particulièrement pour ceux relatifs au téléchargement illicite et ses poursuites par l' HADOPI.  Une adresse IP (Internet Protocol) est le numéro qui identifie chaque ordinateur connecté à Internet. Or, l'adresse IP sert souvent de donnée permettant l'identification d'une personne afin de la poursuivre en justice et ainsi de répondre de ses fautes civiles ou pénales.
Cependant en pratique, l'identification de l'auteur d'une faute par une adresse IP pose problème du fait que l'adresse IP n'est que celle d'un ordinateur qui peut être utilisé par plusieurs personnes, que  l'adresse IP peut facilement être usurpée par une autre personne et que les systèmes de traçage peuvent être déroutés.

La jurisprudence varie entre deux positions concernant le statut juridique de l'adresse IP: soit l’adresse IP est considérée comme une donnée à caractère personnel, soit elle n'est pas une donnée à caractère personnel.
La Cour de cassation a d'ailleurs eu l'occasion de juger aux termes d'une décision rendue le 13 janvier 2009, que l’adresse IP n'est pas une donnée identifiable et donc qu'elle n'est pas une donnée à caractère personnel. Ainsi, il existe un vide légal qu'il conviendrait de voir combler afin de clarifier le statut de l'adresse IP et l'auteur de la faute poursuivie. En effet, lorsque l’accès Internet a été utilisé par un tiers, aucune sanction ne peut être valablement prise à l’égard de l’abonné à internet sans violer le principe de la responsabilité pénale qui veut que l’on ne peut être condamné pour le fait d'autrui. Ainsi, il existe un vide légal qu'il conviendrait de voir combler afin qu'aucune contestation ne puisse plus avoir lieu sur le statut de l'adresse IP et l'auteur de la faute poursuivie.
Le 27 juillet 2010, le Journal Officiel a publié le dernier décret d’application de la loi HADOPI daté du 26 juillet 2010, précisant la procédure et les modalités de saisine de  cette haute autorité par les ayant-droits. Il en ressort qu’il existe plusieurs moyens de défense susceptibles d’être invoqués par les personnes poursuivies pour avoir téléchargé illégalement des œuvres. Les différents moyens de droit relèveront d’une analyse de chaque affaire et d'une appréciation au cas par cas.

Sur le fond du dossier, plusieurs arguments seront amenés à être débattus, à savoir que  l’adresse IP ne permet pas de manière indiscutable une identification d'ordinateur sur Internet car le protocole IP et le routage sur Internet ne permettent pas de vérifier l'adresse source qui peut d’ailleurs être usurpée par n'importe quel autre ordinateur.

En attendant cette modification légale, l'argument du statut juridique de l’adresse IP dans les contentieux de l'internet est un des exemples de problématiques auxquelles les victimes sont confrontées afin de faire valoir leurs droits. Il va sans dire que les différents moyens de défense précités seront amenés à évoluer au travers des décisions rendues.

 

La loi Hadopi prévoit également de couper l'accès à Internet, alors que cet accès a pris beaucoup d'importance. La connexion Internet est utilisée dans un foyer pour de nombreux usages légitimes sans rapport avec la contrefaçon (communication, recherche d'information, études, documents administratifs...). Cette loi instaure un climat de suspicion, où l'activité d'un seul membre pourrait sanctionner tous les membres d'une même famille.

Dans certains cas la coupure Internet impliquera la coupure du téléphone et de la télévision par Internet. Or selon la loi en vigueur, les opérateurs de téléphonie ont l'obligation de fournir un service minimum d'urgence. Les fournisseurs d'accès estiment qu'un délai minimum d'un an à partir de la publication des décrets sera nécessaire pour que toute la France soit équipée convenablement. Or selon le principe d'égalité, tous les contrevenants doivent être sanctionnés de la même manière. Donc aucune coupure ne pourra être prononcée avant que les fournisseurs d'accès ne soient prêts.

Le 26 mars 2009, le Parlement européen adopte un rapport de Stavros Lambrinidis, intitulé Renforcement de la sécurité et des libertés fondamentales sur Internet. Par une forte majorité, les eurodéputés se prononcent contre toute sanction de privation d'accès à internet : « un tel accès ne devrait pas être refusé comme une sanction par des gouvernements ou des sociétés privées ».

La Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet envoie ses premiers courriels d’avertissement le 2 octobre 2010, un an après le vote de la seconde loi. Une première condamnation avait été rendue en septembre par le tribunal de police de Belfort. Un homme avait été condamné à 150 euros d'amende pour avoir téléchargé illégalement de la musique. Selon un sondage de l'institut BVA pour le journal La Tribune paru en novembre 2010, 53 % des internautes français qui téléchargent ou ont téléchargé illégalement ont diminué ou cessé cette pratique depuis le vote de la loi Hadopi.

 

III – Les tentatives du droit européen de concilier droits individuels et droits d’auteurs

A – La Cour de justice de l’Union Européenne en faveur de la confidentialité des communications

Le droit européen s'oppose à ce qu'un opérateur internet soit obligé de filtrer toutes les communications pour empêcher le téléchargement illégal, selon un arrêt rendu par la Cour européenne de Justice, le 16 Février 2012 (affaire C-360/10), contrairement aux dispositions de la loi Hadopi 2 ou encore de la jurisprudence allemande.

A la demande de la Sabam (société belge qui représente les droits d’auteurs), le président du tribunal de première instance avait ordonné, sous peine d'astreinte, à l’opérateur Scarlet de faire cesser des atteintes au droit d'auteur en rendant impossible l'échange en peer-to-peer d'oeuvres musicales. L'opérateur internet, entre-temps repris par Belgacom, a introduit un recours devant la Cour d'appel, qui a posé une question préjudicielle à la Cour européenne de Justice. Celle-ci souligne que les titulaires de droits de propriété intellectuelle peuvent demander qu'une ordonnance soit rendue à l'encontre des fournisseurs d'accès à internet, dont les services sont utilisés par les tiers pour porter atteinte à leurs droits. Mais une telle décision doit respecter les limites du droit européen. En l'occurrence, une injonction généralisée de filtrage contrevient à la directive sur le commerce électronique et aux droits fondamentaux, estime la justice européenne. Elle entraînerait en outre une atteinte caractérisée à la liberté d'entreprise de Scarlet puisqu'elle l'obligerait à mettre en place un système informatique complexe, coûteux, permanent et à ses seuls frais, selon la Cour. Cette dernière ajoute également que les mesures techniques exigées par la SABAM dans son procès avec Scarlet, n’étaient pas proportionnées et auraient eu des effets négatifs sur l’ouverte de l'Internet et la confidentialité des communications.

 

B- Au Pays Bas et en Suède

Le jeudi 20 décembre 2012, le parlement néerlandais a adopté une motion qui invite le gouvernement à ne pas interdire le téléchargement illégal de films, de livres ou de musique sur internet. Les pertes engendrées pour les ayants-droits par le téléchargement illégal seraient compensées par une « taxe de copie à la maison » de 5 euros qui sera prélevée à partir du premier janvier à l'achat d'ordinateurs, de « maximum 5 euros » à l'achat de tablettes, et d'un euro pour des disques durs notamment.

De manière théorique, le gouvernement pourrait toujours décider d'une telle interdiction mais « ça serait aller à l'encontre d'une majorité du parlement, ce qui peut poser de gros problèmes à un gouvernement ». « La Chambre a choisi la modernisation indispensable du droit d'auteur dans les limites de la liberté de chacun sur internet », a déclaré Kees Verhoeven, l'auteur du texte. « L'interdiction de téléchargement ne résout pas vraiment le problème de téléchargement illégal et pose des problèmes sur la limitation de la vie privée des utilisateurs individuels », a-t-il ajouté. La Suède semble être précurseur en Europe en matière de légalisation du téléchargement en ligne.

 

Aux termes d'un arrêt du 10 décembre 2010, la Cour d’appel de Svea en Suède a confirmé les peines de prison ferme infligées à deux des fondateurs de l'annuaire de fichiers pair à pair « The Pirate Bay ». Cet arrêt signe le début d’une série de fermeture de site de téléchargement en ligne en Europe. Fondé fin 2003, The Pirate Bay est un site Internet qui permet l'échange de fichiers (films, musiques, jeux, photographies) en pair à pair.

En appel, Fredrik Neij a été condamné à dix mois de prison ferme quant à Peter Sunde, huit mois et Carl Lundström, quatre mois, ils doivent payer solidairement 4,6 millions d'euros de dommages et intérêts. Pour la cour d'appel, comme pour le tribunal de première instance, « le service The Pirate Bay facilite le téléchargement illégal d'une façon qui implique une responsabilité pénale pour ceux qui ont géré ce service ». Reste à savoir si cette décision de justice empêchera ou non le fonctionnement du site Internet litigieux, ce qui, pour l'heure, n'est pas le cas.

 

Conclusion :

Dans la plupart des pays occidentaux, les personnes faisant des usages illégaux de logiciels pair à pair sont souvent la cible de procès de la part des industriels du divertissement. Les jugements rendus varient énormément d'une affaire à l'autre et d'un pays à l'autre. Le système allemand est, sans aucun doute, l'un des plus sévères en Europe dans ce domaine. Les mesures et les sanctions mises en place par l’HADOPI et les cours allemandes sont considérées comme « une violation de la vie privée ». Afin d’éviter de payer les amendes, les internautes poursuivis invoquent fréquemment une procédure abusive et une divulgation de données personnelles. Néanmoins, aucun des deux pays n’a encore trouvé de moyen de lutte efficace contre le téléchargement illégal et son sanctionnement, ni réussit à concilier les droits d’auteurs et les libertés individuels des internautes. Les arrêts évoqués plus haut mettent en avant la complexité de la défense des droits d’auteurs dans le monde virtuel. D’un côté, la mise en ligne de chansons ou autres œuvres protégées garantit à leurs auteurs une bonne publicité mais détruit en même temps la garantie de leurs droits.

A Bruxelles, le 2 juin 2010 s’est tenue une réunion officieuse entre des membres de la Commission Européenne, des fournisseurs d’accès Internet et certains lobbys de l’Industrie de la culture, le projet de ces derniers étant de filtrer l’internet et ainsi de tenter d’en prendre le contrôle et les bénéfices. Cette information nous mène à la conclusion de la crainte des poursuites de la Hadopi à l’avenir et d’une surveillance plus accrue de l’Internet.

 

BIBLIOGRAPHIE :