LA CHASSE AUX PRIX EST OUVERTE - Analyse de la législation russe sur les prix prédateurs au vu de la décision N° A40-156 748/09-139-1081 du Tribunal d'arbitrage de la ville de Moscou

« Price competition is the essence of free and open competition. It favours more efficient firms and it is for the benefit of consumers both in the short and the long run. Dominant firms not only have the right but should be encouraged to compete on price » (Avis de l’avocat général Fennelly du 29 octobre 1998 dans les affaires jointes C-395/96 P et C-396/96 P, Compagnie Maritime Belge Transports SA, Compagnie maritime belge SA and Dafra-Lines A/S v Commission). Cette citation tirée des conclusions de l'avocat général Fennelly dans l'affaire Compagnie Maritime Belge présente la concurrence par les prix comme un phénomène naturel qu'il faut encourager car il bénéficie aux consommateurs et privilégie les entreprises les plus efficaces. Toutefois, cette affirmation est à nuancer car toute concurrence par les prix n'est pas forcément légitime ni favorable aux consommateurs. Dans un premier temps certes, les consommateurs accueilleront très favorablement une forte baisse des prix de la part d’une entreprise. Mais le revers de la médaille est qu'une très forte augmentation des prix peut s'en suivre. En effet, la forte baisse des prix peut entraîner l'éviction d’une partie des concurrents du marché, incapables de s'aligner sur les nouveaux prix et en dissuader d'autres à entrer sur ce marché. Une fois ses concurrents écartés (ou définitivement découragés à entrer sur le marché), l’entreprise à l’origine de la baisse des prix peut ensuite fortement les augmenter. La joie du consommateur aura donc été de courte durée. Bien souvent, il n’aura même pas le choix d’aller chez des concurrents car ceux-ci auront été contraints de quitter le marché. Cette pratique lorsqu’elle a été mise en place sciemment dans l’objectif d’évincer des concurrents ou de les dissuader d'entrer sur le marché est appelée « prédation » ou « prix prédateur ». Le Conseil de la concurrence français la définit comme « une pratique tarifaire consistant, pour un opérateur dominant, à vendre en dessous de ses coûts de production dans le but d’éliminer ou d’affaiblir ou de discipliner ses concurrents sous réserve de la possibilité de récupérer à terme et sous quelque forme que ce soit les pertes accumulées délibérément » (Affaire Wanadoo SA. Décision du Conseil de la Concurrence du 13 mai 2004 concernant l’exécution de la décision n° 00-MC-01 du 18 février 2000 relative à une demande de mesures conservatoires présentée par la société 9 Télécom Réseau).  

La décision du Tribunal d'arbitrage de la ville de Moscou (juridiction de droit commun compétente pour tous les litiges d'ordre économique en Russie) en date du 8 février 2010 traite précisément de la question des prix prédateurs. Le droit russe prévoit deux catégories de prix prédateurs : d’une part ceux concernant les services financiers, appelés « prix bas injustifiés pour des services financiers », et d’autre part ceux concernant les autres biens et services, appelés « prix bas de monopole ».

Dans la décision étudiée, le fournisseur d'accès aux chaînes télévisées AKADO (ci-après la « Société ») a fait l'objet d'un contrôle de la part du Département de la ville de Moscou du Service Fédéral Antimonopole (ci-après l' « UFAS ») après qu'un grand nombre d'habitants du District Sud Est de Moscou (ci-après le « DSE de Moscou ») se soient plaints d'une très forte augmentation du prix de leur abonnement télévisé. Le contrôle de l’UFAS a porté sur les prix fixés par la Société au cours de l'année 2008. Après avoir mené son enquête, l’UFAS a condamné la Société pour avoir fixé des prix prédateurs sur les 6 premiers mois de l'année 2008. La Société a ensuite fait appel de cette décision devant le Tribunal d'arbitrage de la ville de Moscou. Le Tribunal n'a pas fait droit à l'appel de la Société. Cette dernière s'est ensuite pourvue en appel de la décision du Tribunal, puis en cassation et finalement en nadzor (la quatrième et dernière instance dans le système judiciaire russe). La société a été déboutée de ses demandes au cours de chacune de ces instances. La décision du Tribunal d'arbitrage de la ville de Moscou est particulièrement intéressante à étudier car elle est l'un des rares exemples d'application du mécanisme de prix prédateur par la jurisprudence russe. Le peu de décisions concernant les prix prédateurs en Russie peut en partie s'expliquer par le fait que le droit de la concurrence y est un droit encore relativement jeune (avant la chute de l'URSS et l'adoption de la première loi sur la concurrence en 1991, la notion même de concurrence était encore totalement inconnue). Mais aujourd'hui, le marché russe est bel et bien ouvert à la concurrence et l'adhésion récente du pays à l'OMC devrait entraîner une ouverture encore plus forte de son marché aux entreprises étrangères. Les firmes russes dominant leur marché local et souvent soutenues par les autorités publiques seront peut-être tentées de baisser fortement leur prix afin de dissuader leurs concurrents étrangers, souvent plus efficaces et innovants, de pénétrer sur le marché russe. Il semble donc que l'étude de ce mécanisme présente un intérêt certain au vu de l'actualité économique et juridique en Russie.

Une comparaison avec la France peut être enrichissante car le droit français de la concurrence a connu un essor important au cours de ces dernières années, notamment sous l’influence du droit communautaire. La question des prix prédateurs précisément, est devenue un sujet de discussion et de débat intenses entre la doctrine juridique et économique française, contribuant à rendre son étude dans le cadre de l’analyse économique du droit encore plus attrayante.

Il est utile avant d'aborder l'étude des prix prédateurs (forme de concurrence par les prix) de placer cette notion dans le contexte général de la concurrence. La concurrence, phénomène naturel et inhérent à tout marché, peut être définie comme un « processus dynamique de sélection des firmes les plus efficaces, pouvant conduire le cas échéant à l'élimination de certains concurrents » (Emmanuel Combe, La politique de la concurrence ; La Découverte, 2010, 2ème edition). Les règles de concurrence dictées par l'Etat ne visent pas à empêcher la « sélection naturelle » des concurrents pouvant conduire à l'éviction de certains d'entre eux, mais plutôt à encadrer ce processus de sélection, afin de s'assurer qu'il profite aux consommateurs, à la fois en terme de prix, de qualité et de variété de l'offre. Il s'agit pour l'Etat de s'assurer que la position de force d'une entreprise est le résultat de sa supériorité intrinsèque par rapport à ses concurrents (en terme d'innovation, de qualité, de processus organisationnels etc.) et non celui d'une action délibérée de sa part visant à les exclure. Dans une hypothèse de concurrence par les prix, il convient de se poser la question suivante : quels sont les critères d'identification et le raisonnement appliqués par le juge pour déterminer si une baisse de prix mise en œuvre par une entreprise dépasse le jeu normal de la concurrence et est susceptible de sanction ?

La décision étudiée offre une exposition claire du raisonnement du juge russe en matière de prix prédateurs. Cette décision peut s'analyser en suivant le raisonnement du juge qui s’attache dans un premier temps à constater la position dominante de la Société sur son marché (I), puis à qualifier de « prix bas de monopole » le prix qu’elle pratique (II), avant de procéder à l’aide de ces deux éléments à la qualification de la prédation sur le fondement de l'abus de position dominante (III).

I. La constatation de la position dominante de la Société

En droit russe comme en droit français, la sanction de la pratique de prédation repose sur le fondement de l’abus de position dominante. Il ne peut donc pas y avoir de prédation si l’existence d’une position dominante n’est pas établie. Ce raisonnement paraît tout à fait logique pour les juristes mais est critiqué par une partie de la doctrine économique. En effet, beaucoup d’économistes appréhendent la prédation comme s’il s’agissait d’une qualification autonome et ne comprennent pas pourquoi il est nécessaire d’établir préalablement l’existence d’une position dominante. Ce courant de pensée ne perçoit pas la prédation comme une sous-catégorie de l’abus de position dominante.

La méthode de qualification de la position dominante est relativement semblable en droit français, influencé en cela par le droit communautaire, et en droit russe. Les juges des deux pays apprécient la position dominante par le biais d’une démarche rétrospective (et non prospective comme lors d’un contrôle des concentrations). Ils vont dans un premier temps procéder à une délimitation du marché (A) et ensuite mesurer la position dominante de l’entreprise en question (B).

A. La délimitation du marché pertinent (relevant market)

Dans la décision étudiée, l'UFAS définit le marché sur lequel portera son analyse comme étant celui de la fourniture d'accès aux chaînes de télévision publiques gratuites. La Société conteste ce point et estime que le marché pertinent est celui de la fourniture d'accès aux chaînes de télévision publiques gratuites mais aussi commerciales payantes. Il est évident que la Société cherche ici à étendre au maximum le marché pertinent dans l'espoir que cela permette ensuite de diluer sa part sur ce marché. En effet, plus le marché pertinent est grand, plus il y a de chance qu'il y ait d'autres concurrents et que la part de marché de l'entreprise accusée de prédation soit faible. L'UFAS confirmée par le juge rejette cet argument. L'UFAS et le juge estiment qu'il s'agit là de deux marchés distincts pour deux raisons : les deux services ne sont pas interchangeables et les consommateurs sont forcés d'être connectés au câble donnant accès à la télévision publique pour pouvoir souscrire à un abonnement aux chaînes payantes.

La délimitation géographique du marché

Cette délimitation est primordiale car elle aussi influe fortement sur la part de marché qui sera attribuée à l'entreprise accusée de prédation. Plus le territoire géographique du marché pris en considération est étendu, plus la part de marché a des chances d'être faible. La délimitation géographique arrêtée par le juge n'a pas été contestée par AKADO en l'espèce. Le juge a retenu comme délimitation territoriale les réseaux de communications installés par AKADO et deux de ses concurrents dans le DSE de Moscou car c'est de ce quartier que venaient l'ensemble des plaintes enregistrées par l'UFAS.

B. Le calcul de la part de marché

En droit français, comme en droit russe, la part de marché joue un rôle central dans la détermination d’une position dominante. La notion de position dominante et, à travers elle celle de part de marché, fait l’objet d’une définition bien plus précise dans la Loi de la Fédération de Russie N° 135-FZ « Sur la protection de la concurrence » du 26 juillet 2006 (la « Loi sur la protection de la concurrence ») que dans le Code de commerce français. Ainsi, la loi russe énonce expressément quels sont les seuils qui permettent de qualifier une position de dominante. Selon l’article 10 de la Loi sur la protection de la concurrence, il est présumé qu’une entreprise ou un groupe d’entreprises domine un marché lorsque sa part de marché dépasse les 50%. Lorsque la part de marché est située entre 35% et 50%, la qualification de position dominante peut être retenue en fonction de la part de marché des autres concurrents, des barrières à l’entrée sur le marché et de la stabilité de la part de marché de l’entreprise en question. La loi prévoit deux cas dans lesquels une entreprise peut être considérée comme étant en position dominante lorsqu’elle possède une part de marché de moins de 35% : (i) lorsque cette part est supérieure à celle de ses concurrents et que l'Organe Antimonopole fédéral russe (le « FAS ») estime que l’entreprise a le pouvoir d’influencer significativement les conditions générales du marché (prix, barrières etc.) ; (ii) lorsque la loi le prévoit expressément. Il est intéressant de noter que le FAS tient un registre des entreprises ayant une part de marché supérieure à 35%. Une entreprise inscrite dans ce registre fera l'objet de contrôles plus fréquents et plus poussés de la part des autorités régulatrices.

Le droit français s’est lui surtout inspiré des critères posés par la jurisprudence communautaire pour définir la position dominante. Contrairement au droit russe, aucune disposition législative française n’indique expressément de seuil de qualification d’une position dominante. Il est intéressant de noter que dans un arrêt Métro en 1977 la CJCE énonce que des parts de marché entre 5 et 10% excluent en règle générale l’existence d’une position dominante. Le droit russe est moins catégorique comme il l’a été montré ci-dessus, puisqu’il ne définit pas de seuil minimal pour qualifier une position dominante sur un marché. En revanche, le seuil à partir duquel la position dominante est présumée est le même en droit communautaire qu’en droit russe. Selon l’arrêt AKZO rendu par la CJCE en 1991, l’entreprise est présumée en position dominante lorsqu'elle possède 50% des parts de marché.

Dans l'arrêt étudié, l'UFAS a calculé qu'AKADO disposait d'une part de marché de 99,15% sur le marché de la fourniture d'accès aux chaînes de télévision publiques gratuites dans le DSE de Moscou. Considérant la part de marché d'AKADO, sa position dominante sur ce marché est donc présumée. Il ne fait pas de doute que dans le cas de l'espèce, un juge français ou communautaire aurait également qualifié la position d'AKADO de dominante sur son marché.

Une fois déterminée la position dominante de l'entreprise, le juge russe va procéder de la même manière que ses homologues français et communautaires, et se pencher sur la question la plus épineuse de la qualification de la prédation : la détermination du prix prédateur (ou « prix de monopole » pour utiliser le terme exact de la Loi sur la protection de la concurrence).

II. La qualification du prix pratiqué par la Société

Comme l'explique Emmanuel Combe dans son ouvrage La politique de la concurrence, les autorités antitrust se sont longtemps appuyées sur la règle d'Areeda et Turner (1975) pour déceler la prédation. Selon cette règle, si le prix est inférieur au coût marginal de court terme, le comportement prédateur est présumé. Toutefois, le coût marginal étant souvent complexe à calculer, les autorités antitrust ont eu recours à d'autres tests de coûts pour évaluer les prix.

En droit communautaire, le test de coût introduit en 1991 par la CJCE dans l'arrêt AKZO fait figure de référence. Dans cet arrêt la Cour a énoncé que lorsque le prix était inférieur à la moyenne des coûts variables, la prédation était présumée. Lorsque les coûts sont inférieurs au coût total moyen mais supérieurs au coût variable moyen, il appartient au juge de démontrer par un faisceau d'indices que la baisse des prix s'inscrit « dans le cadre d'un plan ayant pour but d'éliminer un concurrent ».

Le juge russe agit quelque peu différemment. Dans l'affaire AKADO, l'UFAS suit un raisonnement en deux étapes pour déterminer la prédation. Il analyse d’abord l’évolution des prix fixés par la Société (A), et procède ensuite à la qualification du « prix bas de monopole » (B).

A. Une augmentation des prix démesurée

L'UFAS dresse dans un premier temps un rapide historique de l’évolution des prix fixés par la Société ainsi que de sa position sur le marché. Entrée sur le marché en novembre 2007, la Société comptait seulement 228 abonnés dans le DSE de Moscou au mois de décembre de la même année. En janvier 2008, 408 102 personnes avaient déjà souscrit aux services de la Société dans ce quartier (cela représentait 55,2% de l'ensemble des clients de la Société). Au cours de la période du 1er janvier 2008 au 1er juillet 2008, la Société avait offert aux habitants du DSE de Moscou un accès aux chaînes de télévision publiques gratuites pour 43 roubles par mois (soit 1,07 €). A compter du 1er juillet 2008 ce service avait été facturé à 70 roubles par mois (soit 1,75 €) et à partir du 14 juillet 2008 à 90 roubles par mois (soit 2,25 €). La Société justifie cette augmentation de prix par le fait que le prix initial de 43 roubles avait été fixé par un opérateur sur le même marché en 2004 et qu’elle avait décidé de conserver ce prix dans les premiers temps. Toutefois, ce prix ne permettant pas d'avoir une activité rentable (la Société perdait 15,54 roubles mensuellement par abonné dans le DSE de Moscou), la Société explique qu'elle a été contrainte d'augmenter le prix de son service au mois de juillet 2008. C'est cette forte augmentation de prix (en six mois le prix a plus que doublé) qui a été à l'origine des plaintes déposées à l'UFAS par des habitants du quartier.

 B. Un prix qualifié de « prix bas de monopole »

En vertu de l'article 7 de la Loi sur la protection de la concurrence russe, un prix est considéré comme prédateur s'il est (i) inférieur au coût de production du bien / service en question et (ii) inférieur aux prix fixés par les entreprises concurrentes sur le marché.

D'après les calculs de l'UFAS, le prix pratiqué par la Société dans le DSE de Moscou lui a fait perdre 8 964 901 roubles (soit environ 225 000 €) sur les six premiers mois de l'année 2008. L'UFAS explique que le prix était donc inférieur aux coûts de production du service. La première condition posée par l’article 7 de la Loi sur la protection de la concurrence est ainsi vérifiée. On peut faire ici la remarque que le test de coût semble occuper une place moins importante dans la procédure de qualification de prix prédateur en droit russe qu'en droit français ou communautaire. En effet, le juge russe détaille peu sa méthode de calcul.

L'UFAS explique en outre que les prix des abonnements mensuels auprès des principaux concurrents de la Société dans les autres quartiers de Moscou s'élèvent à 95 roubles (soit 2,38 €), 100 roubles (soit 2,5 €) et 143 roubles (soit 3,6 €). Les prix de la Société sont donc nettement inférieurs à ceux pratiqués par ses concurrents. En outre, la Société fait payer 90 roubles (soit 2,25 €) pour le même abonnement dans les neuf autres quartiers de la ville où elle est présente.

Les deux conditions de l'article 7 de la Loi sur la protection de la concurrence sont réunies. Le prix prédateur est caractérisé. Contrairement au juge français, le juge russe ne se soucie guère, à ce stade de son raisonnement, de l'intention de l'entreprise en position dominante qui fixe le prix bas. Une fois qu'il a qualifié la position dominante, il cherche simplement à déterminer si le prix est un « prix bas de monopole ». Ainsi le juge a simplement établi le prix bas de monopole et la position dominante. C'est l'article 10 de la Loi sur la protection de la concurrence qui va servir de fondement à la sanction de la prédation.

III. La qualification de la prédation sur le fondement de l'abus de position dominante

Comme il l'a déjà été énoncé ci-dessus en droit français et en droit russe la qualification de la prédation repose sur le fondement de l'abus de position dominante. Il y a cependant une différence dans la qualification de la prédation entre les deux systèmes juridiques. Le juge français va chercher à établir séparément une position dominante, un prix prédateur et un abus de la position dominante (lien ente le prix bas et la position dominante). Le juge russe va lui seulement établir la position dominante et le « prix bas de monopole » et pourra ensuite caractériser la prédation sur le fondement de l'abus de position dominante.

En vertu de l'article 10 de la Loi sur la protection de la concurrence l'abus de position dominante est notamment caractérisé lorsqu'une entreprise en position dominante fixe un « prix bas de monopole » sur un marché et que cela a ou peut avoir pour effet de réduire l'intensité concurrentielle du marché.

Il est intéressant de noter que l'intention de l'entreprise prédatrice est abordée de manière différente par les juges français et russes. Le juge français se référant pour cela à la jurisprudence communautaire estime que l'intention prédatrice est présumée lorsque le prix est inférieur à la moyenne des coûts variables. En revanche lorsque le prix est inférieur au coût moyen total mais supérieur au coût moyen variable, il revient au juge de démontrer l'intention prédatrice de l'entreprise pour pouvoir qualifier le prix de prédateur. Pour le juge russe, une entreprise en position dominante qui fixe un « prix bas de monopole » est présumée être animée d'une intention prédatrice. Une fois la position dominante et le prix bas de monopole établis, la prédation est caractérisée dès lors que le juge établit que le comportement de l'entreprise a ou peut avoir pour effet de réduire l'intensité concurrentielle du marché.

En l'espèce, l'abus de position dominante n'est donc pas très difficile à établir. La Société est en position ultra dominante sur son marché et a pendant 6 mois fixé un prix nettement en dessous de son seuil de rentabilité. Disposant d'une part de marché de 99,15%, elle n'a probablement pas fixé ce prix à un tel niveau dans l'objectif d'évincer des concurrents présents sur le marché, mais bien plus pour envoyer un signal à des concurrents potentiels qui voudraient s'y installer. En effet, à un prix aussi bas, il n'est pas intéressant pour eux d'entrer sur le marché car leur activité n'y serait pas rentable. L’action de la Société a donc bien pour effet de réduire l'intensité concurrentielle du marché ou en tout cas de ne pas favoriser l'émergence de nouveaux concurrents.

On peut noter que la pratique de la Société est un cas d'école d'une stratégie de prédation réussie d'un point de vue économique. En effet, une fois les 6 premiers mois de l'année passés, la Société a quasiment doublé son prix. Alors qu'au cours du 1er semestre de l'année 2008 la Société avait essuyé une perte de 8 964 901 roubles (soit 225 000 € environ), le 2nd semestre a été bien plus profitable puisque le résultat net s'est élevé à 305 590 620 roubles (soit 7 340 000 € environ). La prédation de la Société s'est révélée être un investissement très rentable puisque les pertes supportées durant les 6 premiers mois ont été bien inférieures aux gains qui ont suivi (cf. schéma ci-dessous tirée de La politique de la concurrence d’Emmanuel Combe). On retrouve bien l’idée de récupération des pertes accumulées délibérément.

Conclusion :

L’analyse de cet arrêt permet de constater qu’en matière de prix prédateurs, les raisonnements des juges russes et français sont semblables sous beaucoup de points. De part et d’autre, les trois éléments clés de la qualification juridique de la prédation sont les mêmes, à savoir la position dominante, le prix prédateur et l’abus de position dominante. Les différences entre les deux systèmes juridiques résident dans certains aspects de la qualification de ces éléments ou dans les calculs. Cette similitude dans la manière d’appréhender la prédation dans les deux pays provient très probablement du fait que ce sujet ne touche pas à des questions doctrinales juridiques complexes pouvant être résolues de manière radicalement différentes selon les ordres de juridiction, mais qu’il procède d’avantage de l’analyse économique qui en la matière semble partagée par ces différents ordres juridiques.

 

Bibliographie indicative :

Articles scientifiques :

Areeda P., Turner D. [1975] « Predatory pricing and related practices under section 2 of the Sherman Act  », Harvard Law Review, pp. 697-733

Claudel E., Prédation par construction d'une réputation : la Cour de cassation dubitative ?, RTD Com. 2010 p. 86

Ferry-Maccario N., Bouskila J., « Le droit de la concurrence communautaire, entre sécurité juridique et équité : l'exemple des prix prédateurs », Gazette du Palais, 10 juillet 2007 n° 191, P. 32

Jurisprudence :

Tribunal d’arbitrage de la ville de Moscou, 8 février 2010 : http://kad.arbitr.ru/PdfDocument/d3e3b470-e536-4bd8-a64a-d03465cbc451/A40-156748-2009_20100209_Reshenija%20i%20postanovlenija.pdf

Décision de l’Autorité de la concurrence n° 04-D-18 du 13 mai 2004
concernant l’exécution de la décision n° 00-MC-01 du 18 février 2000 relative à une demande de mesures conservatoires présentée par la société 9 Télécom Réseau : http://www.autoritedelaconcurrence.fr/pdf/avis/04d18.pdf

Arrêt de la CJCE du 25 octobre 1977. - Metro SB-Großmärkte GmbH & Co. KG contre Commission : http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=CELEX:61976CJ0026:FR:HTML

Arrêt de la CJCE du 3 juillet 1991 - AKZO Chemie BV contre Commission des Communautés européennes : http://eur-lex.europa.eu/smartapi/cgi/sga_doc?smartapi!celexplus!prod!CELEXnumdoc&lg=fr&numdoc=61986CJ0062

Ouvrages :

Arcelin L., Droit de la concurrence - Les pratiques anticoncurrentielles en droit interne et communautaire, Presses Universitaires de Rennes, 2009

Combe E., La politique de la concurrence ; La Découverte, 2010, 2ème édition

Decocq A. et G., Droit de la concurrence - Droit interne et droit de l'Union européenne, L.G.D.J., 2012

Golovin V., Commentaire de la Loi Fédérale « Sur la protection de la concurrence », Delovoy dvor, 2010

Kail A., Commentaire de la Loi Fédérale N°135-FZ « Sur la protection de la concurrence » en date du 26 juillet 2006, Base juridique électronique « Garant », 2010

Sushkevich A., Gusarov G., Osipova E., Podikova E., Khusnutdinova E., Les affaires les plus importantes de violation du droit de la concurrence examinées par les départements territoriaux du Service Fédéral Antimonpole en 2010, Service d'édition du Service Fédéral Antimonopole, 2011

Sites internet officiels :

Autorité de la concurrence : http://www.autoritedelaconcurrence.fr/user/index.php

DG concurrence de la commission de Bruxelles : http://ec.europa.eu/competition/index_fr.html

Organe Antimonopole fédéral russe : http://www.fas.gov.ru

Texte législatif officiel :

Loi de la Fédération de Russie N° 135-FZ « Sur la protection de la concurrence » du 26 juillet 2006 : http://base.garant.ru/12148517/

Annexe : carte de Moscou et du District Sud Est de la ville