La fin d'un abus portant sur l'équilibre social: commentaire du jugement du 19 décembre 2014 du Amtsgericht Tempelhof-Kreuzberg de Berlin. Brigitte Schulz

Résumé: Saisi pour juger d'un traitement inégal et désavantageux d'un couple de locataire d'origine turque dans le parc immobilier, le tribunal condamne la bailleresse à verser des dommages-et-intérêts à hauteur de 15.000€ par personne. Dans cet arrêt important, le tribunal rejette l'argument de la défense, à savoir la clause d'exception visant le maintien de l'équilibre social dans les logements locatifs et donne ainsi un nouveau souffle à la lutte contre la discrimination.

 

 

         Le litige s'inscrit dans le phénomène berlinois de la hausse considérable des loyers dans certains quartiers (en particulier Kreuzberg), ce qui a pour effet que les locataires d'origine étrangère (ou plutôt non-européenne) quittent les logements et désertent les quartiers concernés. Le tribunal de première instance de l'arrondissement municipal berlinois Tempelhof-Kreuzberg partage dans ce jugement du 19 décembre 2014 (référence 25 C 357/14) le sentiment d'indignation face à ces augmentations et considère que nombre d'entre elles sont des discriminations.

La bailleresse, succédant à l'ancien propriétaire depuis peu, augmente en mars 2010 les loyers de tous les logements. Puis en mai 2010, la bailleresse fait part à certains locataires, d'origines turque et arabe, d'une nouvelle augmentation: il s'agit au total d'une augmentation d'environ 80%. La bailleresse refuse fin octobre 2010 la prolongation du délai d'expulsion, en dépit de la mobilisation du conseil municipal, qui lui, dénonce une discrimination flagrante. Le couple de demandeurs saisit le tribunal de grande instance (Landgericht) début 2013, qui s'avère cependant incompétent en l'espèce. Finalement, le tribunal de première instance (Amtsgericht) prend connaissance de l'affaire en mars 2014.

Les demandeurs se sentent discriminés en raison de leur origine et de leur religion. Ils dénoncent un traitement inégal et désavantageux par rapport aux autres locataires qui ne sont pas d'origine turque ou arabe, lesquels n'ont eu aucune augmentation supplémentaire de loyer et ont bénéficié d'une prolongation, voire même une continuation du contrat de location. La défenderesse, quant à elle, apporte une série d'arguments qui sont tous rejetés par les juges. Elle fait valoir la prescription ainsi que l'irrecevabilité de l'action en justice en raison de la clause d'exception (§19 al.1 et al.5 loi générale sur l'égalité de traitement ou loi GET). À seulement quelques jours de l'audience, elle affirme pour la première fois que la décision d'augmenter le loyer reposait sur un tirage au sort. La défense explique ce retard par le caractère soi-disant absurde de l'action en justice.

La question qui se pose est de savoir si les mesures des bailleurs tels que les augmentations considérables de loyer, qui touchent en réalité davantage les locataires d'origine non-communautaire (Union européenne), constituent une discrimination. Le tribunal rejette la clause d'exception concernant l'équilibre social des résidences et constate par conséquent une discrimination fondée sur le critère de l'origine, qui est prohibée par la loi GET, §19 al.2. Des dommages-et-intérêts sont accordés aux demandeurs conformément au §21 al.2 de la loi GET à hauteur de 15.000€ chacun.

La défense, sur qui pèse la charge de la preuve en vertu du §22 de la loi GET, n'a pas apporté d'arguments convaincants et plausibles. Au contraire, lorsque la défenderesse fait valoir l'équilibre social et l'absurdité de l'action en justice, ceci ne fait que renforcer l'impression d'un traitement défavorisant et inégal. Après avoir expliqué en quoi la décision apporte une nouvelle interprétation de la clause de l'équibre social (I), le commentaire portera sur le rôle de cette interprétation dans la lutte contre la discrimination (II).

 

I. L'équilibre social: un prétexte pour discriminer ?

 

Le tribunal avait à déterminer si l'augmentation considérable du loyer sans raison objective suivi du refus de prolonger le délai d'expulsion à l'encontre des locataires constituait une discrimination prohibée par la loi GET (A). L'enjeu sous-jacent consiste en la question de savoir si un bailleur peut gérer la résidence locative de façon à ce que les locataires d'une certaine origine en soient évincés, et ceci en faisant valoir devant le tribunal la clause d'exception. Toutefois, le juge s'attarde davantage sur le comportement de la bailleresse et sur la vie en société (B).

 

A. Une discrimination prohibée

 

Une discrimination en raison de l'origine touche à la dignité de la personne et porte atteinte à la protection légale de sa personnalité. Ainsi, la loi fondamentale allemande protège dans une certaine mesure les individus contre les discriminations. Cependant, cette protection est bien trop faible et générale par rapport à celle apportée par le droit communautaire. En effet, ce dernier prévoit la condamnation à des dommages-et-intérêts en cas de discrimination. La loi GET est la transposition en droit allemand des directives européennes relatives à l'accès égal aux services et prestations, y compris aux logements. La loi GET interdit la discrimination en raison de l'origine dans le domaine des contrats d'obligation régis par le droit civil, lorsque ceux-ci sont destinés au grand public (§19 al.1 nr.1), ainsi que dans le domaine des autres contrats d'obligation, notamment les baux (§19 al.2). Les logements (§2 al.1 nr.8 loi GET) et les contrats de location sont donc concernés par cette prohibition. Conformément aux directives communautaires, les divers textes législatifs français interdisent aussi la discrimination dans le parc immobilier, notamment en raison de l'origine, du patronyme et de l'appartenance ou non-appartenance vraie ou supposée à une nation. Ces derniers critères sont plus adaptés et flexibles que le critère général de l'origine, utilisé dans la loi allemande.

De plus, la loi GET prévoit deux exceptions. La première (§19 al.3) autorise un traitement inégal afin de préserver une certaine stabilité sociale des résidences au regard des situations financières et du milieu culturel des habitants. La seconde (§19 al.5 phrase 2 et 3) exclut l'application du paragraphe 19 portant sur la prohibition des discriminations dans certaines circonstances: lorsque le propriétaire ou ses proches habitent au même endroit ou quand le propriétaire loue moins de 50 logements. Diverses lois et mesures françaises, visant une meilleure répartition et attribution des logements sociaux, mettent aussi en valeur le concept de mixité sociale. Toutefois, la décision ne contient pas de référence à la mixité sociale dans les logements locatifs telle qu'elle existe en France. En revanche, le tribunal interprète la clause d'exception du §19 al.3 de façon à favoriser la mixité sociale ainsi que la cohésion socio-politique.

 

B. Au-delà de la loi: la conscience d'un enjeu pour la société

 

Le tribunal a décidé que le traitement inégal subis par le couple de demandeurs constitue une discrimination. Pour cette raison, le tribunal a condamné la bailleresse à une somme importante, afin de garantir un effet dissuasif comme le prévoit le droit communautaire (§15 loi GET) et de satisfaire la victime selon le principe constitutionnel concernant la violation du principe général de la personnalité. Par ailleurs, le tribunal a rejeté le critère de la religion que faisaient valoir les demandeurs, alors même que les personnes concernées par les discriminations appartenaient toutes à la même religion minoritaire.

Les éléments présentés au juge unique, à savoir les statistiques ainsi que la comparaison avec d'autres locataires, ont permis au juge de conclure que la bailleresse procédait à une discrimination volontaire dans le but de réserver la résidence aux locataires d'origine allemande ou européenne. Ces preuves permettent d'établir que le traitement subis par les demandeurs constitue bien une discrimination.

À l'issu des comparaisons avec des situations similaires, le juge qualifie le comportement de la bailleresse de „violation volontaire des droits des demandeurs“ et faisant preuve d'une „ténacité accentuée“ du fait qu'il s'agit d'une discrimination à répétition.

La bailleresse ne peut pas faire valoir la clause d'exception visant le maintien d'un équilibre social dans les logements locatifs (§19 al.3 de la loi GET) en raison des circonstances de l'espèce. Particulièrement parlant est le fait qu'aucun contrat de location n'ait été signé par la suite avec des personnes d'origine non-européenne. Le juge estime que par son comportement, la propriétaire a fait comprendre aux locataires que leur origine et le milieu culturel correspondant ne convenait pas. Le juge estime qu'il s'agit ici d'un rabaissement et d'une inégalité flagrante, violant le droit constitutionnel allemand et le droit européen. Cette exclusion de la clause d'exception constitue une évolution dans la jurisprudence, améliorant ainsi la lutte contre la discrimination dans le secteur privé.

Cette décision ne pose en soi aucun nouveau principe mais met un terme à une certaine compréhension de la loi, qui confortait les bailleurs dans leur sélection discriminante des locataires. Le tribunal prend ainsi la défense des habitants défavorisés, souvent perçus comme des locataires indésirables. Ainsi, l'exclusion de la clause d'exception est une petite victoire pour l'accès au logement sans discrimination mais aussi pour une meilleure cohésion sociale.

 

II. La mixité sociale pour une société équilibrée

 

Les organismes de logements sociaux en France sont confrontés à l'objectif de la mixité sociale: récemment, un organisme a été condamné à des dommages-et-intérêts en raison du fichage ethnique (tribunal correctionnel de Nanterre, affaire Logirep, 2 mai 2014). Il faut remarquer ici que le fichage ethnique semble pourtant être un moyen adapté pour assurer une mixité, du moins en ce qui concerne l'origine. On s'aperçoit que la frontière entre la discrimination et la mixité par quotas devient floue. Il ne convient donc pas d'exporter en Allemagne ce modèle français de la mixité français. Le tribunal du Amtsgericht Tempelhof-Kreuzberg souligne ici que c'est la forme non-contraignante et donc flexible de la notion de mixité qui permet un équilibre social adapté au cas par cas. L'exigence de non-discrimination est le meilleur outil à cet égard (A). L'interprétation proposée par le juge dans cette décision a été saluée par les personnes susceptibles d'être discriminées et par les militants (B).

 

A. La non-discrimination: garantie de l'équilibre social

 

La discrimination dans le parc immobilier est connue depuis longtemps. Son ampleur est illustrée dans l'arrêt Shelley v. Kraemer, décidé par la Cour Suprême des États-Unis dès 1948. On peut induire à travers cet arrêt que la mixité sociale dans le parc immobilier permet de lutter contre la ségrégation, forme accentuée de la discrimination.

En ce sens, la présente décision fournit une réponse susceptible d'améliorer la lutte contre la discrimination. En effet, un détail du jugement prend ici toute son importance: le juge constate brièvement (page 12 du jugement) que la clause d'exception (§19 al.3 loi GET) n'est pas applicable en l'espèce et rejette ainsi un argument essentiel de la défenderesse. De même, aucune justification citée dans le §20 de loi GET n'est retenu (ex.: en cas de danger). Ceci montre que le juge interprète l'expression d'équilibre social dans une perspective de mixité, alors même que cette clause a été jusqu'à lors comprise comme un moyen pour les propriétaires de sélectionner les locataires selon leur affinités. La candidature des familles monoparentales et des personnes d'origine immigrée ont ainsi pu être refusée plus facilement. La mixité sociale doit être indirectement assurée, sans pour autant retirer la marge de décision des propriétaires. En effet, la loi ne vise pas à légaliser des ghettos ou autres sépérations, mais bien au contraire de garantir une certaine mixité des personnes au regard des critères mentionnés dans le texte de loi. La croissance de la xénophobie peut être parallèlement ralentie à travers cette politique de mixité.

 

B. De l'espoir pour les personnes susceptibles de subir une discrimination

 

Certaines organisations des droits de l'Homme en Allemagne, comme en particulier la Fondation Heinrich-Böll, avaient été dénoncé dans les années précédentes la clause légale permettant la discrimination dans le parc immobilier dans le but de préserver l'équilibre social dans les résidences (§19 al.3 de la loi GET). Ce jugement est donc important: à travers son interprétation de la loi, il limite l'application des clauses d'exception. Cette compréhension permettra aux juges, lors de futurs litiges, d'assurer aux victimes de discriminations une reconnaissance plus ferme du droit à la personnalité et à la dignité, ainsi que du droit à un traitement égal dans l'accès au logement.

Le juge prend en compte les enfants des demandeurs, scolarisés et vivant avec eux. Il évoque le rôle des autorités et de la société dans le développement psychologique des enfants et de leur rôle dans la société. Le juge estime que le logement est l'endroit le plus intime. Il représente la sécurité, la protection et la chaleur humaine. Une discrimination, qui dérobe aux enfants cet endroit protégé sous prétexte que leur culture n'est pas acceptable, peut avoir un impact néfaste sur leur intégration en Allemagne. Dans cette logique, on peut se demander comment les enfants peuvent-ils se sentir membre à part entière de la société si la justice ne les protège pas contre les discriminations. Par cette réflexion, le juge fait part de ses inquiétudes au sujet de l'intégration, en particulier, des personnes d'origine immigrée dans des circonstances qui n'y sont pas propices. En effet, ces dernières années, une partie de la population allemande a été rejetée; pour certains, il n'est plus question de tolérance mais bien de supporter et d'endurer la présence de l'Autre. La juridiction se voit donc attribué, en quelque sorte, un rôle de régulateur des tensions sociales au coeur de la société allemande. La décision du tribunal de Tempelhof-Kreuzberg est en conséquence doublement saluée: d'une part, elle apporte une réponse à ce phénomène social et, d'autre part, elle permet de limiter l'application de la clause de l'équilibre social.

 

Sources:

- Communiqué de presse de l'Union Turque de Berlin-Brandenbourg, en date du 14 janvier 2015, consultable sur le lien suivant: http://tbb-berlin.de/?id_presse=304

- Fichage ethnique: le bailleur HLM Logirep condamné à 20 000 euros d'amende, article paru sur Le Parisien, en date du 2 mai 2014, auteur inconnu. Consultable sur le lien suivant: http://www.leparisien.fr/societe/fichage-ethnique-le-bailleur-hlm-logirep-condamne-a-20-000-euros-d-amende-02-05-2014-3810633.php