L’article 6 du règlement communautaire ROME II apprécié sous l’angle du droit de la concurrence et du droit international privé par Anne PEIGNÉ

Le 11 janvier 2009 est entré en vigueur le règlement ROME II désignant la loi applicable aux obligations extracontractuelle. Son article 6 désigne pour les actes de concurrence déloyale et les actes restreignant la libre concurrence la loi du marché affecté et le centre des intérêts collectifs. Qualification, lien de rattachement, loi applicable, la méthode conflictuelle utilisée est classique. Mais par des critères adaptés et par le choix du rattachement, l’article 6 permet de mettre en œuvre les objectifs propres au droit de la concurrence. Règlement n°864/2007, dit « Rome II » du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles

Le Règlement n°864/2007, dit « Rome II » du 11 juillet 2007 sur la loi applicable aux obligations non contractuelles est entré en vigueur le 11 janvier 2009. Il s‘inscrit dans l’entreprise d’harmonisation du droit international privé et de façon plus générale dans le projet de la Communauté Européenne de créer un espace de liberté, de sécurité et de justice. Par son caractère universel (article 3), il trouvera à s’appliquer même si la loi désignée n’est pas celle d’un État membre. Le règlement rend donc caduc l’ensemble des règles nationales de droit international privé dans les matières qu’il recouvre. Dans la mesure où le règlement Bruxelles I a multiplié les possibilités de saisine des différents juges nationaux en matière civile et commerciale, pour éviter un éventuel forum shopping, l’unification des règles de conflit de loi était nécessaire.

C’est l’objectif que poursuit le règlement. Son article 4 pose une règle de conflit générale. Il désigne la « lex loci delicti » (loi du lieu du dommage) comme loi applicable aux obligations non contractuelles. Le règlement prévoit cependant des règles particulières pour certains comportements et en particulier en matière de concurrence. Pour les actes restreignant la libre concurrence, c’est la loi « du pays dans lequel le marché est affecté ou susceptible de l’être » qui est applicable. (Article 6, paragraphe 3).Pour les actes de concurrence déloyale, la loi applicable est « celle du pays sur le territoire duquel les relations de concurrence ou les intérêts collectifs des consommateurs sont affectés ou susceptibles de l’être ». (Article 6, paragraphe 1). Dans la mesure où cette règle ne s’applique pas lorsque les « intérêts d’un concurrent déterminé » sont affectés (article 6 paragraphe 2), le centre des intérêts collectifs est constitué par le marché. Dans les faits, ces deux règles de conflit rattachent au marché affecté. Au considérant n° 21, la Commission souligne cependant que cette règle « ne déroge pas à la règle générale à l’article 4, paragraphe 1, mais qu’elle la précise ».Cette règle ne peut être écartée que si les actes de concurrence déloyale n’affectent exclusivement que les intérêts d’un concurrent déterminé (art. 6, §2), ou sous certaines conditions, si les actes restreignant la libre concurrence affectent plusieurs marchés (art. 6, §3b).

Ce rattachement au marché peut surprendre. La notion de marché est une notion propre au droit de la concurrence à laquelle sont attachées des considérations économiques et sociales. Elle évoque dans la conjoncture actuelle la construction d’un marché intérieur qui se heurte aux intérêts gouvernementaux des différents Etats membres. Le règlement lui, est un outil de résolution des litiges en matière civile. Il vise avant tout à faciliter la coopération judiciaire en matière civile et à rendre prévisible le droit applicable pour les particuliers dans le cadre de conflits internationaux. La clarification du droit pour les particuliers et les considérations macroéconomiques du marché intérieur semblent difficilement conciliables.

Mais quel est alors le véritable objectif poursuivi par l’article 6 ? Répond-il d’avantage aux objectifs du droit international privé ou de la logique du droit de la concurrence ? S’il permet de faciliter la coopération normative en matière civile (I) une analyse plus critique de l’article peut laisser craindre que la réalisation du marché intérieur prenne le pas sur la coopération (II).

I- Coopération normative.

En raison de son influence sur la régulation économique, le domaine de la concurrence est traditionnellement très marqué par les intérêts nationaux. Le règlement permet de court-circuiter la méthode des lois de police mises en œuvre par les juges nationaux (A) et d’unifier la règle de conflit autour de notions propres au droit communautaire (B).

A) Retour à la méthode conflictuelle

L’unification par un règlement des règles de conflit permet de soumettre l’ensemble des opérateurs économiques intervenants sur un marché donné aux mêmes lois. Jusque lors les Etats avait érigé leurs règles nationales protectrices du marché en loi de police. Celles-ci leur permettaient aussi d’appliquer sur un même marché la même loi. Cette solution avait cependant pour conséquence d’évincer la méthode conflictuelle. De plus les Etats ne reconnaissaient pas les lois de police des autres Etats membres. Cette situation entravait la circulation des décisions au sein de la Communauté. En introduisant une règle de conflit bilatérale, le règlement court-circuite cette méthode.

Le caractère novateur de l’article 6 doit cependant être tempéré. Selon l’article 16, les dispositions du règlement « ne portent pas atteinte à l’application des dispositions de la loi du for qui régissent impérativement la situation, quelle que soit la loi applicable à l’obligation non contractuelle ». Il permet le retour aux lois de police du for sans faire référence aux lois étrangères. La question est alors de savoir dans quelle mesure les Etats pourront réintroduire la loi du for lorsqu’elle est loi du fait générateur et non du marché affecté. Le renvoi trop large aux lois de police des états membres créerait à nouveau un risque de forum shopping. Or le règlement tente justement de l’éviter. La réalisation de ce but dépendra de l’acceptation des lois nationales en tant que loi de police par la jurisprudence de la Cour de Justice. Seule une interprétation étroite permettrait au règlement d’avoir une réelle efficacité en matière de concurrence. Même lorsque les lois de police n’entraient pas en jeu, la tendance des jurisprudences nationales, en particulier celle de la France était également très protectionniste. Pour la plupart des Etats membres la règle de conflit était aussi la traditionnelle lex loci delicti. Cependant dans le cas de délits complexes, dans l’arrêt Société Gordon (Civ. 1ere, 14 janvier 1997), la Cour de cassation a retenu que le lieu où le dommage s’est produit s’entendait aussi bien du lieu du fait générateur que du lieu de réalisation du dommage. En conséquence, cette double option permettait de revenir à la loi du for. Dans des arrêts plus récents (Bureau Veritas, Civ. 1ere, 27 mars 2007), bien que la Cour semble restreindre cette option en recherchant la loi ayant les liens les plus étroits avec le litige, dans les faits, elle désigne toujours la loi française. En mettant fin aux possibilités d’interprétation de la lex loci delicti, l’article 6 permet de mettre fin au protectionnisme. En cas de délit complexe, le juge n’a plus le choix et doit appliquer la loi du marché affecté qui correspond au lieu de réalisation du dommage. La fin des solutions nationales protectionnistes permet la construction du droit international privé communautaire.

B) Unification autour de notions communautaires.

L’article 6 retient deux notions : « la concurrence déloyale » et les « actes restreignant la libre concurrence ». Mais celles-ci ne reçoivent pas la même acceptation d’un pays à l’autre. La Cour de Justice, compétente pour l’interprétation du règlement, aura à définir ces notions. Pour que l’unification de la règle de conflit soit complète, une interprétation uniforme est nécessaire. Dès l’arrêt Eurocontrol (1976), la Cour s’est réservé une qualification autonome se référant d’une part « aux objectifs et au système » du texte communautaire à interpréter, d’autre part « aux principes généraux qui se dégagent de l’ensemble des systèmes nationaux ». Mais le plus souvent, la Cour se réfère à des concepts existants dans les textes de droit matériel communautaire. La directive 29/2005/CE du 11 mai 2005 relative aux pratiques commerciales déloyales des entreprises vis-à-vis des consommateurs servira sans doute de référence à l’interprétation de la Cour. Quant aux actes restreignant la libre concurrence, le considérant n°23 du règlement fait expressément écho aux articles 81 et 82 du Traité. L’interprétation uniforme des catégories de la règle de conflit et du droit matériel communautaire de la concurrence s’explique aisément. En effet, les actions civiles permettent de compléter l’action menée par les autorités administratives pour sanctionner les comportements anticoncurrentiels ou déloyaux. Or, les textes de droit matériel ne font qu’édicter des principes d’interdiction ou encore des sanctions. Pour les pratiques commerciales déloyales, la directive doit être mise en œuvre par les lois nationales. Quant aux actes restreignant la concurrence, la Cour de Justice a posé dans l’arrêt courage (CJCE, 20 sept 2001, aff. C-453/99) un principe de réparation alors que le système ne prévoit pas les conséquences civiles des sanctions. Ainsi, pour que l’action civile soit en cohérence avec les sanctions administratives, il est nécessaire que les comportements reçoivent la même qualification dans le droit international privé et dans le droit de la concurrence. Cependant, aux fins d’une meilleure coordination des lois nationales, la Commissions rappelle que pour « les besoins de la qualification d’un délit au sens du droit international privé » les notions employées pouvaient recevoir « une définition plus large que dans le droit matériel communautaire » (Proposition de règlement du 22 juillet 2003). En instaurant une règle de conflit uniforme, l’article 6 s’inscrit bien dans la création d’un espace de sécurité, de liberté et de justice. Mais en regardant de plus près, on aperçoit bien plus la logique du droit de la concurrence.

II- La prédominance de la logique de la concurrence sur la méthode conflictuelle.

L’article 6 réintroduit bien la méthode conflictuelle mais ne simplifie pas pour autant la coordination normative aux yeux des particuliers(I). La prise en compte des intérêts macroéconomiques semble avoir prévalu dans la rédaction de l’article 6 du règlement. (II)

A) Une coordination normative encore complexe pour les particuliers

On l’a vu, l’article 6 permet de réintroduire la méthode conflictuelle et avec elle la coordination normative. Bien que la commission ait précisé qu’il ne s’agissait pas d’une règle spécifique, dans les faits, elle traite les actes de concurrence déloyale et les actes restreignant la libre concurrence à part. Ainsi, ils devraient parfaitement répondre aux problèmes que posent les litiges relatifs à la concurrence. Elle désigne clairement la loi de réalisation du dommage constituée par la loi du marché. Mais elle ne simplifie que partiellement la question lorsque les territoires de plusieurs états membres sont affectés ou lorsque le marché ne peut pas être localisé facilement comme par exemple pour les actes de concurrence par la voie d’internet. En effet, la question de la pluralité des marchés affectés n’est traitée que pour les actes restreignant la concurrence et sous certaines conditions : lorsque la juridiction saisie est celle du domicile du défendeur et que le marché du for compte parmi ceux affectés « de manière directe et substantielle » par le comportement litigieux. Dans ce cas, l’article 6 offre au demandeur le choix de fonder sa demande sur une loi unique. Il regroupe habilement les règles de conflit de loi, les règles de conflit de juridiction et les règles de concurrence. En revanche, dans le cas des actes de concurrence déloyale, et les comportements anticoncurrentiels qui ne remplissent pas les conditions de l’article 6 § 3, la question reste ouverte. Dans le cadre de la mise en œuvre de l’article 5, § 3 de la convention puis du règlement « Bruxelles I », le juge communautaire a proposé une application distributive des lois en présence. Sur ce modèle, le juge appliquera également plusieurs lois à un même comportement ayant causé des dommages sur plusieurs marchés. Si le règlement ne donne pas de meilleure solution à ces questions conflictuelles, c’est pour mieux servir des intérêts qui vont au-delà de ceux des particuliers.

B) Les intérêts macroéconomiques

D’un point de vue formel, le choix de la localisation en référence au marché et non en fonction du préjudice civil des particuliers souligne que la réparation du préjudice individuel est accessoire à l’objectif principal de rétablissement du fonctionnement concurrentiel du marché. Sur le fond, le considérant n°21 du règlement énonce clairement que l’objectif de l’article 6 est de « protéger les concurrents, les consommateurs et le public en général, et garantir le bon fonctionnement de l’économie de marché ». Alors même qu’il s’agit d’un règlement relatif aux obligations civiles, lequel est donc censé traiter des relations de nature privées, les intérêts individuels n’ont pas une place centrale. Au contraire, lorsqu’aucun marché n’est touché mais seulement l’intérêt particulier du demandeur, l’action sort du domaine de l’article 6. Selon l’article 6 §2, « les actes de concurrence déloyale qui portent uniquement atteinte aux intérêts d’un concurrent déterminé relèvent de la règle générale », c'est-à-dire que la localisation de l’obligation non contractuelle se fait en application de la règle générale prévue à l’article 4. Dans le même sens, le paragraphe 4 exclut l’application de l’article 14 qui permet aux parties de s’accorder sur la loi applicable. Seules catégories pour lesquelles le choix de loi est exclu, les actes de concurrence déloyale et les actes restreignant la concurrence touchent de trop près les questions macroéconomiques pour que les parties puissent influer sur la loi applicable et puissent remettre en cause le rétablissement de la concurrence sur le marché.

Même si l’article 6 permet d’unifier les règles de conflit et dans une certaine mesure simplifie les actions civiles des particuliers, il réserve une place centrale au droit de la concurrence communautaire. En écartant les méthodes protectionnistes des Etats, en reprenant les qualifications propres au droit de la concurrence, et enfin en plaçant les intérêts collectifs et macroéconomiques au centre du rattachement de la règle de conflit, l’article 6 répond d’avantage de la logique du droit de la concurrence. Pour que l’unification des règles de conflit soit véritablement efficace pour les parties à des litiges transnationaux, la complexité qui résiste dans la détermination de la loi applicable lorsque plusieurs marchés sont affectés doit encore être surmontée. L’article 30 du règlement prévoit une clause de révision. Celle-ci interviendra peut-être pour répondre à ce problème.

Bibliographie :

Doctrine de langue allemande :

Internationales Wettbewerbs- und Immaterialgüterrecht im EG-Binnenmarkt – Baetzgen – Carl Heymanns Verlag - 2007 Gemeineuropäisches Internationales Privatrecht – Thomas Kadner Graziano – Max-Planck-Institut für ausländisches und internationales Privatrecht – 2002

Doctrine française :

Le règlement communautaire « ROME II » sur la loi applicable aux obligations non contractuelles – actes du colloque du 20 septembre 2007-Dijon L’applicabilité du droit communautaire dérivé au regard des méthodes du droit international privé – Stephanie FRANCQ – LGDJ- 2005 Droit international privé – Marie-Laure Niboyet et Géraud de Geouffre de la Pradelle – LGDJ- 2007 Droit de la concurrence interne et communautaire – Marie Malaurie-Vignal – Sirey – 2008 Le droit international privé européen de Rome à Nice – Philippe-Emmanuel Partsch – Larcier – 2003 Regards critiques sur l’article 6 du règlement « Rome II » relatif à la loi applicable à la concurrence déloyale et aux actes restreignant la libre concurrence – Anne-Marie Luciani – la Semaine Juridique Entreprise et Affaires n° 48, 27 novembre 2008. L’entrée du droit de la concurrence dans le règlement « Rome II » : bonne ou mauvaise idée ? Valérie Pironon- Europe n° 2, Février 2008.