L’utilisation de smartphone privé sur le lieu de travail

Résumé : L'utilisation par les salariés de leur smartphone privé sur leur lieu de travail pose de nombreux problèmes en France comme en Allemagne. L'employeur peut-il interdire leur usage ou doit-il respecter une certaine marge de tolérance? Avec le développement du phénomène du  "Bring Your Own Device" apparait également la problématique de la distinction entre les données privées et professionnelles contenues dans le smartphone ainsi que celle du risque d'une connexion professionnelle permanente du salarié.

 

Introduction

Que ce soit en France ou en Allemagne, une grande partie des salariés possède un smartphone. Ceux-ci peuvent être amenés à l'utiliser sur leur lieu de travail pour leur usage personnel, afin de recevoir des messages, emails,  appels ainsi que de consulter des pages internet ou encore d’utiliser différentes applications.  Ainsi se pose la question de la possibilité de contrôle et de réglementation de cette pratique par l’employeur du fait d’une éventuelle perte de concentration et donc d’une perte de productivité du salarié. 

Avec le développement du phénomène « Bring Your Own Device » (BYOD), les salariés peuvent également être amenés à utiliser leur appareil privé à des fins professionnelles. Cette pratique est encouragée par de nombreuses entreprises du fait d’une productivité accrue ainsi que des économies réalisées, n'ayant pas besoin d'équiper eux mêmes leurs employés.

Nous verrons ici quels sont les risques d’une telle utilisation du fait de la difficulté de faire la différence dans la nature des données enregistrées sur le terminal privé du salarié, ainsi que la complexité de distinguer entre vie professionnelle et vie privée du salarié du fait d’une connexion permanente.  

 

  1. Smartphone et usage privé
  1. Possibilité de l'interdiction d'une utilisation du smartphone pour usage privé sur le lieu de travail

En France, une interdiction totale serait contraire au principe énoncé à l'article L 1121-1 du Code du travail portant sur la non-restriction au droit des personnes et des libertés individuelles et collectives[1]. Une exception à ce principe peut tout de même être envisagée à partir du moment où cette restriction est justifiée par la nature de la tâche à accomplir. Une interdiction du fait de la nature de certains emplois est également envisageable, celle-ci est à inclure dans le règlement intérieur de l’entreprise. L’employeur doit également veiller à rappeler cette disposition dans le contrat de travail[2].

A l’inverse, en Allemagne, l'employeur semble avoir un pouvoir accru. Celui-ci a la capacité d'interdire toute utilisation privée d'internet depuis un ordinateur professionnel aux salariés[3], et peut également interdire l’utilisation d’un téléphone portable privé[4]. Du fait de son contrat, le salarié est tenu d’accomplir son travail de manière assidue pendant son temps de travail. Il ne peut décider seul de l’interrompre afin de s’adonner à des occupations privées, il se doit de respecter la réglementation des pauses.  L’employeur n’a pas à supporter le fait qu’un salarié poursuive des occupations privées pendant le temps de travail pour lequel il est rémunéré. L’employeur peut donc selon le § 106 GewO, du fait de son droit de direction interdire aux salariés l’utilisation de leur smartphone à des fins privées pendant le temps de travail[5]. Un manquement à une telle interdiction pourra être vu dans certains cas extrêmes comme une faute grave dans le sens du § 626 I BGB[6].

 

  1. Une marge de tolérance ?

En France, hormis certaines exceptions liées à la nature de l’emploi, en cas d’une utilisation raisonnable de leur smartphone à des fins personnelles pendant le temps de travail et en dehors des pauses, aucune faute ne peut être reprochée aux salariés. La signification du terme « raisonnable » s’apprécie par rapport au temps qui est consacré à l’utilisation de tels outils au détriment du travail[7] La Chambre criminelle de la Cour de Cassation, le 19 juin 2013 a considéré que constituait un abus de confiance le fait qu’un salarié utilise son temps de travail à des fins autres que celles pour lesquelles il perçoit une rémunération de son employeur[8].

A la différence de la consultation de pages internet par un salarié pour un usage privé depuis un ordinateur professionnel, l’employeur n’a pas la capacité matérielle de pouvoir contrôler l’historique de navigation ou le temps passé à surfer sur son smartphone. La preuve d’une utilisation abusive pourrait donc émaner de témoins oculaires[9].

En Allemagne,  le BAG (Tribunal fédéral du travail) a estimé que le fait qu'un médecin chef passe de courts appels téléphoniques privés pendant une opération représentait une violation d’obligation contractuelle (BAG, NZA 2013, 319)[10] mais ne justifiait pas directement un licenciement en l’absence d’un avertissement antérieur. En revanche, s’il y avait déjà eu un avertissement, le licenciement aurait été considéré comme valable. De la même manière, si un salarié a une obligation de surveillance, comme par exemple un agent de sécurité d'une usine chimique (BAG, NZA 2006, 98), il peut être licencié en cas d’une utilisation privée d’internet, du fait de l’impossibilité d’être concentré en même temps sur sa mission[11].  Mais si aucune règle n’interdit l’utilisation de smartphone, et qu’il n’existe aucune réglementation claire, l’employeur doit tolérer une utilisation « socialement acceptable », celle-ci s’élevant à dix minutes par jour (LAG Köln, NZA 2006, 106)[12].  

En France, une interdiction pure et simple du smartphone doit être exceptionnelle, elle est uniquement possible pour certains types de professions ou de missions. Mais mises à part ces exceptions, une certaine tolérance doit être observée afin de respecter la vie personnelle du salarié sur son lieu de travail, comme cela a été consacré par la Chambre sociale de la Cour de cassation dans son arrêt « Nikon » de 2001[13]. En Allemagne l’employeur a quant à lui la capacité d’interdire complètement l’utilisation du smartphone pendant le temps de travail.

Il reste qu’un usage disproportionné du smartphone par le salarié, aussi bien en France qu’en Allemagne peut conduire à des sanctions, voire à un licenciement[14].

 

  1. Smartphone privé et usage professionnel
  1. La problématique de la distinction entre données privées et professionnelles

L’utilisation d’appareils privés à des fins professionnelles entraine un mélange de données privées et professionnelles, comme c’est le cas par exemple du répertoire téléphonique[15]. Il devient donc très difficile de cerner la frontière entre données privées et données professionnelles.

Dans les deux pays, l'employeur doit tout d’abord donner son autorisation à l'utilisation de smartphones privés à des fins professionnelles dans son entreprise du fait de la sensibilité des données pouvant y être enregistrées[16].

A son article 8, la convention européenne des droits de l'Homme dispose que " toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance".

En France, l'arrêt Nikon du 2 octobre 2001 interdit à l'employeur de prendre connaissance des données personnelles stockées sur un ordinateur professionnel d'un salarié sans qu’il soit présent. Un dossier informatique qui n'est pas clairement identifié comme étant strictement personnel est librement consultable par l'employeur. La seule dénomination « Mes documents»  donnée à un dossier créé par le salarié à l'aide de l'outil informatique mis à sa disposition pour les besoins de son travail ne lui confère pas un caractère personnel, de sorte que l'employeur est en droit de l'ouvrir en dehors de la présence de l'intéressé (Soc. 10 mai 2012)[17].  Si le contrôle sur des appareils mis à la disposition du salarié parait légitime, qu’en est-t-il des appareils appartenant au salarié, tel son smartphone privé?[18] Les données enregistrées sur un ordinateur professionnel sont présumées professionnelles, en serait-il de même pour un smartphone privé ? Dans certains cas de figure, l'employeur peut être autorisé à contrôler un matériel personnel que le salarié utilise sur son lieu de travail à des fins en apparence professionnelle. En effet, il a été admis que l’employeur pouvait, même en l’absence du salarié,  accéder aux fichiers contenus dans une clé usb appartenant à celui-ci et connectée à son ordinateur de travail, n’étant pas identifiés comme personnels[19]. Le contrôle des dossiers à apparence professionnels contenus dans un smartphone personnel connecté de la même manière qu’une clé usb à un ordinateur professionnel pourrait alors également être envisageable[20].

En Allemagne, selon le § 1 II Nr.3 BDSG, un employeur est soumis à  la loi fédérale de protection des données. Même si un salarié utilise son terminal privé à des fins professionnelles et que des données professionnelles y sont enregistrées, celui ci reste un terminal privé. L’employeur ne peut donc pas avoir accès à l’appareil sans le consentement du salarié[21]. Si le salarié est amené à quitter l’entreprise, celui-ci sera, selon le § 667 BGB obligé de remettre les données professionnelles enregistrées sur son smartphone privé à l’employeur telles que les contacts, ou autres données appartenant à l’entreprise[22].

 

  1. Le risque accru d’une connexion permanente

Le BYOD, du fait que l’outil personnel est utilisé en tant qu’outil professionnel, participe au développement d’une connexion professionnelle permanente, et empiète ainsi sur la vie privée du salarié. Les frontières entre travail et temps libre se diluent en grande partie du fait de l'utilisation de smartphones, ceux ci rendant les salariés joignables autant les soirs que les weekends et pendant leurs vacances[23].

Autrement qu'avec un téléphone professionnel, le salarié a un intérêt personnel à laisser son téléphone personnel allumé pendant son temps libre. Avec le BYOD, le risque de dépassement du temps de travail légal est donc accru.

En Allemagne, selon le § 3 ArbZG, le temps de travail ne doit normalement pas dépasser 8 heures de travail par jour. Il peut tout de même être porté à 10 heures si jamais la moyenne des heures travaillées en 24 semaines ne dépasse pas 8 heures par jour travaillé. Un manquement par l’employeur à ce paragraphe constitue une infraction selon le § 22 ArbZG. Néanmoins il convient de remarquer que le seul fait d’être joignable n’est pas considéré comme du temps de travail selon l’ArbZG. C’est seulement lorsque le salarié, une fois appelé,  est ensuite amené à travailler, que cela est considéré comme du temps de travail[24].

En France, un salarié peut prétendre à être rémunéré pour ses heures supplémentaires accomplies depuis son smartphone. Par une décision du 1er juillet 2009, la Chambre sociale de la Cour de cassation a estimé qu’un éducateur qui répondait en dehors de son temps de travail aux appels afin de pallier à l'absence de permanence téléphonique de la structure qui l'employait, devait être indemnisé en application des articles L 3121-5 et suivants, au titre du régime de l’astreinte. Une compensation financière sous forme de repos devait donc être attribuée au salarié[25].

 

En réponse à ces problématiques, dans les deux pays, les syndicats et certaines entreprises cherchent des solutions. En Allemagne, suite à un accord d’entreprise de Volkswagen certains cadres bénéficient d’une trêve de réception d’e-mails, et ce, une demi-heure après la fin de la journée de travail et sont de nouveau joignable par mail une demi-heure avant l’heure de début de travail du prochain jour[26]. Le syndicat IG Metall souhaite d’ailleurs faire prévaloir davantage le principe selon lequel, terminer sa journée de travail et avoir du temps libre est un droit[27].  En France, la CFDT et la CGC ont mené un projet qui a abouti à poser le principe d'une obligation de déconnexion des outils de communication à distance chez les cadres[28]. Si ce dispositif venait à entrer en vigueur, les salariés pourraient, à l’image de certains salariés allemands, se déconnecter de leurs outils professionnels une fois la journée de travail terminée.




[1] J. Bréant, l'utilisation du téléphone et du smartphone au travail, 28/03/2014,  http://www.breant-avocat.com/l-utilisation-du-telephone-et-du-smartphone....

[2] J. Bréant, l'utilisation du téléphone et du smartphone au travail, 28/03/2014,  http://www.breant-avocat.com/l-utilisation-du-telephone-et-du-smartphone....

[3] Hegewald, Internet- und E-Mail-Nutzung am Arbeitsplatz,  Münchener Anwaltshandbuch IT-Recht, 3. Auflage 2013.

[4] Howald, Kündigung bei privater Nutzung von Handy und Internet öAT 2014, p.50.

[5] Stück, Smartphones im Betrieb - eine arbeitsrechtliche Herausforderung, ArbrAktuell 2014, p.163.

[6] Howald, Kündigung bei privater Nutzung von Handy und Internet öAT 2014, p.50.

[7] Editions Francis Lefebvre – Rédaction sociale, L'usage du téléphone personnel au travail 06/02/2014, http://business.lesechos.fr/directions-ressources-humaines/partenaire/pa....

[8] J. Bréant, l'utilisation du téléphone et du smartphone au travail, 28/03/2014,  http://www.breant-avocat.com/l-utilisation-du-telephone-et-du-smartphone....

[9] Fidal le blog,  Smartphone au travail : comment éviter que l’entreprise ne se transforme en une gigantesque salle de jeu ?, http://www.fidal-avocats-leblog.fr/2013/09/smartphone-au-travail-comment....

[10] Stück, Smartphones im Betrieb - eine arbeitsrechtliche Herausforderung, ArbrAktuell 2014, p.164.

[11] Howald, Kündigung bei privater Nutzung von Handy und Internet öAT 2014, p.49.

[12] Stück, Smartphones im Betrieb - eine arbeitsrechtliche Herausforderung, ArbrAktuell 2014, p.163.

[13] Fidal le blog,  Smartphone au travail : comment éviter que l’entreprise ne se transforme en une gigantesque salle de jeu ?, http://www.fidal-avocats-leblog.fr/2013/09/smartphone-au-travail-comment....

[14] Günther/Nolde: Außerordentliche Kündigung wegen privater Nutzung eines Diensthandys ArbRAktuell 2012, p.599.

[15]Süddeutsche Zeitung, Gefährliche Mischung: Private Technik für den Job nutzen, 14/04/2014, http://www.sueddeutsche.de/news/karriere/arbeit-gefaehrliche-mischungpri....

[16] Vogel, Streitthema: Privates Smartphone und Tablet beruflich nutzen, http://karriere-journal.monster.de/beruf-recht/arbeitsrecht/privates-sma....

[17] J. Siro, Dalloz actualité 22 mai 2012, Le dossier intitulé « Mes documents » n'est pas personnel.

[18] A. Astaix, Les outils personnels des salariés : quelle confidentialité? 1/06/2012, Dalloz Actualité.

[19] Décision de la chambre sociale de la Cour de cassation du 12 février 2013.

[20] Editions Francis Lefebvre – Rédaction sociale, L'usage du téléphone personnel au travail 06/02/2014, http://business.lesechos.fr/directions-ressources-humaines/partenaire/pa....

[21] Süddeutsche Zeitung, Gefährliche Mischung: Private Technik für den Job nutzen, 14/04/2014, http://www.sueddeutsche.de/news/karriere/arbeit-gefaehrliche-mischungpri....

[22] Göpfert/Wilke, Nutzung privater Smartphones für dienstliche Zwecke, NZA 2012, p.769.

[23] Von Steinau-Steinrück, Smartphone versus Arbeitsrecht, NJW-Spezial 2012, p.178.

[24] Hegewald, Internet- und E-Mail-Nutzung am Arbeitsplatz,  Münchener Anwaltshandbuch IT-Recht, 3. Auflage 2013.

[25] Lepoint.fr, Doit-on répondre au téléphone et aux e-mails en dehors des heures de travail ?, 27/09/2011 http://www.lepoint.fr/high-tech-internet/doit-on-repondre-au-telephone-e....

[26] Spiegelonline, 23/12/2011, Blackberry-Pause: VW-Betriebsrat setzt E-Mail-Stopp nach Feierabend durch, http://www.spiegel.de/wirtschaft/service/blackberry-pause-vw-betriebsrat....

[27] Süddeutsche Zeitung, IG-Metall-Chef fordert Verbot von Mails und SMS nach Feierabend, 29/11/2013.http://www.sueddeutsche.de/wirtschaft/detlef-wetzel-ig-metall-chef-forde....

[28] Le Figaro, Un «droit à la déconnexion» à l'étude pour les cadres, 07/04/2014, http://www.lefigaro.fr/vie-bureau/2014/04/07/09008-20140407ARTFIG00292-u....