L’intégration de l’aspect collectif de certains litiges dans le système anglais et dans l’ordre juridique international, par Vanessa Kurukgy

L’action de classe et l’actio popularis sont deux mécanismes distincts, mais qui ont un point commun essentiel : un aspect collectif qui s’accommode mal des procédures judiciaires mises en place dans les sphères nationale et internationale. Si le Royaume-Uni aspire à rendre ses procédures concernant l’action de classe plus efficaces par l’adoption de nouveaux procédés, l’actio popularis se heurte toujours à la résistance de la CIJ.

De prime abord, le développement d’une société de consommation et les relations de plus en plus étroites entre Etats n’ont rien en commun. Pourtant, ces deux phénomènes conduisent à des litiges qui ont du mal à trouver leur place en raison de leur aspect collectif. L’état embryonnaire de la législation anglaise sur les actions de classe et les hésitations, notamment en droit international, sur le statut de l’actio popularis reflètent cette difficulté. L’action de classe est régulièrement débattue dans l’Union européenne. Cette action peut être définie comme le rassemblement de plaintes émanant de plusieurs individus ayant subi un même dommage. L’aspect collectif se situe principalement au niveau de la procédure, qui regroupe plusieurs intérêts individuels similaires ou identiques. L’actio popularis est le cas de figure opposé. En effet, elle émane de la violation d’un droit collectif conféré à plusieurs entités et où l’une ou plusieurs de ces entités vont entamer une procédure pour obtenir réparation du préjudice subi du fait de la violation de l’intérêt collectif. C’est le ‘droit pour chaque membre de (la) collectivité d’intenter une action en justice pour la défense d’un intérêt public’ (CIJ - Sud-Ouest Africain - 1962). L’aspect collectif se situe donc au niveau de l’intérêt commun partagé et le problème qui se pose est celui de l’intérêt du demandeur pour agir. Ces deux procédures peinent à être appliquées. La raison essentielle est l’unité de référence autour de laquelle les règles de procédure sont construites. Les ordres juridiques internes et internationaux se sont construits pour défendre des intérêts individuels. Les systèmes nationaux ont été élaborés autour de l’individu. Les parties n’agissent que dans leur propre intérêt, et le bénéfice potentiel pour les autres est indirect. L’acceptation de l’actio popularis, dans l’ordre juridique international, se heurte au développement de cet ordre autour de l’Etat, ce qui est particulièrement visible avec la Cour Internationale de Justice (CIJ) où seuls les Etats peuvent être partie à un litige. Certaines tentatives ont été faites pour inclure des demandes collectives dans ces mécanismes conçus pour des plaintes individuelles. Pourtant, les sphères nationale et internationale ne progressent pas au même rythme dans ce domaine, car ces deux types d’action ont des raisons d’être différentes : dans le premier cas, les plaintes sont individuelles et regroupées pour des raisons pratiques, de célérité et de coût, alors que dans le second cas, la plainte déposée concerne un intérêt collectif. L’intérêt à agir peut n’être que partiellement commun, puisque le demandeur a souvent également un intérêt particulier (Voeffray). Dans ce contexte, quels progrès ont été faits pour permettre des actions collectives ?

L’innovation anglaise : le ‘Group Litigation Order’

Les pionniers de l’action de classe sont les Etats-Unis, qui ont permis en premier aux victimes d’un même dommage de se regrouper pour une action en justice. Au Royaume-Uni, l’action de classe trouve son origine dans la pollution aérienne de Manchester en 1985. Pour la première fois, les victimes d’un désastre se sont unies de façon coordonnée pour intenter une action en justice. Cette affaire a établi le modèle suivi depuis. L’un des arrêts récents les plus notoires est celui de la High Court of Justice (Haute Cour de Justice), Queens Bench Division (qui traite des affaires civiles) ‘Sam Boggle and others v McDonald’s Restaurants Limited’, du 25 mars 2002. En l’espèce, les requérants cherchaient à obtenir réparation à la suite de brûlures causées par des boissons chaudes servies dans ce restaurant. La Cour commence par analyser les faits de façon très précise, rappelant les évènements ayant conduit au préjudice. Elle dégage ensuite les questions ‘génériques’, c’est-à-dire les problèmes de droit communs à tous les demandeurs. Elle prend soin de préciser que ‘les requêtes sont séparées et distinctes, mais (qu’) elles ont plusieurs caractéristiques communes’. L’instrument clé d’une telle requête est le ‘Group Litigation Order’ (autorisation d’action de classe), issue des ‘Civil Procedure Rules’ de 1998 (Règles de Procédure Civile), Partie III, paragraphe 19 et suivants. Les parties souhaitant participer sont inscrites sur un registre. Les avocats des parties lésées doivent désigner un représentant pour coordonner les démarches. La Cour pourra alors accepter ou refuser que soit mis en œuvre une action de classe. En l’espèce, la Cour a admis la recevabilité d’une requête collective. Toutes les parties sont liées par la décision de la Cour. Cette procédure présente l’avantage non négligeable de réduire considérablement les frais de justice. Cet arrêt est un exemple de la place grandissante qu’occupe l’action de classe dans le système judiciaire anglais, puisque le juge accepte de traiter les différentes requêtes de façon collective. Mais cet arrêt montre aussi les réticences du juge anglais à être trop conciliant. On voit cette réticence dans le ton et dans la solution de l’arrêt. En effet, le juge rejette l’argument selon lequel les boissons étaient trop chaudes, au motif que les clients qui achètent ces produits sont des adultes conscients, et désireux, d’avoir des boissons servies chaudes, et non tièdes. Il refuse de tenir le restaurant responsable des brûlures des victimes. La réticence anglaise est accentuée par contraste avec une décision américaine, ‘Liebeck v. McDonald's Restaurants’ de 1994, où la demanderesse s’était vu attribuer plus de 600 000 dollars de dommages et intérêts. Le juge anglais n’est donc pas prêt à aller aussi loin que le juge américain. Outre la différence de culture juridique, cela peut s’expliquer par des raisons économiques. D’une part, le risque serait d’encourager les actions en justice, engorgeant un système déjà lent, et de déresponsabiliser les gens. D’autre part, cela aurait des répercussions significatives sur toutes les chaînes de restauration qui servent des boissons chaudes en suivant les mêmes procédés. En théorie, cette procédure pourrait être souhaitable dans le cadre international. Par exemple, si un Etat cause des dommages à l’environnement de plusieurs autres Etats, ces derniers pourraient se regrouper pour intenter une action en responsabilité devant la CIJ pour violation de l’obligation de ne pas causer de dommages transfrontaliers (Etats-Unis c/ Canada – Trail Smelter – 1941). Mais au vu des réticences dans les ordres nationaux, la transposition de ce système à l’échelle internationale paraît peut probable dans un futur proche.

Au Royaume-Uni, cette procédure vient des réflexions de Lord Woolf sur un système amélioré pour la mise en place de l’action de classe, avec trois objectifs principaux : permettre l’accès à la justice, mettre en place une procédure rapide, effective et adéquate, et trouver un équilibre entre les droits des parties et le droit à une action de groupe. Ce rapport de 1996 répond à une critique constante : l’utilisation des procédures existantes pour traiter des actions de classe ‘entraîne une érosion des droits procéduraux fondamentaux’ (Bloomberg et Slowinski), car elles manquent de cohérence. La procédure existante n’est donc pas satisfaisante. Des statistiques ‘accablantes’ (Clark) montrent que seuls trente pour cent des parties lésées s’inscrivent sur le registre (Mutherson). Une réforme est en cours pour permettre une plus grande efficacité, avec un système de retrait si une partie lésée ne veut pas être impliquée dans l’action de classe. Ce système de ‘opt-out’ accentue le rôle du juge dans la procédure. La crise économique a permis de relancer le débat. En effet, malgré les progrès, l’accès à la justice n’est toujours pas évident, et de nombreuses contraintes, notamment financières et temporelles, pèsent sur les demandeurs potentiels. Le fondement de cette action est donc une plus grande efficacité de la justice. Ce but pourrait également favoriser une admission de l’actio popularis. La possibilité d’intenter une action en justice sous cette forme permettrait notamment à des personnes avec peu de moyens d’être dédommagées par l’intermédiaire d’actions intentées par d’autres individus lésés. Cela serait en conformité avec la Convention de Aarhus de 1998, qui prône plus de justice sociale. Dans ces deux types de recours, le rôle du juge est décisif dans la mesure où la recevabilité de l’action dépend de lui.

Les hésitations sur le statut de l’actio popularis

Selon Bufferne, ‘le juge peut jouer un rôle structurant en régulant le fonctionnement de la société internationale’. Alors pourquoi la CIJ est-elle réticente à admettre qu’un groupe d’Etat agisse au nom de l’intérêt collectif ? Cette réticence peut paraître paradoxale, dans la mesure où l’idée de ‘groupe d’Etats’ existe en droit international. En effet, le XXe siècle a vu l’émergence d’organisations régionales. L’organisation de la Communauté européenne ‘permet d’identifier un seul acteur sur la scène internationale’ (OMC-Japon c/ CEE-1er novembre 1996).

La Cour admet aisément une action pour défendre un intérêt subjectif de l’Etat. Mais le doute subsiste lorsque le préjudice résulte de la violation d’une obligation internationale qui correspond à un intérêt de la Communauté internationale (contenu par exemple dans la Charte des Nations Unies). La Cour est pour le moins ambiguë sur la recevabilité d’une requête au nom de l’intérêt collectif par un ou plusieurs Etats. Les deux phases de l’affaire concernant le Sud-Ouest Africain et l’affaire Barcelona Traction en sont une illustration. Lorsque l’Afrique du Sud occupe la Namibie et y instaure un régime d’apartheid, le Libéria et l’Ethiopie décident de poursuivre cet Etat pour violation du mandat qui lui a été confié sur le territoire namibien. Cette action a lieu avec l’aval des Nations Unies, ‘en tant que porte-parole officieux de la Communauté internationale’ (Voeffray). En 1962, le juge McNair considère que tous les Etats qui faisaient partie de la Société des Nations (SDN) au moment de sa dissolution, ce qui était le cas du Libéria et de l’Ethiopie, avaient un intérêt à ce que le mandat soit exercé convenablement. L’article 7.2 qui permettait la saisine de la Cour Permanente de Justice Internationale était encore valable pour la CIJ. Cette dernière était donc compétente pour juger sur le fond. Le juge Winiarski considère pour sa part qu’il est douteux que les puissances qui ont établies les mandats se soient imposées une responsabilité juridique envers tous les autres Etats. Il soutient que les deux Etats demandeurs n’avaient pas qualité pour agir, car aucun de leurs droits subjectifs n’avait été atteint. Mais le 21 décembre 1962, une très faible majorité (huit voix contre sept) admet la recevabilité de l’action du Libéria et de l’Ethiopie : ‘les membres de la SDN ont un droit ou un intérêt juridique à ce que le mandataire (observe) ses obligations (…) à l’égard de la SDN et de ses membres’. Mais le 18 juillet 1966, lors de la deuxième phase du procès, la Cour décide qu’elle ne peut statuer sur le fond car les parties n’ont pas établi d’intérêt juridique suffisant. Ce retournement a été attribué au changement de composition de la Cour, mais semble contradictoire avec la position de 1962. Cette décision peut-elle être interprétée comme un rejet total de l’actio popularis ? Si l’arrêt concerne les mandats de la SDN, sa portée va plus loin. En effet, la Cour déclare l’action irrecevable au motif qu’aucun dommage n’a été subi directement par le Libéria ou par l’Ethiopie. Elle refuse ‘d’admettre une sorte d’actio popularis ou un droit pour chaque membre d’une collectivité d’intenter une action pour la défense d’un intérêt public. S’il se peut que certains systèmes de droit interne connaissent cette notion, le droit international tel qu’il existe ne la reconnaît pas et la Cour ne saurait y voir l’un des principes généraux du droit mentionnés à l’article 38 de son Statut’. La Cour admet, de façon dubitative, que l’actio popularis puisse exister dans certains systèmes nationaux. Mais selon Hsiung, les Cours anglo-saxonnes sont souvent confrontées à l’actio popularis (un des premiers exemples étant l’affaire Huntington v. Attrill – Privy Council of England – 1893). La question se pose de savoir si ce refus péremptoire de la CIJ est toujours valable. En effet, dans l’obiter dictum de l’arrêt Barcelona Traction du 5 février 1970, elle distingue entre les obligations erga omnes, c’est-à-dire celles qui incombent à tous les Etats et pour lesquelles tous les Etats ont un intérêt à agir, et celles qui ne concernent que certains Etats (paragraphes 34 et 35). Pour certains, la Cour ouvre la possibilité d’une actio popularis. Mais pour le juge Castro :‘le raisonnement (…) ne doit pas être considéré comme consacrant la reconnaissance de l’actio popularis en droit international’. La question reste donc ouverte, et il faudrait un nouveau cas pour que la Cour tranche.

L’actio popularis est une question d’actualité. Le droit belge par exemple admet l’actio popularis dans certains cas, mais la plupart du temps , ‘pour être admis à ester en justice, il faut avoir été lésé directement et personnellement dans ses intérêts propres’ (Civ Bruxelles – octobre 2001). Cela démontre que les systèmes nationaux, bien que plus enclin à admettre l’actio popularis que le droit international, y trouve les mêmes réticences et les mêmes difficultés. Le fait que les juridictions de Common Law admettent plus facilement ce type d’action peut paraître paradoxal dans la mesure où cette action a été créée par le Droit romain pour permettre à un individu d’intenter une action en justice pour la protection d’un intérêt public. C’est cette action qui a été ‘transposée’ avec la création de juridictions internationales. Bufferne affirme que ‘le droit international se prête plus que n’importe quel autre droit à l’utilisation comme élément du discours politique’. La Charte des Nations-Unies établit clairement que les aspects politiques de litiges internationaux appartiennent au Conseil de Sécurité ou à l’Assemblée Générale. Les aspects légaux doivent être décidés par la CIJ. Comment faire lorsqu’une réponse collective s’impose à une situation donnée et que la politique reste inerte ? La Cour peut-elle se permettre un ‘activisme judiciaire’ sur le modèle des Cours américaines ? Elle ne se l’autorise pas, mais cela pourrait avoir un intérêt, par exemple en droit international de l’environnement. On prend de plus en plus conscience que les problèmes environnementaux affectent tous les Etats, plus ou moins directement. Il pourrait être utile de disposer d’un mécanisme qui permette à un ou plusieurs Etats de saisir une juridiction internationale au nom d’un intérêt commun à un environnement sain, reconnu lors des Conférences de Stockholm et de Rio. La chambre spécialisée en Droit de l’environnement (Article 26§1 du Statut de la CIJ) n’a jamais été utilisée, alors que la possibilité d’une actio popularis pourrait apporter une solution à un problème grandissant.

Bibliographie

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