L’extension de la convention d’arbitrage dans le cadre des groupes de sociétés: Les divergences entre les approches française et allemande, par Alina Rymalova

Depuis l’arrêt Dow Chemical rendu par la Cour d’appel de Paris en 1983 la jurisprudence française admet sous certaines conditions une extension de la convention d’arbitrage signée par un membre d’un groupe de societés aux autres sociétés de groupe non signataires. Cette solution ne semble pas être compatible avec le droit allemand et suscite des nombreuses critiques par la doctrine allemande.

Introduction

En raison de la nature volontaire de l’arbitrage, seuls peuvent être attraits à la procédure les individus et les sociétés qui ont consenti à la clause d’arbitrage. Le principe de l’effet relatif des contrats parait impliquer qu’une telle clause ne couvre que ce contrat et ne lient que les personnes qui l’ont formellement signées (Beguin/Menjucq, droit du commerce international, p.960). Toutefois, il peut y arriver que des tiers soient impliqués dans la conclusion ou l’exécution du contrat sans le signer. Cela est souvent le cas dans le cadre des groupes des sociétés, par exemple quand un contrat est signé par une filiale, alors que la société mère participe à l’exécution de celui-ci. Le concept des groupes de sociétés englobe un ensemble des sociétés juridiquement indépendantes, mais formant une même unité économique dépendant d’un pouvoir commun (v. p.ex. sentence CCI n° 2375/1975). La question qui se pose est celle de savoir si la clause d’arbitrage contenue dans un contrat conclu par une société d’un groupe peut être étendue à une autre société du même groupe non signataire du contrat. En droit français une extension de la clause d’arbitrage aux sociétés de groupe non signataires est admise sous certaines conditions depuis l’arrêt Dow Chemical, alors que le droit allemand semble être réticent à l’égard d’une telle extension.

1. L’extension fondée sur une acceptation présumée de la convention d’arbitrage

C’est en France que le phénomène d’extension de la clause d’arbitrage à des parties non signataires a pris naissance et ce sont les arbitres et les tribunaux français qui se sont montrés le plus innovateurs dans cette matière (Hanotiau, GP, L’arbitrage et les groupes de sociétés, 19 décembre 2002, n° 353, P. 6).

a. L’affaire célèbre : Dow Chemical c/ Isover-Saint-Gobain

Une des décisions les plus célèbres dans cette matière est la sentence Dow Chemical c/ Isover-Saint-Gobain (sentence CCI du 23 septembre 1982, n° 4131), confirmée par la cour d'appel de Paris (CA Paris, 21 octobre 1983). Dans cette affaire il s’agissait des contrats successifs comprenant une clause d’arbitrage, par lesquels deux filiales du groupe américain Dow Chemical avaient confiées à trois sociétés françaises la distribution en France des produits destinés à l’isolation thermique. Suite à des difficultés relatives à l’exécution de ces contrats, la société mère et une autre filiale du groupe Dow Chemical, qui n’ont pas signé la clause d’arbitrage, mais qui ont effectué certaines livraisons prévues par les contrats en cause, ont saisi la CCI d’une demande d’arbitrage. La question qui se posait était celle de savoir, si une clause compromissoire conclue formellement par deux sociétés de groupe peut être étendue aux autres sociétés de même groupe participant à l’exécution du contrat.

Dans sa sentence du 23 septembre 1982 le tribunal arbitral de la CCI siégeant à Paris a répondu par l’affirmative à cette question et s’est déclaré compétent à l’égard de l’ensemble des parties. Afin de parvenir à cette solution le tribunal arbitral a décidé qu’il n’avait pas à appliquer une loi étatique afin de déterminer sa compétence. Par contre, le tribunal s’est fondé sur les «usages conformes aux besoins du commerce international, notamment en présence d’un groupe de sociétés». Il a déduit des ces usages relatives aux groupes de sociétés qu’une clause compromissoire acceptée par certains membres du groupe peut lier les autres sociétés, sous condition que celles-ci ont joué un rôle dans la négociation, la conclusion ou résiliation du contrat. Les arbitres ont conclu des circonstances une «volonté commune des toutes les parties à la procédure», selon laquelle les sociétés non signataires devaient faire partie au contrat. En outre, pour confirmer sa compétence, le tribunal a pris en compte la «réalité économique unique» entre ces sociétés de groupe, en dépit de leur personnalité juridique distincte En reprenant le raisonnement des arbitres, la Cour d’appel approuve la sentence litigieuse lors d’un recours en annulation, par un arrêt du 21 octobre 1983.

b. La jurisprudence postérieure

La solution de l’arrêt Dow Chemical a été suivie par la suite dans une série de jurisprudence (CA Pau, 26 nov. 1986, Sponsor c/ Lestrade, CA Paris, 30 novembre 1988, Korsnas Marma c/Sté Duranz-Auzias,, CA Paris, 31 oct. 1989, Kis France c/ Société générale).

Dans un arrêt récent la Cour de Cassation avait l’occasion de se prononcer à la fois sur l’extension d’une clause compromissoire et sa transmission dans le contexte des chaines des contrats (Civ. 1re, 27 mars 2007, Sté Alcaltel Business Systems et autre c/ Sté Amkor Technology et autres). Ainsi, la Cour admet la transmission automatique de la clause compromissoire le long d’une chaîne de contrats et son extension aux filiales d’une société membre de la chaîne, qui avaient participé à l'opération. L’extension de la clause compromissoire n’est pas seulement effectuée dans le domaine des groupes de sociétés. La jurisprudence semble de généraliser le principe posé par l’arrêt Dow Chemical et étend la clause compromissoire à toutes les parties intervenants à l’exécution du contrat dès lors que leur situation et activité font présumer la connaissance de l'existence et de la portée de la clause d'arbitrage (v. p.ex. CA Paris, 7 déc. 1994, Jaguar ou CA Paris, 17 décembre 1997). Cela permet d'étendre une convention d'arbitrage à des sous-contrats dans lesquels elle ne figure pas (v. p.ex. CA Paris, 30 novembre 1988), mais aussi à des parties nouvelles, comme par exemple au dirigeant d’une société qui n’a pas signé la clause compromissoire (Cass. civ. 1re, 20 septembre 2006).

Cette solution de la jurisprudence française suscite des nombreuses critiques au sein de la doctrine allemande qui se réfère souvent au principes posés par l’arrêt Dow Chemical afin d’établir leurs incompatibilité avec le droit allemand.

2. L’incompatibilité de la solution de l’arrêt Dow Chemical avec le droit allemand

La solution de l’arrêt Dow Chemical est unanimement rejetée par la doctrine allemande, alors qu’une position jurisprudentielle claire n’est pas évidente.

a. Les critiques par la doctrine allemande

L’extension de la convention d’arbitrage dans le cadre des groupes de sociétés est dénommé «la doctrine de groupe des sociétés» par les auteurs allemands, dont les points de critique essentiels seront exposées ci-dessus.

1) L’acception présumée de la convection d’arbitrage

L'absence de toute exigence de forme lève le premier obstacle à l’application de la «doctrine de groupe des sociétés» en droit allemand (Müller/Keilmann, SchiedsVZ 2007, Heft 3, 119). En effet, la présomption de l’acceptation de la convention par les sociétés non signataires, serait contraire à l’article § 1031 du ZPO (code de procédure civile allemand) lequel prévoit une exigence de forme écrite de la convention d’arbitrage.

La divergence entre le droit français et allemand sur ce point résulte du fait qu’aucune exigence de forme de la convention d’arbitrage est exigée en droit français (dans le cadre de l’arbitrage international). En effet, la cour de cassation fonde la validité de la convention sur le seul consensualisme (Cass. 1re Civ. 1re, 26 juin 1990).

En outre, il est mis en cause par la doctrine allemande que la compétence du tribunal arbitral sans un consensus exprès de toutes les sociétés en cause, prive celles-ci de leur droit fondamental à un juge étatique d’une manière injustifié (Müller/Keilmann, SchiedsVZ 2007, Heft 3, 119). Ce droit est consacré par l’article 101 Al. 1 de la Constitution de la République fédérale d’Allemagne.

2) Le non respect de l’autonomie des personnes morales distinctes

Par ailleurs, la doctrine allemande critique l’arrêt Dow Chemical en raison du non-respect de l’indépendance juridique des sociétés de groupe (Müller/Keilmann, SchiedsVZ 2007, Heft 3, 119 ; Stein/Jonas, ZPO, § 1034, p.453). En droit allemand une application de la convention d’arbitrage à un groupe des sociétés est seulement admise dans les cas de figure qui respectent l’autonomie des ces personnes morales distinctes et la volonté expresse des parties.

Notamment, cela est reconnu dans les cas d’une représentation d’une société par une autre appartenant au même groupe, d’un mandat apparent, d’une stipulation pour autrui en faveur d’une autre société du groupe ou dans le cas où toutes les parties sont expressément d’accord avec l’adhésion au contrat par une autre société de groupe (Stein/Jonas, ZPO, § 1034, p.453, Busse, SchiedsVZ, Heft 3, 118).

3) L’application des usages du commerce international

L’application par l’arrêt Dow Chemical des usages du commerce international afin de déterminer les effets de la convention d’arbitrage est critiquée par certains auteurs allemands (v. surtout Busse, SchiedsVZ, Heft 3, 123). Il est proposé de déterminer ces effets selon la loi applicable à la convention d’arbitrage, ce qui selon Busse crée plus de sécurité juridique que l’application des usages du commerce dont le contenu est incertain. En raison du principe de l’autonomie de la convention d’arbitrage par rapport au contrat principal, il est reconnu en droit français et allemand que la loi applicable à la convention doit être distinguée du celle appliquée au fond du litige (Geimer, Internationales Zivilprozessrecht, Rdnr. 3724; Cass 1re civ., 7 mai 1963, Gosset). Sur ce point il convient de remarquer qu’en droit allemand la loi applicable à la convention d’arbitrage est désignée par l’application des règles de conflit de lois (Busse, SchiedsVZ, Heft 3, 123), alors qu’en droit français les règles matérielles de l’arbitrage sont appliquées directement (Cass. 1re civ., 20 décembre 1993, Dalico).

Pour toutes ces raisons examinées ci-dessus la doctrine allemande estime que la «doctrine de groupe des sociétés» appliquée par la jurisprudence française n’a aucun fondement juridique en droit allemand (surtout Lachmann, Schiedsgerichtsbarkeit, p. 143).

b. La position jurisprudentielle

1) La jurisprudence anglaise et suisse

Contrairement à la jurisprudence française il y a plusieurs pays voisins qui rejettent l’extension de la clause d’arbitrage au tiers. Notamment, le Commercial Court anglais a annulé dans l’affaire Peterson Farms Inc v C&M Farming Ltd de 2004 une sentence ayant appliqué la solution similaire à l’affaire Dow Chemical.

Or, le tribunal fédéral suisse a confirmé une sentence effectuant une extension de la clause d’arbitrage à un tiers non-signataire de celle-ci dans une décision du 16 octobre 2003 (l’affaire X Société Anonyme Libanaise c/ Y Société Anonyme Libanaise). Cette solution est intéressante, puisque le droit suisse pose une condition d’écrit  de la convention d’arbitrage à la validité formelle de celle-ci (voir l’art. 178 al.1 LDIP). Pour échapper à cette condition d’écrit le tribunal suisse considère que celle-ci n’est applicable qu’entre les parties initiales au contrat, alors que son opposabilité à un tiers non-signataire est une question de fond. Pour trancher cette question le tribunal se réfère aux usages de commerce international, lesquels justifient une extension de la clause d’arbitrage à un tiers ayant participé à la conclusion ou exécution du contrat en cause. 

2) La jurisprudence allemande

La jurisprudence allemande ne s’est pas encore prononcée directement sur une problématique équivalente à l’affaire Dow Chemical. Or, la doctrine déduit de quelques décisions une position rejetant la possibilité d’extension de la clause d’arbitrage aux sociétés du groupe non signataires. Par exemple un tel rejet pourrait être déduit de la décision du OLG Hamburg (Tribunal Régional supérieur de Hambourg) du 8 novembre 2001.

Le tribunal régional de Hambourg refuse d’étendre une clause compromissoire à la société mère laquelle s’est déclaré responsable pour l’exécution du contrat signé par sa filiale en estimant que l’exécution du contrat par la société mère devrait être qualifiée d’une «simple caution ou une délégation imparfaite», laquelle ne peut pas être couverte par la clause d’arbitrage. En effet, la jurisprudence allemande considère depuis longtemps qu’un cautionnement est une obligation distincte dont la clause d’arbitrage du contrat principal n’est pas applicable (BGH, décision du 12 mars 1984). Suivant ce raisonnement, le OLG Hamburg rejette donc une extension de la clause d’arbitrage signée par la filiale à la société mère. La doctrine allemande interprète cette décision comme un refus de suivre la «doctrine des groupe des sociétés» acceptée en droit français (Müller/ Keilmann, SchiedsVZ 2007, Heft 3).

En conséquence, on peut dire que ni la doctrine, ni la jurisprudence allemande ne sont favorables à l’application de la «doctrine de groupes des sociétés» en droit allemand.

3. Conclusion

En conclusion, on peut dire que le droit français admettant une extension de la clause d’arbitrage à un groupe de sociétés démontre une grande faveur à la compétence des arbitres. A contrario, le droit allemand est plus soucieux de ne pas priver les sociétés n’ayant pas signé une convention d’arbitrage de leur droit à un juge étatique, ce qui entraine une division de compétence entre l’arbitre et le juge étatique à l’égard des sociétés de groupe impliquées dans le même litige.

Ces divergences entre la solution allemande et française peuvent conduire à des décisions contradictoires. La solution du litige peut donc dépendre du choix du lieu de l’arbitrage, ce qui renforce le phénomène de forum shopping.

En outre, les différentes approches peuvent même mener à des conflits négatifs de compétence (v. sur ce point : Poudret, Bulletin d'information n° 589 du 15/12/2003). Cela pourrait être le cas, si l’Etat du siège de l’arbitrage est l’Allemagne où la compétence à l’égard des sociétés de groupe non signataires d’une clause d’arbitrage sera octroyée aux juges étatiques. Un conflit négatif de compétence sera donné, lorsque le juge compétent est un juge farçais, qui va déclarer la compétence des arbitres à l'égard des sociétés de groupe non signataires de la convention d'arbitrage en considérant que celle-ci peut leur être étendue.

Afin d’éviter une telle problématique, il convient de prévoir expressément dans le contrat qu’une extension de la clause d’arbitrage soit exclue.

BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages:

PH. FOUCHARD/ E. GAILLARD/ B. GOLDMAN, Traité de l’arbitrage commercial international, 1996

J. BEGUIN/ M. MENJUCQ, Droit du commerce international, Litec, 2005.

W. ZIMMERMANN, Zivilprozessordnung Kommentar, 8. édition, 2007.

H.RAESCHKE-KESSLER/ K.P. BERGER, Recht und Praxis des Schiedsverfahrens, 3.édition, 1999

J-P. LACHMANN, Handbuch für die Schiedsgerichtsbarkeit, Dr. Otto Schmidt Verlag, RWS Verlag, 3. édition, 2008

STEIN/JONAS, Kommentar zur Zivilprozessordnung, Mohr Siebeck, 22.édition, 2002.

R.GEIMER, Internationales Zivilprozessrecht, 5.édition, 2005

Articles:

B. HANOTIAU, « L’arbitrage et les groupes de sociétés », Gazette du Palais, 19 décembre 2002, n° 353, P. 6.

J-F. POUDRET, « L’originalité du droit français de l’arbitrage au regard du droit comparé ». Bulletin d’information de la Cour de cassation n°589 du 15/12/2003.

W. MÜLLER/ A, KEILMANN, Beteiligung am Schiedsverfahren wider Willen ?,SchiedsVZ 2007, Heft 3, 113.

D. BUSSE, Die Bindung Dritter an Schiedsvereinbarungen, SchiedsVZ 2005, Heft 3, 118.

Sentences arbitrales :

Affaire CCI n° 4131, 23 septembre 1982, Chemical c/ Isover-Saint-Gobain, Sentences arbitrales CCI, t. I. 146, 151, Rev. Arb. 1984, 137.

'' Jurisprudence francaise:''

- Cass. 1re civ., 7 mai 1963, Gosset, JDI 1964, p.82.

- Cour d’appel de Paris, 1re Ch.suppl., 21 octobre 1983, Chemical c/ Isover-Saint-Gobain, Rev. Arb. 1984, 98, note A. Chapelle ; JDI 1983, 899, obs.Derains,

- Cour d’appel de Pau, 26 nov. 1986, Sponsor c/ Lestrade, Rev. Arb. 1988, 153, note Chapelle.

- Cour d’appel de Paris, 30 novembre 1988, Korsnas Marma c/Sté Duranz-Auzias, Rev.Arb. 1989, 691, note T-Y Tschaz, Rev. Soc. 1989, 88, obs. Guyon.
- CA Paris, 31 oct. 1989, Kis France c/ Société générale, Rev.arb. 1992, 90.
- Cass. 1re civ., 20 décembre 1993, Dalico, Rev.arb. 1994, 116.
- Paris, 17 déc. 1997, SA Fred et Pétilon c/ SA Laboratoire du Docteur Payot, RJDA 4/1998, n° 539.
- Cass. 1re Civ., 27 mars 2007, Sté Alcaltel Business Systems et autre c/ Sté Amkor Technology et autres, Rev. arb. 2007. 247 ; D. 2007. Jur. 2077, note S. Bollée, RTD Com. 2007 p. 677, note Loquin.

Décisions étrangères:

- Commercial Court, 4 février 2004, Peterson Farms Inc v C&M Farming Ltd, EWHC 121 (Comm).
- Tribunal arbitral Suisse, 16 octobre 2003, X Société Anonyme Libanaise, Y Société Anonyme Libanaise, BGE 129 III 727, SchiedsVZ 2005 Heft 1, p. 3, note O.Sandrock, Rev arb. 2004, 695, note L.Levy, B. Stucki
- BGH, 12 mars 1984, VersR 1983, 776.
- OLG Hamburg, 8 novembre 2001, 6 Sch 4/01, OLGR 2002, 305, 306.