La doctrine de l'épuisement du droit des brevets : analyse comparée franco-américaine par Sandrine KERVERN

la théorie de l'épuisement du droit énonce que le titulaire du brevet perd toutes ses prérogatives fondées sur le droit de la propriété industrielle dès lors que le produit protégé a été commercialisé et mis sur le marché par le breveté ou avec son consentement. On peut dès lors se demander dans quelle mesure l'acheteur peut utiliser le produit breveté comme il l'entend, et le cas échéant, quelles limites peuvent être imposées par le titulaire du brevet. Nous verrons donc le principe et la portée de la règle de l'épuisement du droit et dans quelle mesure il est possible de déroger contractuellement à ce principe. Quanta Computer, Inc. v. LG Electronics, Inc. (June 9, 2008, 553 US)

D'une manière générale, un brevet est un titre, délivré par un État, conférant à l'inventeur ou ses ayant droits un monopole d'exploitation temporaire sur une invention. Ce monopole d'exploitation comprend un certain nombre de prérogatives telles que le droit exclusif de fabriquer, de vendre et d'utiliser l'invention brevetée.

Selon R. H. Stern, la théorie de l’épuisement du droit trouve son origine dans la doctrine anglaise du XVè siècle qui s’opposait aux « post-sale restraints » insérées dans les contrats de vente de choses meubles et a ensuite été reprise pour la première fois dans le domaine de la propriété industrielle en 1853 par la Cour Suprême des Etats-Unis (Bloomer v. Mc Quewan). Cette théorie énonce aujourd’hui que le titulaire du brevet perd toutes ses prérogatives fondées sur le droit de la propriété industrielle dès lors que le produit protégé a été commercialisé et mis sur le marché par le breveté ou avec son consentement. Cette doctrine, également connue en anglais sous le nom de « patent exhaustion doctrine », est généralement utilisée comme moyen de défense lors d'une action en contrefaçon : en effet, si le droit du propriétaire du brevet est épuisé, son monopole ne peut plus être invoqué pour empêcher la fabrication, la vente ou l'utilisation de l'invention brevetée.

Quanta Computer, Inc. v. LG Electronics, Inc. (June 9, 2008) est une décision de la Cour Suprême des Etats-Unis, par laquelle la « patent exhaustion doctrine » a été réaffirmée. En l'espèce, LG Electronics (ci-après « LGE ») avait consenti une licence sur ses brevets à la société Intel dans laquelle il était stipulé que Intel était autorisé à fabriquer et vendre les microprocesseurs et puces informatiques brevetés par LGE. Cette licence précisait toutefois d'une part, qu'aucune licence n'était consentie à des tiers qui combineraient ces composants avec d'autres composants et que d'autre part, les termes de la licence ne remettaient pas en cause la sujétion du contrat à la règle de l'épuisement du droit. Dans un accord séparé, les parties avaient également convenu qu'Intel avait l'obligation d'envoyer des lettres à ses clients afin de les informer que la licence ne s'étendait pas à un produit fabriqué à partir de composants Intel. Enfin, il était convenu que le non respect par Intel de cette obligation d'information ne pouvait être un motif de résiliation du contrat de licence.

La société Quanta, un fabricant d'ordinateur, a par la suite acheté des composants Intel afin de les intégrer tels quels dans ses ordinateurs, avec d'autres composants « non-Intel ». LGE, titulaire des brevets, a alors assigné Quanta en contrefaçon. En première instance, le juge américain a donné raison à Quanta au motif que les droits de LGE étaient épuisés, mais en appel, le Federal Circuit a jugé que l'exhaustion doctrine ne s'appliquait pas aux motifs, d'une part, que la licence ne s'étendait pas aux produits « combinant des composants Intel avec d’autres produits » et d'autre part, que selon une jurisprudence de 1992 (affaire Mallinckrodt), le vendeur de produits brevetés pouvait imposer au consommateur des limites sur l'utilisation du produit breveté vendu. Subsidiairement, le juge d'appel américain a estimé que l'exhaustion doctrine ne pouvait en aucun cas s'appliquer aux brevets de procédés.

Le problème posé à la haute juridiction américaine était donc le suivant : dans quelle mesure l'acheteur peut-il utiliser le produit breveté comme il l'entend, et le cas échéant, quelles limites peuvent être imposées par le titulaire du brevet ?

Dans une optique de comparaison du droit français et américain, nous verrons donc le principe et la portée de la règle de l'épuisement du droit (I) et dans quelle mesure il est possible de déroger contractuellement à ce principe (II).

I- LE PRINCIPE ET LA PORTEE DE LA REGLE DE L'EPUISEMENT DU DROIT

A) Le Principe

La doctrine of patent exhaustion aux États-Unis est le fruit d'une longue jurisprudence datant du XIXè siècle (Bloomer v. Millinger, (1864) selon laquelle : « Where a person has purchased a patented machine of the patentee or his assignee this purchase carries with it the right to the use of that machine so long as it is capable of use » (Adams v. Burke, at 455). Le principe est donc le suivant : la première vente autorisée d'un article breveté mets fin à tous les droits du breveté envers cet article.

Au niveau communautaire, dès l’arrêt " Deutsche Grammophon " rendu le 8 juin 1971, la CJCE avait estimé que le monopole du titulaire d’un droit de propriété intellectuelle tombait sous le coup du droit communautaire et plus particulièrement de la règle de la libre circulation des marchandises). La CJCE a ainsi pu dégager par la suite une règle semblable à la doctrine of exhaustion dans un arrêt de principe (Sterling Drug c/ Centrafarm, aff. C-15/74 du 31 octobre 1974), qui après avoir réservé le droit de fabriquer et de réaliser la première mise en circulation de l'invention au breveté ou à ses ayants cause, se fonde sur l'article 36 du Traité de Rome pour justifier le fait que le breveté ne peut plus s'opposer alors à la libre circulation de son produit. En d'autres termes, lorsque le produit breveté a été mis légalement sur le marché d'un état membre par son titulaire ou avec son consentement, le titulaire ne peut plus s'opposer à ce que le produit circule librement dans la communauté.

En droit interne, l'article L.613-6 CPI dispose également que « les droits conférés par le brevet ne s'étendent pas aux actes concernant le produit couvert par ce brevet, accomplis sur le territoire français, après que ce produit a été mis dans le commerce en France ou sur le territoire d'un État partie à l'accord sur l'Espace économique européen par le propriétaire du brevet ou avec son consentement exprès ».

On constate donc que le principe est équivalent en droit français et américain. On peut néanmoins se demander dans quelle mesure leur portée est la même. En effet, en l'espèce LGE a fait valoir que les brevets de procédés ne pouvaient pas être épuisés étant donné qu'ils ne son pas liés à un article tangible mais à un procédé.

B) La portée

Selon la Cour Suprême, la distinction entre les brevets de produits et les brevets de procédés n'est pas soutenable. En effet, dans l'affaire United States v. Univis Lens Co. (1942), il avait été jugé que certains brevets de procédés étaient épuisés. De même, dans une affaire plus ancienne (Ethyl Gasoline Corp. v. United States (1940), certains brevets protégeaient un procédé de combustion d'essence et la doctrine of exhaustion avait été jugée applicable. De plus, parce qu'il est aussi facile de rédiger une revendication de procédé qu'une revendication de produit, le contournement de la règle de l'épuisement du droit serait facile s'il suffisait de rédiger une revendication de procédé pour éviter l'épuisement. Ainsi, ne pas retenir l'épuisement du droit pour les revendications de procédés aurait pour effet d'amoindrir substantiellement la doctrine of exhaustion, puisqu'il suffirait au demandeur de brevet cherchant à éviter l'épuisement de rédiger une revendication de procédé plutôt que de produit. La Cour Suprême estime donc que la doctrine de l'épuisement s'applique aux revendications de procédés.

En droit français, si la loi et la jurisprudence ne tranchent pas aussi nettement la question, on peut penser qu'en ce qui concerne l'application de la règle de l'épuisement, aucune distinction n'ait été retenue entre les brevets de produits et les brevets de procédés. En effet, l'art. L. 613-6 CPI parle du produit « couvert par le brevet » et l'arrêt Centrafarm (§9) de la CJCE précise « qu'en matière de brevets, l'objet spécifique de la propriété industrielle est notamment d'assurer au titulaire ... le droit exclusif d'utiliser une invention en vue de la fabrication et de le première mise en circulation de produits industriels ». C'est donc l'invention qui est protégée, peu importe qu'il s'agisse d'un produit ou d'un procédé.

Par ailleurs, la Cour Suprême s'est également penchée sur la question de savoir dans quelle mesure le produit devait « incarner » (c'est-à-dire être couvert) le brevet afin de déclencher l'épuisement. En effet, Quanta faisait valoir que les composants Intel ne pouvaient pas exploiter les brevets LGE sans être combinés avec d'autres composants (microprocesseurs) : une puce électronique ne sert à rien si elle n'est pas « reliée » à un ordinateur.

La Cour Suprême a donc précisé en se fondant sur Univis (at 249-251) que « exhaustion was triggered by the sale of the products because their only reasonable and intended use was to practice the patent and because they 'embodied essential features of the patented invention' ». En d'autres termes, la règle de l'épuisement s'applique aux ventes autorisées d'articles qui « incarnent substantiellement » (substantially embody) l'invention revendiquée ; et la vente d'un appareil exploitant le brevet A épuisera un brevet B si cet appareil exploite le brevet A tout en incarnant substantiellement le brevet B.

Il semble donc que la jurisprudence américaine soit plus souple dans la détermination du champ d'application de la règle de l'épuisement, puisque celle-ci peut s'appliquer également aux ventes d'articles semi-finis qui incarnent substantiellement l'invention revendiquée et dont le seul usage raisonnable qui puisse en être fait est d'exploiter le brevet.

Voyons maintenant dans quelle mesure il est possible de déroger contractuellement au principe de l'épuisement des droits.

II – LIMITATIONS AU PRINCIPE DE L'EPUISEMENT DES DROITS

La Cour Suprême ayant conclu que les produits Intel « incarnaient » le brevet, les juges se sont ensuite demandés si la vente de ces produits au profit de Quanta épuisait les droits conférés par le brevet.

A) La vente doit être autorisée

LGE fait valoir que la vente en l'espèce n'était pas autorisée puisque le contrat de licence ne permettait pas à Intel de vendre ses produits à des tiers qui les utiliseraient avec d'autres composants. Le défendeur se fonde sur l'affaire General Talking Pictures Corp. v. Western Elec. Co. (1938) dans laquelle il avait été jugé que la doctrine of exhaustion ne s'appliquait pas étant donné que le fabricant n'avait pas l'autorité de vendre les produits et qu'il ne pouvait pas vendre à l'acquéreur des produits dont ils savaient tous deux qu'il n'était pas autorisé à vendre. La Cour Suprême constate toutefois que la licence est extrêmement large et que rien n'interdit à Intel de vendre ses produits à des acquéreurs qui ont l'intention de les combiner avec d'autres produit. En effet, la vente par Intel de ses produits n'était pas conditionnée au respect de son obligation d'informer ses clients que la licence ne leur était pas étendue ou encore à la décision de ces mêmes clients de respecter les indications de LGE quant à leur combinaison avec d'autres composants. Enfin, l'erreur fatale de LGE a été d'accepter une licence dans laquelle il était explicitement mentionné que l'exhaustion doctrine était applicable au contrat.

Ainsi, la Cour suprême a estimé qu'Intel étant autorisé à vendre ses produits à Quanta, la doctrine of exhaustion empêchait LGE de faire valoir ses droits sur les composants brevetés.

En France, afin que la règle de l'épuisement du droit puisse s'appliquer la vente doit également être autorisée. En effet, l'article L. 613-6 CPI dispose que le produit doit être mis dans le commerce « par le propriétaire du brevet ou avec son consentement exprès ». L'arrêt Centrafarm de la CJCE énonce quant à lui que le produit breveté doit être mis légalement sur le marché par son titulaire ou avec son consentement (§11). On peut donc penser que l'examen des conditions de mise sur le marché est peut-être plus minutieux en droit interne dans la mesure où le consentement du titulaire du brevet doit être exprès.

B) Incertitudes sur la portée des post-sale restrictions

La jurisprudence de la haute cour américaine n'a pas toujours été aussi favorable à la doctrine of exhaustion. En effet, dans l'affaire Henry v. A.B. Dick Co. 1912 (at 26), la Cour suprême avait estimé que les limitations contractuelles sur l'usage du produit postérieurement à la vente étaient valables à condition qu'elles n'aillent pas à l'encontre du droit positif en vigueur. Cette jurisprudence fut toutefois de courte durée puisqu'en 1913 (affaire Bauer & Cie v. O'Donnell), la haute juridiction refusa de suivre ce raisonnement et qu'en 1917, dans l'arrêt Motion Picture Patents Co. v. Universal Film Mfg. Co. elle revira explicitement sa jurisprudence puisqu'il était devenu fréquent que les titulaires de brevets utilisent des licences limitant l'usage de leurs inventions et ce faisant, sécurisent le marché pour leurs produits, dérivés de l'invention mais non brevetés.

A l'inverse de la Cour Suprême, la jurisprudence récente de la Cour d'appel est nettement moins favorable à l'épuisement des droits. En effet, dans l'affaire Mallinckrodt, le Federal Circuit avait estimé qu'à condition de respecter le droit positif en vigueur (notamment le principe de la libre concurrence), le langage contractuel prévalait sur le principe de l'épuisement. De plus, la restriction de l'usage postérieurement à la vente devait être raisonnable et justifiée par l'objet du brevet.

L'impact de Quanta est problématique parce que cette décision évite de trancher sur la jurisprudence Mallinckrodt. En effet, la Cour Suprême n'approuve ni ne rejette le précédent dégagé par le Federal Circuit selon lequel l'application du principe de l'épuisement est limité lorsque la licence est « conditionnelle » (c'est-à-dire dont l'objet est limité), ce qui contribue à augmenter l'incertitude quant aux restrictions qui peuvent être stipulées dans les licences. Selon Professor Josh Sarnoff, la décision de la Cour Suprême était très attendue afin de savoir si l'on pouvait se fier à la jurisprudence Mallinckrodt, mais la Cour a évité le problème en interprétant strictement le contrat de licence comme n'étant pas conditionnel et ainsi, on ne sait toujours pas dans quelle mesure le titulaire d'un brevet peut se servir d'une licence « conditionnelle » pour imposer des restrictions à l'acheteur final.

De plus, la Cour a tenu à préciser que : « the authorized nature of the sale to Quanta does not necessarily limit LGE's other contract rights. LGE complaint does not include a breach of contract claim, and we express no opinion on whether contract damages might be available even though exhaustion operates to eliminate patent damages ». Ainsi, bien que LGE ne puisse plus se prévaloir de ses droits tirés du brevet, la Cour ne se prononce pas sur la possibilité pour LGE de se faire dédommager en se fondant sur le droit des obligations. Il en va de même en droit français et européen (cf. Centrafarm)

On voit donc qu'il s'agit d'un domaine du droit encore assez peu développé, surtout en droit français où la jurisprudence sur le sujet n'est pas fournie. L'incertitude régnant quant à la portée juridique des post-sale restrictions, on peut seulement suggérer que la plus grande prudence est de mise lors de la rédaction du contrat de licence.

BIBLIOGRAPHIE :

Ouvrages français : Patrick TAFFOREAU, Droit de la Propriété intellectuelle, 2è ed. (2007)

Ouvrages américains : Professor Josh Sarnoff (of American University Law School, quoted in Inside Counsel, Sept. 2008 Richard H. STERN, Comments on the reaffirmance of the Exhaustion Doctrine in the United States, 2008 Eur. Intell. Prop. Rev. 527

Arrêts américains : Bloomer v. McQuewan 55 U.S. (14 How.) 539, 549 (1853) Quanta Computer, Inc. v. LG Electronics, Inc. (June 9, 2008, 553 US), Mallinckrodt Inc. v. Medipart Inc., 976 F. 2d 700, Bloomer v. Millinger, 1 Wall. 340, 351 (1864), Adams v. Burke, 17 Wall. 453 (1873), United States v. Univis Lens Co. (316 U.S. 241, 1942), Ethyl Gasoline Corp. v. United States (309 U.S. 436, 1940), General Talking Pictures Corp. v. Western Elec. Co. (304 U.S. 175 (1938), Henry v. A.B. Dick Co. (224 U.S. 1(1912) at 26), Bauer & Cie v. O'Donnell, 229 U.S. 1, 14-17), Motion Picture Patents Co. v. Universal Film Mfg. Co. (243 U.S., 502, 518)

Arrêts CJCE : Sterling Drug c/ Centrafarm, aff. C-15/74 du 31 octobre 1974,