La décision rendue par la Cour suprême des Etats-Unis dans l’affaire Reno par Sarah TAIEB

L’arrêt Reno v. ACLU démontre que les Etats-Unis ne sont pas enclins à réguler la liberté d’expression sur Internet, la tradition américaine étant de protéger le Premier Amendement de façon quasi absolue. La France, de son côté, se préoccupe de façon importante du préjudice moral que peut représenter un discours haineux ou qui ne respecterait pas les traumatismes de l’Histoire. L’affaire Yahoo! témoigne des problèmes juridiques posés par ces différences sur lesquelles aucun des deux pays n’est prêt à faire de concession. Reno v. ACLU, 521 U.S. 844 (1997)

Internet est un média qui permet entre autres une communication et un échange commercial internationaux. Sa régulation doit se faire en prenant en compte de l’interaction voire l’incompatibilité qui peut exister entre une loi interne et le droit d’autres pays. Ce commentaire a pour but d’étudier Reno v. ACLU et de le comparer avec la manière dont est traitée en France la liberté d’expression sur Internet. Cette différence de traitement a un impact direct sur le droit de la propriété intellectuelle car des marques ou des œuvres littéraires et artistiques peuvent ne pas être admises sur des sites hébergés dans l’un ou l’autre pays. L’affaire Yahoo! (« l’affaire Yahoo! » fait référence à la fois aux deux ordonnances françaises et à la décision américaine) décrit, sans toutefois le résoudre, le problème qui se pose lorsqu’une personne a accès à un site présentant un contenu interdit dans son pays de résidence et qui lui cause un préjudice.

I. Le traitement de la liberté d’expression aux Etats-Unis

Si la liberté d’expression est très peu réglementée aux Etats-Unis en général, lorsque cette même liberté a posé problème sur Internet, la jurisprudence a tout simplement préféré éviter de traiter le sujet.

Reno v. ACLU (521 U.S. 844 (1997)) s’est penché sur la constitutionnalité du Titre V de la Loi sur les Télécommunications de 1996 (47 U.S.C. § 223), plus connu comme le Communications Decency Act (« CDA »). Il y était prévu que toute personne utilisant sciemment un service informatique interactif pour transmettre ou diffuser un contenu indécent, obscène ou manifestement choquant à une personne de moins de 18 ans, se rendait coupable d’un crime.

Immédiatement après la signature de la proposition de loi par Bill Clinton, vingt plaintes furent déposées afin que les deux dispositions soient déclarées inconstitutionnelles (ACLU v. Reno, 929 F. Supp. 824, 827 n.2 (E.D. Pa. 1996)). Le Tribunal de District reconnut que certains des contenus étaient d’intérêt général et pouvaient donc être réglementés par le Gouvernement américain mais que les termes utilisés (« manifestement choquants » et « indécents ») étaient trop vagues et que la distinction traditionnelle entre les termes « obscène » et « indécent » n’apparaissait pas.

La décision. Le Gouvernement interjeta appel, expliquant que la loi était l’équivalent pour Internet d’une loi réglementant le cinéma pour adultes. La Cour Suprême des Etats-Unis décida qu’il n’était pas possible d’appliquer à Internet les principes applicables aux autres moyens de communication au vu de ses caractéristiques particulières. La Cour reconnut que la jurisprudence américaine ne prévoit pas le traitement de la liberté d’expression sur Internet et conclut que réguler la liberté d’expression aurait plus probablement comme conséquence de restreindre le libre échange des idées que de l’encourager et qu’encourager la liberté d’expression dans une société démocratique prévaut sur l’éventuel bénéfice qu’apporterait un système de censure. Ainsi, la Cour décida que le texte allait à l’encontre des protections accordées par le Premier Amendement.

1. Les sources de la liberté d’expression aux Etats-Unis permettent de comprendre son traitement sur Internet

Le Premier Amendement à la Constitution américaine déclare que « le Congrès ne pourra faire aucune loi restreignant la liberté de parole ». La jurisprudence a confirmé que les Etats-Unis se voient comme un « marché des idées » (selon la fameuse expression du Juge Holmes). Ainsi, la Cour Suprême a décidé que toutes les lois étatiques visant à réglementer la liberté d’expression seraient soumises à un contrôle judiciaire très strict (Police Dep’t of Chicago v. Mosley, 408 U.S. 92, 99-102 (1971)). Pour ne pas être déclarée inconstitutionnelle, une loi doit être nécessaire à l’intérêt public de l’Etat et contenir des mesures restreignant la liberté d’expression dans la moindre mesure possible (Simon v. Schuster, Inc. v. Members of N.Y. Crime Victims Bd., 502 U.S. 105, 118 (1991)). Par conséquent, les Etats se montrent prudents devant la menace de citoyens américains portant plainte contre des intrusions à leur liberté d’expression.

Les interdictions strictes. Certains discours sont cependant sévèrement traités. Les medias sont très censurés tant au niveau des images diffusées que des mots employés (Red Lion Broad. Co. v. FCC, 395 U.S. 367, 369 (1969)) ; tout ce qui a trait à la guerre et à la sécurité nationale peut rarement être révélé (35 U.S.C. §§ 181, 186 (2000)) ; interdiction est faite de transmettre des méthodes pour la fabrication de bombes (18 U.S.C. § 842(p)(2)(A) (2000) ; la pornographie obscène n’est même pas protégée par le Premier Amendement (Freedman v. Maryland, 380 U.S. 51 (1965)); et la calomnie est supposée pouvoir faire l’objet de régulations (quoiqu’elle ne le soit que très peu en pratique).

La jurisprudence. De son côté, la jurisprudence a posé des limites à l’obscénité (Miller v. California, 413 U.S. 15, 23-24 (1973)), aux « fighting words » (Chaplinsky v. New Hampshire, 315 U.S. 568, 571-572 (1942)) (les mots qui causent un dommage ou un trouble à l’ordre public par le seul fait d’être prononcés) et aux publicités mensongères (Cent. Hudson Gas & Elec. Corp. v. Public Serv. Comm’n, 447 U.S. 557, 563 (1980)). Selon les tribunaux américains, le Premier Amendement protège donc l’exposition privée ou publique de drapeaux, emblèmes, insignes, et autres signes de groupes politiques dits « impopulaires », voire prônant le génocide comme le parti Nazi.

L’arrêt Brandeburg v. Ohio (395 U.S. 444, 449 (1969)) apporta le seul critère clair pour limiter cette si grande liberté en établissant que les Etats peuvent interdire la promotion de l’usage de la force ou la violation de la loi si une telle promotion a pour but d’effectuer, ou d’inciter à effectuer, des actes contraires à la loi. L’on peut noter que lorsqu’il fut question de ce que les Etats-Unis considèrent comme une vraie menace, notamment le communisme (Dennis v. United States, 341 U.S. 494, 501 (1951) décidant que l’organisation d’un Parti Communiste est un mal d’une trop grande gravité) ou toute critique du système capitaliste (Whitney v. California, 274 U.S. 357, 371 (1927) : promotion de la création d’une classe révolutionnaire qui conquerrait et ferait tomber les Etats-Unis capitalistes), la Cour Suprême a décidé qu’il y avait « un danger clair et présent » alors qu’elle n’a pas trouvé ce danger présent lorsqu’il s’agissait de racisme (voir Brandeburg) ou d’antisémitisme. Il semblerait donc que dès qu’il y a une menace aux racines du système américain, la liberté d’expression n’est plus prioritaire alors qu’elle le reste quand la menace n’atteint que des individus.

2. Une confirmation du raisonnement de Reno

Le Congres Américain tenta de contrer l’effet de Reno v. ACLU en passant la loi dite « COPA » (47 U.S.C. § 231(a)(1)(2000)) ayant pour but de protéger les mineurs en interdisant toute transmission d'images pornographiques d'enfants qu'elles soient réelles ou virtuelles. Plusieurs groupes déposèrent plainte. La Cour Suprême décida que les solutions technologiques visant à filtrer les contenus offensants étaient préférables à une censure par le gouvernement parce que le premier contrôle est fait de façon sélective par le « receveur » alors que le second donnerait lieu à une interdiction générale sur Internet de matériaux nocifs pour les plus jeunes (Ashcroft v. ACLU, 542 U.S. 656, 702 (2004)). La règle générale en découlant est que toute censure sur Internet de matériaux qui ne sont pas obscènes est inconstitutionnelle selon la jurisprudence américaine.

II. La France ne serait plus le pays des droits de l’Homme selon la conception américaine…

En France la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 établit que « tout citoyen peut parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. » Ces idées sont similaires au Premier Amendement américain mais l’interprétation qui en a été faite est bien différente.

Les limites posées en France. La liberté d’expression n’est pas absolue en France, la France ayant adopté plusieurs lois interdisant certaines formes de discours. En 1990, la loi Gayssot rendit passible d’une amende le fait pour toute personne de dénier ou contester l’existence d’un crime contre l’humanité tel que défini par l’article 6 de la Charte du tribunal militaire de Nuremberg. De nombreuses dispositions pénales s’appliquent aussi aux messages à caractère violent ou pornographique afin de protéger les enfants (L'article 227-24 du nouveau code pénal « interdit de fabriquer, de transporter, ou de diffuser par quelque moyen que ce soit et quel qu'en soit le support un message à caractère violent ou pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine, lorsque ce message est susceptible d'être vu ou perçu par un mineur ». Les juridictions en ont fait une application extensive.) De plus, la critique des décisions judiciaires va à l’encontre de la loi française et peut être punie d’une peine de prison. (Au contraire aux Etats-Unis, les avocats critiquent souvent les décisions judiciaires à la télévision.)

Un des premiers exemples de la censure française sur Internet fut donné par le biais de l’ancien Président de la République, François Mitterrand. Après son décès, son médecin particulier avait écrit un livre révélant que son patient avait caché au peuple Français qu’il était atteint d’un cancer et qu’il avait été incapable d’exercer son rôle de Président durant les dernières années de son septennat. Le livre avait été immédiatement retiré de la vente en France car il était jugé comme constituant une atteinte a la vie privée de la famille Mitterrand et révélant des secrets médicaux. Un propriétaire de cybercafé, voyant cela comme une atteinte à la liberté d’expression, téléchargea le livre et le rendit accessible. Il fut condamné (CA Paris, 13 mars 1996, Gaz Pal, 22-23 mars 1996; CA Paris, 27 mai 1997, Dalloz, 1998, retenant la violation du secret professionnel et de la vie privée, confirmé par Cass civ 1°, 14 décembre 1999, Jris-Data n° 1999-004433).

Si la liberté d’expression prime sur les autres droits aux Etats-Unis, elle est soumise en France à une sorte de test la confrontant principalement au droit à la vie privée et au droit à ne pas être sujet au racisme. Les lois réglementant la liberté d’expression ont été étendues au monde de l’Internet. En effet, pour des raisons à la fois historiques et culturelles, la France a été l’une des nations pionnières de la régulation de l’Internet. Ainsi, même si les fournisseurs d’accès qui n’exercent aucun contrôle d’édition ne sont pas rendus légalement responsables du contenu de leur service, ils ont le devoir d’informer leurs utilisateurs de l’existence de logiciels permettant de bloquer l’accès à des sites racistes ou antisémites illégaux selon la loi française, ainsi que de connaître le nom et l’adresse de leurs clients.

III. L’affaire Yahoo! ou l’interaction de deux systèmes incompatibles

En 2000, la Ligue Contre le Racisme et l’Antisémitisme (LICRA) et l’Union des Etudiants Juifs de France (UEJF) intentèrent une action en justice contre Yahoo! devant le Tribunal de Grande Instance de Paris. Ils prétendaient que la vente de biens relatifs aux Nazis par le biais du site de vente aux enchères Yahoo! qui est accessible en France était une violation de l’article R.645-1 du Code Pénal français interdisant l’exposition d’objets constituant une apologie du nazisme en vue de leur vente.

Le TGI condamna les sociétés Yahoo! France et Yahoo! Inc. à « prendre toutes les mesures de nature à dissuader et à rendre impossible toute consultation sur Yahoo.com du service de vente aux enchères d’objets nazis et de autre site ou service qui constituerait une apologie du nazisme ou une contestation des crimes nazis » (UEJF & LICRA v. Yahoo ! Inc., TGI Paris, 22 mai 2000, D. 2000.IR.172).

L’intervention d’experts. Yahoo! Inc. répondit qu’aucune solution technique ne lui permettait de se plier à cette ordonnance. Le tribunal désigna alors un collège d’experts (un français, un anglais et un américain) afin qu’ils évaluent les solutions possibles à l’exécution de la décision. Ils témoignèrent qu’environ 70% des adresses IP des utilisateurs français pouvaient être identifiées comme étant localisées en France. En combinant cette méthode avec l’identification ou l’enregistrement volontaire, les experts déclarèrent que Yahoo! pouvait filtrer les utilisateurs français avec un taux de réussite approchant les 90%. Le TGI réaffirma donc son ordonnance (TGI Paris, 20 novembre 2000 (N° RG 00/05308). La décision finale du TGI est ainsi fondée sur la faisabilité technique.

La décision américaine. Le Tribunal du District de San Jose (Californie), saisi par Yahoo!, décida que la décision du TGI était contraire au Premier Amendement et que par conséquent elle ne pouvait être applicable aux Etats-Unis (Yahoo ! Inc. v. LICRA, 169 F. Supp. 2d 1181 (N.D. Cal. 2001)). La LICRA et l’UEJF interjetèrent appel devant la Cour d’appel du District de Californie. Cette dernière se déclara incompétente mais tira deux constats : la France peut interdire la vente de certains objets sur son territoire en tant qu’Etat souverain et une société américaine qui, comme Yahoo! décide de développer son activité dans un pays autre que les Etats-Unis, doit se soumettre à la législation de ce pays. Il faut toutefois noter que la Cour a déclaré que la loi applicable était la loi américaine et a « omis » d’adresser le problème technologique.

IV. Un problème sans solution réellement efficace

La comparaison de la façon dont la liberté d’expression est traitée en France et aux Etats-Unis face à Internet montre qu’une régulation internationale est quasi-impossible surtout que les Etats-Unis ne font pas preuve pas d’une très grande motivation (les Etats-Unis n’ont pas envoyé de représentant à une conférence sur l’extrémisme sur Internet en 2000, décidant que les Etats-Unis ne souhaitaient pas réguler ce média et qu’ils n’étaient donc pas intéressés à participer à un dialogue à ce sujet.). Le problème en découlant est principalement juridictionnel. Que faire lorsqu’un site étranger atteint les ressortissants d’un pays d’une manière illégale par rapport aux lois de ce pays ? Cet aspect est plus important encore concernant les pays où la censure est très répandue comme la Chine ou certains pays musulmans. De plus, les Etats-Unis risquent de devenir les « hébergeurs officiels » des groupes d’extrême droite (la plupart des sites des groupuscules d’extrême droite français sont hébergés par un serveur américain).

Les solutions déjà appliquées. La Constitution, et donc le Premier Amendement, ne s’appliquant pas lorsque des acteurs privés contractent avec d’autres acteurs privés, la plupart des services commerciaux en ligne se sont auto-censurés face au mécontentement de leurs utilisateurs, et ont retiré de leur offre les contenus racistes, antisémites et révisionnistes. Il semble donc qu’à défaut de pouvoir peser sur les tribunaux et le Congrès, les individus peuvent avoir un poids sur les agents économiques. Une autre solution, mais limitée à la protection des enfants, est la mise en place de mécanismes de contrôle définissant à l’avance les contenus que les parents veulent bloquer. Concernant les systèmes des discussions en ligne (chats et forums), des modérateurs sont présents mais ne peuvent agir qu’a posteriori. Une évolution des solutions technologiques semblerait toutefois être la solution la plus neutre et efficace.


Bibliographie

Ouvrages spécialisés

• Hamon A., « Une approche de la liberté d’expression sur Internet », Mémoire de DEA des Droits de l’homme et libertés publiques - Université Paris X-Nanterre, 2000.

Articles • Birnhack Michael, Rowbottom Jacob, « Shielding Children: the European Way », 79 Chi.-Kent L. Rev. 175, 2004, pp. 3-4 et 11-14. • Cahen, Murielle-Isabelle, Responsabilité civile des fournisseurs d'accès, Semaine du 3 au 9 avril 2000. Source <http://www.sammag.com/archives/juridique6.htm>, visité le 15 février 2007. • Delaney John, « The Law of Internet: a Summary of U.S. Internet Caselaw and Legal Developments », 686 PLI/Pat 29, in Patent, Copyrights, Trademarks, and Literary Property Course Handbook Series, 2002, pp. 94-95. • Eko Lyombe, « New Medium, Old Free Speech Regimes: the Historical and Ideological Foundations of French & American Regulation of Bias-Motivated Speech and Symbolic Expression on the Internet », 28 Loy. L.A. Int’l & Comp. L. Rev. 69, 2006, pp. 2-17. • Knechtle John, « When to Regulate Hate Speech », 110 Penn St. L. Rev. 539, 2006, pp. 11-12. • Murphy Caitlin, « International Law and the Internet: an Ill-suited Match, Case Note on UEJF & LICRA v. Yahoo! Inc. », 25 Hastings Int’l & Comp. L. Rev. 405, 2002, pp. 2-10.

Textes officiels

• Child Online Protection Act, 47 U.S.C. § 231(a)(1)(2000). • Communications Decency Act, 47 U.S.C. § 223 (1996).

Décisions de la Cour Suprême des Etats-Unis

• Chaplinsky v. New Hampshire, 315 U.S. 568, 571-572 (1942). • Brandeburg v. Ohio, 395 U.S. 444, 449 (1969). • Miller v. California, 413 U.S. 15, 23-24 (1973). • Cent. Hudson Gas & Elec. Corp. v. Public Serv. Comm’n, 447 U.S. 557, 563 (1980). • Reno v. ACLU, 521 U.S. 844 (1997). • Ashcroft v. ACLU, 542 U.S. 656, 702 (2004).

Décisions des Tribunaux de District

• Yahoo ! Inc. v. LICRA, 169 F. Supp. 2d 1181 (N.D. Cal. 2001).

Décisions des Tribunaux de Grande Instance

• U.E.J.F. et LICRA / Yahoo! Inc. et Yahoo France, TGI Paris, 22 mai 2000, D. 2000.IR.172. • U.E.J.F.France, LICRA et MRAP / Stés Yahoo! Inc. et Yahoo France, TGI Paris, 20 novembre 2000 (N° RG 00/05308)..