L’impossible protection des droits de l’homme durant les missions de maintien de la paix - par Marie DE L'ESTOILLE

Cet article se penche sur l’arrêt Behrami et Saramati rendu en 2007 par la Cour Européenne des Droits de l’Homme, et sur son influence en droit international et en droit national. Les remarques formulées ci-dessous s’intéressent à la controverse qu’a engendré la décision, en refusant de juger de violations alléguées des Droits de l’Homme sur le territoire du Kosovo, sous le prétexte que la Cour n’était pas compétente. Les juges ont en effet effectué une attribution fictive des comportements litigieux aux Nations Unies, qui administraient alors le territoire concerné. Il en résulte une lacune dans la protection internationale des Droits de l’Homme. 

Le 2 mai 2007, la Grande Chambre de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (ci-après : Cour EDH) rendait sa décision sur les affaires jointes Behrami et Behrami c. France et Saramati c. France, Allemagne et Norvège. L’Affaire Behrami concerne deux enfants ayant été respectivement tué et grièvement blessé au Kosovo en 2000 par des bombes à dispersion non explosées larguées par l’OTAN en 1999. Il a été découvert lors de l’enquête menée par la Mission Intérimaire des Nations Unies au Kosovo (ci-après : MINUK), qui concluait à un «homicide involontaire par imprudence», que les officiers français de la Force de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (ci-après : OTAN) pour le Kosovo (ci-après : KFOR) avaient connaissance de la présence des engins explosifs. Behrami père et fils portent donc plainte contre la France au titre de l’article 2 (droit à la vie) de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme (ci-après : CESDH). L’affaire Saramati concerne l’arrestation et la détention de ce dernier au Kosovo pour tentative de meurtre et possession illégale d’armes, celui-ci arguant que sa détention avait été décidée par le commandement de la KFOR (administré à l’époque des faits successivement par la France, l’Allemagne et la Norvège) sans contrôle d’autres autorités, ce qui contrevient à l’article 6 : 1 (droit à un procès équitable) de la CESDH. La Cour EDH s’intéresse directement à la Résolution 1244 de 1999 adoptée par le Conseil de Sécurité des Nations Unies, et fondé sur le Chapitre VII de la Charte relatif aux opérations de maintien de la paix – donc juridiquement contraignante - instituant une présence internationale de sécurité en Yougoslavie et, en conséquence, légalisant a posteriori le contrôle militaire du Kosovo par les soldats de l’OTAN engagés dans la KFOR et confiant l’administration du territoire à la MINUK.

La question de droit sur laquelle s’est penchée la Cour EDH est celle du champ d’application de la CESDH. En effet, selon son article 1, les Etats parties doivent reconnaitre les droits décrits dans la CESDH à « toute personne relevant de leur juridiction ». L’applicabilité de la Convention ne se limite donc pas à la compétence territoriale des Etats, mais s’étend à tous les sujets de droit situés sous leur autorité factuelle, même en dehors du territoire de l’Etat membre. La CEDH a donc potentiellement vocation à s’appliquer même en dehors des frontières des Etats du Conseil de l’Europe, pour peu que ces Etats exercent leur autorité sur ces territoires. La question est donc de savoir quels sont les critères d’une telle « autorité ». En ce qui concerne le Kosovo à l’époque des faits, il eut été possible pour la Cour EDH d’appliquer les critères dégagés par sa jurisprudence Loizidou c. Turquie (25 février 1995), qui reconnaissait la responsabilité d’un Etat lorsqu’il exerce un « contrôle effectif » sur un territoire hors de son territoire national, et d’accéder à la requête des plaignants en établissant le « contrôle effectif » du Kosovo par les soldats français de l’OTAN, et potentiellement dans le cas de l’affaire Behrami, en déduire la responsabilité de la France, voire de l’OTAN, au titre de l’absence de déminage. Or, l’interprétation que fait la Cour de la CESDH ne fait preuve ni de clarté, ni de cohérence, comme le montre l’affaire Banković c. Belgique (12 décembre 2001) lors de laquelle la cour souligna que la reconnaissance de l’exercice de la juridiction extraterritoriale doit rester exceptionnelle. Ceci tient dans une certaine mesure à l’engorgement dramatique que connait la Cour EDH depuis l’effondrement du bloc soviétique, qui, en provoquant une brusque augmentation du nombre d’Etats membres, multiplie le nombre d’affaires pendantes. On peut en effet légitimement penser que la Cour EDH n’a pas souhaité étendre encore davantage le champ d’application territorial de la CESDH pour des raisons pratiques. De surcroît, il existe des raisons politiques majeures pour lesquelles la Cour EDH se déclare ici incompétente ratione personae, tenant à l’implication de certains Etats du Conseil de l’Europe dans les missions de maintien de la paix des Nations Unies, et à l’intérêt de la communauté internationale que ces Etats ne s’en détachent pas par crainte de voir leur responsabilité internationale engagée.

Le raisonnement de la Cour est simple : les soldats français, allemands et norvégiens, auxquels les faits sont reprochés, appartiennent à la KFOR, donc à l’OTAN. Estimant que l’OTAN était alors, en vertu de la Résolution 1244 du Conseil de Sécurité, subordonnée à la MINUK, la Cour EDH renvoie donc implicitement la responsabilité aux Nations Unies. Elle applique en ceci le critère du « contrôle global effectif », estimant que le Kosovo était alors administré par la MINUK, et refuse de se pencher sur une éventuelle compétence extraterritoriale des Etats défendeurs. Cependant, pour reprendre les critères de la Cour EDH, en l’absence d’un « contrôle effectif » par la MINUK des soldats français de l’OTAN, il est très discutable que les faits reprochés puissent être imputés aux Nations Unies. Les conséquences de l’arrêt concernent premièrement le défi de la mise en œuvre des Droits de l’Homme à l’échelle universelle. Doit-on déduire de l’arrêt que la protection régionale des Droits de l’Homme cesse lors d’opérations de maintien de la paix sous l’égide des Nations Unies ? Les Nations Unies offrent-elles une protection des Droits de l’Homme comparable à celle de la CESDH ? En outre, la décision de la Cour EDH soulève la question de l’attribution concurrente d’un comportement à une organisation internationale et à un Etat, dans la mesure où le comportement des forces internationales sous mandat du Conseil de Sécurité est attribué aux Nations Unies, la France, inter alia, ne faisant « que remplir ses obligations vis-à-vis des Nations Unies ».

La Cour EDH réaffirme dans cet arrêt la primauté de la Charte des Nations Unies, qui découle de la jurisprudence constante de la Cour Internationale de Justice, dans les décisions rendues dans les affaires Activités militaires et paramilitaires sur le territoire du Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats Unis d’Amérique), Rec. 1984, p. 392, § 107  et Incident aérien de Lockerbie (Lybie c. Royaume-Uni), Rec. 1992, p. 3, § 39 et p.114, § 42, ainsi que des articles 25 et 103 de la Charte. En outre, la CESDH mentionne explicitement la Charte des Nations Unies (Art. 1). Cependant, il est légitime de s’interroger sur le raisonnement des juges de la Cour EDH, qui déduisent cette suprématie de l’organisation des Nations Unies du caractère contraignant des résolutions prises sous l’égide du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies. En effet, selon les Juges, la compétence onusienne découle en l’espèce de la résolution contraignante 1244 précitée. Néanmoins, en pratique, de nombreuses missions de maintien de la paix établies par le Conseil de Sécurité ne font pas référence au Chapitre VII de la Charte et n’ont donc pas de caractère contraignant (voir par exemple la mission des Nations Unies au Cambodge « UNTAC » établie en 1992 par la résolution du Conseil de Sécurité : S/RES/745, et la mission des Nations Unies en Géorgie « UNOMIG » établie en 1993 par la résolution du Conseil de Sécurité : S/RES/858). La circonstance que la résolution fondant la mission de maintien de la paix soit fondée sur le Chapitre VII de la Charte des Nations Unies ou non est donc peu pertinente (Schmalenbach, Die Haftung internationaler Organisationen im Rahmen von Militäreinsätzen und Territorialverwaltungen, Frankfurt am Main, Peter Lang, 2004, p. 182). La question que se posent les juges dans la décision jointe Behrami et Saramati, quant à la base légale de l’intervention de troupes de l’OTAN au Kosovo est donc subsidiaire au regard de la pratique actuelle en matière de responsabilité des organisations internationales, particulièrement des Nations Unies, et a donc été largement critiquée. (Roxstrom, Gibney et Einarsen, « The NATO Bombing Case (Bankovic et. al v. Belgium et. al) and the Limits of Western Human Rights Protection », Boston University International Law Journal 23, 2005, pp. 55-62.)

La Cour EDH se déclare en outre incompétente ratione personae pour connaitre de comportements qui pourraient être attribués aux Nations Unies, ce qui cause de facto la suspension de l’applicabilité de la protection des Droits de l’Homme telle qu’elle découle de la CESDH. En outre, les affaires Behrami et Saramati sont les premiers cas portés devant une cour ou un tribunal international concernant l’attribution de violation des droits de l’Homme sur un territoire administré par les Nations Unies. Cette attribution du comportement de la KFOR aux Nations Unies, fondée sur le critère du « contrôle effectif » a également été largement critiquée (Milanović et Papić, « As bad as its gets, : The European Court of Human Right’s Behrami and Saramati Decision and General International Law, International and Comparative Law Quarterly 58, 2009, pp. 267-296). Le droit coutumier de la responsabilité d’organisations internationales a en effet été codifié et développé par la Commission du Droit International, qui dépend de l’Assemblée Générale des Nations Unies. Son Projet d’Articles a été publié en 2004 en annexe à une résolution de cette dernière, et a donc une valeur déclarative. Cependant, bien qu’il ne lie pas les Etats per se, son origine coutumière fait qu’il est de facto appliqué au sein de la communauté internationale. Selon son l’article 4, les activités de la MINUK sont en effet attribuables aux Nations Unies (en tant qu’organe subordonné au Conseil de Sécurité), mais pas celles de la KFOR, qui ne dépend que de l’OTAN, en l’absence d’un « contrôle effectif » de la KFOR par la MINUK.  Le « contrôle effectif » comme condition d’attribution d’un comportement à une entité a été dégagé par la Cour Internationale de Justice dans sa décision Activités militaires au Nicaragua (précitée), Rec. 1986, p. 14, § 115 et est codifié pour la responsabilité des organisations internationales à l’article 5 du Projet de la Commission du Droit International précité. Or, au § 134 de l’arrêt, les juges déclarent que le « Conseil de sécurité a gardé une autorité et un contrôle ultimes » sur la KFOR. L’expression est maladroite et a été critiquée. En effet, peut-on véritablement affirmer que la MINUK disposait d’un contrôle effectif sur le comportement de la KFOR ? N’aurait-il pas été plus judicieux d’attribuer les violations alléguées des droits de l’Homme aux Etats membres de l’OTAN qui participaient à la KFOR, ce que demandaient les requérants ? (Lüder, « Die völkerrechtliche Verantwortlichkeit der Nordatlantikvertrags-Organisation bei der militärischen Absicherung der Friedensvereinbarung von Dayton », 2001, Neue Zeitschrift für Wehrrecht 43, p.107). La Cour EDH avait pourtant l’opportunité de confirmer ou infirmer sa décision controversée dans l’affaire Banković (précitée), dans laquelle elle avait, contre toute attente (v. Loizidou, préc.), refusé de déroger au présumé principe de l’application territoriale de la CESDH et, pour la première fois, de soulever la question de l’attribution à un Etat de comportement mené par ses forces armées dans le cadre d’opération du maintien de la paix mandatée par les Nations Unies. (Dans l’affaire Banković, le comportement en cause avait eu lieu avant l’autorisation du Conseil de Sécurité.) (Breitegger, « Sacrificing the Effectiveness of the European Convention on Human Rights on the Altar of the Effective Functioning of Peace Support Operations: A Critique of Behrami & Saramati and Al Jedda », International Community Law Review 11, 2009, pp. 155-183)

La conséquence directe de la décision des Juges dans les affaires jointes Behrami et Saramati est donc un déficit de protection juridique. En effet, en attribuant le comportement de la KFOR aux Nations Unies, la Cour EDH annihile tout espoir pour Messieurs Behrami et Saramati d’obtenir réparation. Bien que les droits dont se prévalent les plaignants soient aussi protégés par des instruments des Nations Unies (le droit la vie est mentionné à l’article 3 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 et à l’article 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966, et le droit à un procès équitable à l’article 11 de la Déclaration, et à l’article 14 du Pacte), il n’existe pas de voie de recours possible devant la Cour Internationale de Justice, qui n’admet pas les plaintes individuelles. Certes, les plaignants pourraient éventuellement obtenir gain de cause devant le Comité des Nations Unies pour les Droits de l’Homme, qui accueille les plaintes individuelles fondées sur les violations du Pacte de 1966 précité. Il existe en outre le mécanisme de la protection diplomatique devant la Cour Internationale de Justice, par lequel l’Etat de nationalité prend « fait et cause » pour les deux demandeurs ? Cependant, quel Etat aurait pu en l’espèce tenir ce rôle ? Surement pas la République Fédérale de Yougoslavie, qui à l’époque des faits n’était pas membre des Nations Unies, ni partie à la CESDH. Cette décision de la Cour EDH met donc la sécurité juridique en danger, et ce, bien que la volonté de la Cour EDH soit de protéger le système de sécurité des Nations Unies en ne déclarant pas les résolutions du Conseil de Sécurité incompatibles avec les standards européens. Cette décision encourage ainsi les Etats à impliquer leurs troupes dans des opérations multinationales de maintien de la paix, dans la mesure où ils ne craindront plus de sanctions de Strasbourg dans le cas de comportement non conforme aux standards internationaux de droits de l’Homme. Cependant, on ne peut nier l’évidente contradiction : le but premier de l’intervention de l’OTAN au Kosovo était de protéger ses habitants des mêmes violations. Enfin, il parait pour le moins contestable que la Cour EDH n’aie pas choisi d’opérer une double attribution des comportements litigieux, à l’organisation internationale (quelle qu’elle soit, Nations Unies ou OTAN) et à ses Etats membres concernés.

Il se dégage en outre une tendance fondée sur le « critère Behrami » du contrôle et de l’autorité ultime, selon laquelle l’attribution aux Nations Unies de comportements suit une conception très large, conduisant les Cours et les Tribunaux à interpréter très extensivement la responsabilité de cette dernière. Les implications de cette formulation ne seront donc pas sans conséquences sur la réalisation des fonctions des Nations Unies, ce qui concerne autant l’organisation elle-même que ses Etats membres. La CESDH n’offrira donc pas dans le futur de protection contre les violations des droits de l’Homme causées par des Etats européens dans le cadre de leur participation à des opérations de maintien de la paix. On peut ainsi d’ores et déjà noter que les décisions Behrami et Saramati, en plus de faire jurisprudence pour la Cour EDH (par exemple dans Kasumaj c. Grèce en 2007, et l’affaire pendante Gajić c. Allemagne), a aussi eu un effet sur la Chambre des Lords du Royaume-Uni dans l’affaire Al Jedda c. UK Secretary of Defence. La question portée devant les Lords concernait le comportement de troupes britanniques en Irak, appartenant à la force multinationale autorisée par la Résolution 1511 (2003) du Conseil de Sécurité. Dans leurs délibérations, certains Lords utilisèrent le critère du « contrôle et de l’autorité ultime », suivant en ceci le raisonnement de la Cour EDH lors de l’affaire Behrami. Le même raisonnement est employé par le Tribunal de Grande Instance de La Haye dans l’affaire Mères de Srebrenica et al. c. Pays-Bas et Nations Unies, du 10 juillet 2008, concernant l’attribution aux troupes hollandaises soutenant la FORPRONU (Force de protection des Nations Unies) pendant la guerre de Bosnie-Herzégovine. Estimant que la FORPRONU exerçait un contrôle et une autorité effectifs sur les soldats néerlandais, le Tribunal reconnut l’attribution du comportement aux Nations Unies.

            Au regard des principes prônées par les Nations Unies ou le Conseil de l’Europe, père de la CESDH, cette décision laisse un goût amer. Comment justifier que la protection internationale des Droits de l’Homme se heurte à de telles considérations militaires et politiques, contraires à son but et à son objet ? L’arrêt Behrami et Saramati relance le débat, encore sans issue, de l’universalité des Droits de l’Homme.

 

Bibliographie sélective :

 

JACOBS F. G., WHITE R., OVEY C., The European Convention on Human Rights, 5ème éd., Oxford University Press, Oxford, 2010.

JANIS M. W., KAY, R. S., BRADLEY A. W., European Human Rights Law, 3ème éd., Oxford University Press, 2008.

LETSAS G., A Theory of Interpretation of the European Convention on Human Rights, Oxford University Press, 2007.