La grève dans le droit du travail français et allemand

 

Introduction

La France fait partie des pays où le nombre de journées de grève par an est des plus élevés, avec plus de 60 journées de travail perdues par an pour 1 000 salariés. L’Allemagne, quant à elle fait partie des pays où le nombre de journées de grève par an est des plus faibles, soit moins de 20 jours[1]. Il s’agit donc de comprendre comment une telle différence peut s’expliquer en comparant les régimes juridiques de la grève dans les deux pays.

En droit français, le droit de grève est un droit reconnu constitutionnellement et garanti à tout salarié par le Préambule de la Constitution de 1946, de cesser le travail en vue de manifester un désaccord ou de revendiquer des améliorations d’ordre professionnel. Lorsque la grève est limitée à l’entreprise, elle doit réunir au moins deux personnes de l’entreprise. Mais s’il s’agit d’un mouvement dont les revendications vont au-delà du cadre de l’entreprise, une seule personne peut se déclarer gréviste. Le droit de grève appartient donc individuellement à chaque salarié, seul titulaire de ce droit constitutionnel, et doit s’exercer collectivement[2]. En revanche, le droit allemand retient une conception organique de la grève. Le droit de grève n’est pas explicitement consacré, il est seulement dérivé de l’article 9 § 3 de la Constitution consacrant la liberté de coalition. Il est ainsi garanti dans la mesure où il est un moyen nécessaire de résolution des conflits, essentiel au fonctionnement des syndicats[3]. Seuls les syndicats peuvent donc décider d’un arrêt de travail, alors qu’en France, la grève se passe en principe des syndicats, ces derniers n’ayant pas de rôle exclusif dans le déclenchement d’une grève, même si dans la pratique, il est fréquent que les organisations syndicales initient ou appuient le mouvement[4].

Il convient ensuite de souligner qu’à titre de droit individuel fondamental constitutionnellement garanti, le droit de grève en France n’est pas interdit de façon absolue aux fonctionnaires. S’il est vrai que selon l’article L 2512-1 du Code du travail, il est contraire à la nature des services publics que le fonctionnement soit interrompu brusquement par une cessation de travail inopinée ou que des grèves puissent entrainer leur désorganisation, cela doit conduire à l’éviction des grèves surprises. Ainsi, le respect d’un préavis de cinq jours minimum avant le début du mouvement doit être observé par les organisations syndicales représentatives[5]. Si certains agents d’autorité peuvent se voir interdire le droit de grève ou si un service minimum peut être prévu, il ne saurait exister de mesures trop générales ayant pour effet de rendre l’exercice du droit de grève en pratique impossible[6]. En Allemagne en revanche, la Constitution interdit le droit de grève aux agents de la fonction publique. Malgré la contrariété à l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’Homme, l’interdiction de la grève pour les fonctionnaires reste en vigueur, et ce quelque soit la nature de la fonction exercée concrètement par l’agent[7].

Dans un premier temps, il convient d’étudier la qualification juridique de la grève en droit du travail français et allemand afin d’en percevoir les éventuelles convergences ou divergences (I). Dans un second temps seront étudiés les effets de l’exercice normal du droit de grève dans les deux droits (II).

 

I. La qualification juridique de la grève

Tout d’abord, il convient de rechercher les éléments constitutifs de la grève en droit allemand et français.

A. La cessation collective et proportionnée du travail

La loi ne donne pas de définition de la grève ni en droit français, ni en droit allemand. Pourtant, il est essentiel de s’interroger sur ce que recouvre cette notion. En effet, les salariés qui décident de suspendre l’exécution de leur travail, ne seront protégés que si les éléments constitutifs de la grève sont réunis.

Tout d’abord, il convient de se demander si le refus de revendications préalables par l’employeur est exigé afin de pouvoir constituer une grève. En droit français, la Cour de cassation admet que le rejet préalable par l’employeur des revendications des salariés n’est pas une condition d’exercice du droit de grève. Il suffit donc que l’employeur connaisse les revendications des salariés, qu’il ait été informé de ces revendications au moins au moment de la cessation du travail[8]. En revanche, le droit allemand est beaucoup plus restrictif puisque la grève ne doit représenter que l’ultime moyen d’action, priorité étant faite à la négociation collective[9]. La grève n’est autorisée que pendant la période de négociation d’une nouvelle convention collective de branche. Il existe un « devoir de paix » ou « Friedenspflicht » obligeant au respect de la convention collective en cours, celle-ci ne peut pas faire l’objet de grève. Elle peut seulement être introduite une fois que toutes les voies de négociations ont échoué, « Ultima-ratio Prinzip». Elle ne peut de plus entrer en vigueur que si au moins 75% des salariés syndiqués votent en faveur de la grève[10]. Il s’agit donc d’un processus long et formalisé ne devant être mis en œuvre qu’en dernier recours.

Ensuite, la qualification de grève nécessite une cessation collective du travail, peu importe la durée. En droit français, il n’y a grève qu’en présence d’une véritable cessation de travail effectif[11]. Dès lors, un ralentissement de la production ou une exécution défectueuse du travail ne sont pas considérés comme des grèves[12]. En Allemagne, le refus collectif de travailler peut s’entendre d’un salarié qui ne se présente pas à son lieu de travail, mais aussi d’un salarié qui se rend sur son lieu de travail sans travailler ou en exécutant son travail de façon défectueuse[13]. Les deux droits se rejoignent donc tout de même sur l’idée d’une interruption de l’exercice normal, par plusieurs salariés, de leur activité, afin de faire valoir des revendications professionnelles. Les deux droits se retrouvent encore sur le fait que cette cessation du travail ne doit pas être abusive. En effet, la Cour de cassation établit une distinction selon qu’il y ait désorganisation de la production ou selon qu’il y ait désorganisation de l’entreprise elle-même, pour considérer une grève abusive et donc illicite[14].  La désorganisation de la production constitue une conséquence naturelle de la grève, de sorte que, seule la désorganisation de l’entreprise elle-même peut rendre la grève abusive. En Allemagne, le mouvement doit rester loyal et proportionné par rapport à l’objectif à atteindre[15], « faire Kampfführung ». Chaque mouvement social est ainsi soumis au test de proportionnalité, afin de vérifier la nécessité des mesures prises[16].

B/ Le nécessaire objectif de satisfaction de revendications professionnelles

Encore faut-il que la cessation d’activité soit accompagnée, sinon précédée, de la présentation de revendications, afin que l’employeur ait connaissance des motifs du mouvement[17]. La grève doit avoir pour objectif la satisfaction de revendications professionnelles, aussi bien en droit français qu’en droit allemand. Les mouvements sociaux ne doivent pas s’appuyer sur des revendications qui ne sont pas de la compétence du partenaire social. Ainsi, en droit allemand, la grève permet seulement aux syndicats allemands de soutenir des revendications liées à des aspects mentionnés dans les conventions collectives comme le salaire ou encore le temps de travail[18].

Cette condition des revendications professionnelles conduit essentiellement à analyser la position du juge en matière de grève politique et en matière de grève de solidarité.

En France tout comme en Allemagne, la qualification de grève ne peut en principe être retenue dès lors que les revendications sont politiques[19]. Il parait en effet peu souhaitable de permettre à des salariés de se mettre en grève alors que leur interlocuteur ne peut satisfaire leurs revendications, sauf pour des grèves d’ampleur nationale. Cependant cette condition s’entend nettement plus strictement en droit allemand, puisque les grèves politiques sont contraires à l’article 20 de la Constitution, les organes politiques nationaux devant, dans une société démocratique, pouvoir agir sans aucune pression[20]. En revanche, pour la Chambre criminelle de la Cour de cassation, la qualification de grève peut être retenue dès lors que les mobiles sont à la fois professionnels et politiques[21]. On parle alors de « grève mixte ». La Chambre sociale de son côté, semble exiger que l’aspect politique ne soit pas prédominant sur l’aspect professionnel[22].

S’agissant des grèves de solidarité, les solutions retenues par les deux droits semblent se rapprocher. Ainsi, la Cour de cassation admet la licéité des grèves internes à l’entreprise visant à défendre d'autres salariés, si celles-ci répondent à la poursuite d'un "intérêt collectif"[23]. La Chambre sociale de la Cour de cassation admet de plus les grèves de solidarité externes à l’entreprise,  le droit de grève pouvant s’exercer dans une entreprise pour appuyer une journée de grève nationale. Le Tribunal fédéral du travail allemand a admis, pour sa part, que les grèves de solidarité conduites dans un secteur concerné indirectement par les négociations de conventions collectives, étaient légales[24], sous certaines conditions toutefois, notamment la licéité du mouvement de grève soutenu, une certaine interconnexion économique entre les entreprises ainsi que la proportionnalité de la grève[25].

Après avoir étudié les éléments constitutifs de la grève dans les deux droits, il convient dans une deuxième partie, de comparer les effets de l’exercice normal du droit de grève.

 

II. Les effets de l’exercice normal du droit de grève

A/ La suspension du contrat de travail et son impact sur la rémunération

Selon les droits français et allemand, l’exercice du droit de grève ne peut justifier la rupture du contrat de travail, sauf en cas de faute lourde imputable au salarié. Il parait nécessaire en effet que l’employeur ne puisse rompre le contrat en se fondant sur le fait que le salarié a fait grève. Ainsi, selon l’article L 2511-1 du Code de travail, l’employeur qui méconnaitrait ce principe se verrait sanctionné par la nullité de la rupture du contrat de travail. Le salarié gréviste conserve son emploi, le contrat de travail est seulement suspendu pendant toute la durée de la grève. De même en droit allemand, un licenciement qui aurait pour fondement la grève du salarié, serait sans effet. Les salariés grévistes ne cherchant pas à mettre fin à leurs relations de travail mais à améliorer leurs conditions de travail, la grève ne peut donc pas être perçue comme une rupture illicite du contrat de travail. Le droit allemand retient donc de la même façon que le droit français, que la participation à une grève, pourvu que celle-ci soit régulière, suspend seulement le contrat de travail[26]. Cependant si le contrat de travail est suspendu, le droit français tout comme le droit allemand, affirme que cette suspension n’est que relative[27]. Selon le droit allemand, la grève ne suspend que les obligations principales du contrat. Seule l’exécution de l’obligation de fournir le travail convenu est donc visée pour les salariés, qui demeurent liés notamment pas les obligations de loyauté, de confidentialité, de non-concurrence[28].

Puisque l’exécution de la prestation de travail est suspendue, l’employeur est en principe corrélativement dispensé de payer la rémunération, sauf manquement grave et délibéré de sa part à ses propres obligations. En droit français, la réduction du salaire doit toutefois être strictement proportionnelle à la durée de la grève et le bulletin de paye ne peut mentionner les raisons de l’abattement opéré[29]. Le droit allemand pose dans le même sens, que le salaire est sacrifié par le salarié lorsque celui-ci se bat pour l’amélioration de ses conditions de travail, et que le versement du salaire doit reprendre dès la reprise du travail[30]. Mais en pratique, les syndicats allemands sont tenus par leurs statuts d’indemniser les grévistes. Les salariés membres du syndicat obtiennent donc un soutien financier de celui-ci, en contrepartie de cotisations. En France, des comités d’entreprise ont parfois cherché à verser des subsides aux grévistes au titre des activités sociales mais il s’agit d’un versement illégal car discriminatoire à l’égard des non-grévistes. De même, le Conseil d’Etat annule systématiquement les décisions de collectivités territoriales de verser des subventions aux grévistes directement ou indirectement, pour des raisons politiques ou économiques[31].

B/ La réaction patronale à la grève

La grève entraine le maintien du pouvoir de direction de l’employeur mais suspend son pouvoir disciplinaire. Dans les deux droits, la grève entame nettement le pouvoir disciplinaire de l’employeur. En droit français,  aucune sanction ne peut être prise à l’égard du salarié gréviste pendant toute la durée de la grève, sauf en cas de faute lourde de ce dernier[32]. En droit allemand, le simple fait de participer à une grève régulière ne constitue pas une faute grave pouvant justifier un licenciement, car le comportement du salarié ne rend pas la continuation du contrat impossible pour l’employeur. Par contre, la faute grave peut être constituée par la participation, en connaissance de cause, à une grève illicite, car cela constitue une rupture du contrat[33].

En revanche, le pouvoir de direction de l’employeur est maintenu pendant toute la durée de la grève. Malgré le mouvement social, il parait légitime que le chef d’entreprise puisse chercher à assurer le bon fonctionnement de son activité[34]. Il peut donc organiser l’entreprise pour assurer la continuité de son activité. A cette fin, il peut vouloir poursuivre la production de l’entreprise ou bien cesser toute activité. L’employeur a le pouvoir de muter des non-grévistes aux postes des salariés grévistes. Il peut avoir recours à la sous-traitance dans d’autres établissements du groupe. Mais il peut aussi invoquer l’obligation de mise en chômage technique des non-grévistes, lorsque ceux-ci ne peuvent assurer une production normale en quantité ou en qualité[35].

Mais une autre possibilité s’ouvre aux employeurs allemands, qui est celle du droit de lock-out. En effet, à la grande différence du droit français, le droit allemand reconnait la licéité du droit de lock-out, droit à l’action collective des employeurs. En Allemagne, la fermeture momentanée de l’entreprise est ainsi possible en tant que réponse patronale légitime à une grève des salariés. C’est le principe de l’égalité des armes ou « arbeitskampfrechtliche Parität »[36]. Le fondement de ce principe est celui selon lequel, aucune partie à la convention collective ne doit pouvoir imposer, sans condition, sa volonté à l’autre partie. Les parties à la convention collective ont le même poids au niveau des négociations.  Dans cet objectif, le droit à la grève est donné aux deux partenaires sociaux, au nom de « l’égalité des armes »[37] ou « Waffengleichheit ». Cependant un critère de proportionnalité doit être respecté. Le Tribunal fédéral du travail a ainsi admis le lock-out, tout en l’encadrant strictement. Le lock-out ne doit pas être démesuré[38]. Il doit seulement servir à rétablir l’égalité dans les négociations. Le lock-out n’est admis que s’il est rendu nécessaire pour rétablir l’égalité matérielle des armes entre les partenaires sociaux. Il ne peut donc être qu’une réaction défensive à une grève d’une particulière intensité ou d’une longue durée.

La France ne connait pas « l’égalité des armes » allemande, ni le droit de lock-out. Le lock-out demeure en effet une faute contractuelle en droit français, le but poursuivi par l’employeur étant que les non-grévistes effectuent une pression de plus en plus forte sur les grévistes afin qu’ils cessent leur mouvement et que le travail puisse reprendre pour tout le monde[39]. La responsabilité contractuelle de l’employeur est alors engagée pour n’avoir pas permis à ses salariés d’exécuter leur prestation de travail[40]. Toutefois, l’interdiction du lock-out ne doit pas être confondue avec la possibilité de mise en chômage technique. L’employeur peut apporter la preuve d’une situation de force majeure le contraignant à devoir fermer son entreprise.

La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne évoquant le droit à l’action collective des employeurs dans son article 28, pourrait à terme faire amener le droit français à évoluer sur ce point[41], bien que les droits internes demeurent en vigueur dès lors qu’ils sont plus favorables aux salariés.

 

 

Bibliographie

 

Codes

Arbeitsgesetze, Beck Texte éd. 2012

Code du travail, Dalloz éd. 2012

 

Manuels

Droit du travail, Favennec-Héry Verkindt, LGDJ éd. 2009

Droit du travail - Droit vivant 2012 2013, Ray, Liaisons, éd. 2012

Droit du travail Relations collectives, Teyssié, Litec, éd 2009

 

Arbeitsrecht Söllner/ Wattermann, Vahlen, éd 2009

Arbeitsrecht Wollenschläger, Carl Heymanns Verlag, éd 2010

Arbeitsrecht Zöllner/ Loritz/ Hergenröder, Verlag C.H. Beck, éd 2008

 

Sites Internet

Clesdusocial.com




[1] Observatoire européen des relations industrielles, clesdusocial.com

[2] § 960 p 640 Droit du travail – droit vivant Ray

[3] § 657 p 254, Arbeitsrecht, Söllner/ Wattermann 

[4] p 201 Droit du travail Favennec-Héry Verkindt

[5] § 1240 p 685 Droit du travail- relations collectives Teyssié

[6] CE 7 juillet 1950

[7] OVG Nordrhein-Westfalen, 7 mars 2012

[8] Cass. 24 mars 1988

[9] p 435, Arbeitsrecht Zöllner / Loritz/ Hergenröder

[10] P 418, Arbeitsrecht Zöllner/ Loritz/ Hergenröder

[11] Cass. Soc. 18 déc. 2001

[12] § 1089 p 621, Droit du travail - Relations collectives Teyssié

[13] § 619 p 275, Arbeitsrecht Wollenschläger

[14] Cass. 30 mai 1989

[15] § 656 p 283, Arbeitsrecht Wollenschläger

[16] BAG 26 juin 1991

[17] p 202 Droit du travail Favennec-Héry Verkindt

[18] § 649 p 283, Arbeitsrecht Wollenschläger

[19] § 970 p 646, Droit du travail – droit vivant Ray

[20] § 672 p 261, Arbeitsrecht Söllner/ Wattermann

[21] Soc. 5 juin 1959

[22] Soc. 15 fév. 2006

[23] Cass. 22 nov. 1995

[24] BAG 19 juin 2007

[25] ArbG Baden-Württemberg  31 mars 2009

[26] § 711 p 273, Arbeitsrecht Söllner, Watterman

[27] P 206 Droit du travail Favennec-Héry Verkindt

[28] P 447 Arbeitsrecht  Zöllner/ Loritz/ Hergenröder

[29] P 207 Droit du travail Favennec-Héry Verkindt

[30] P 447, Arbeitsrecht Zöllner/ Loritz / Hergenröder

[31] § 981 p 651 Droit du travail- droit vivant Ray

[32]§ 1179 p 658, Droit du travail- relations collectives Teyssié

[33] P 449, Arbeitsrecht Zöllner, Loritz, Hergenröder

[34] § 1004 p 664 Droit du travail- droit vivant Ray

[35] § 1011 p 667 Droit du travail -droit vivant Ray

[36] P 444, Arbeitsrecht Zöllner, Loritz, Hergenröder

[37] § 634 p 278, Arbeitsrecht Wollenschläger

[38] BAG 10 juin 1980

[39] § 1285 p 707 Droit du travail- relations collectives Teyssié

[40] Cass. Soc. 26 janv. 1972

[41] § 983 p 652 Droit du travail- droit vivant Ray