La personne morale, forteresse des personnes physiques ?

« Donnez moi un masque et je vous dirai la vérité »[1], voici l’adage que cette décision remet en cause. Faisant tomber le « masque social » des sociétés-écrans, cette consécration offre un nouveau visage au marché de l’élusion du droit.

En l’espèce, la société Tripesca contracte un transporteur, Remolcadores Ultragas SARL pour acheminer jusqu’à son siège social un pont flottant récemment construit. Ce dernier lui est remis par le constructeur en bon et due forme mais, lors du transport, coule. La compagnie d’assurance, AGF Allianz, rembourse à Tripesca le sinistre dont elle a assumé le risque.  

Le demandeur, AGF Allianz (subrogataire de Tripesca), réclame des dommages intérêts pour les négligences dans le « naufrage », avançant l’unité d’Ultragas SARL avec sa façade Remolcadores Ultragas SARL - majoritairement détenuepar la première -, sans explicitement réclamer la levée du voile corporatif.

Le défendeur, Ultragas SARL, considère que Tripesca a conclu un contrat avec Remolcadores Ultragas, et non directement avec elle. Remolcadores Ultragas étant à l’origine du dommage, Ultragas SARL, entité indépendante et distincte, n’est pas responsable. AGF Allianz  n’ayant donc pas attaqué Remolcadores Ultragas, sa demande est dépourvue de tout fondement. De surcroit, le requérant viole la loi 3918 aux articles 2 et 4 prévoyant la responsabilité limitée des actionnaires.

AGF Allianz intente une action devant la Cour d’arbitrage qui lui donne raison. Le défendeur en première instance interjette appel près la Cour d’appel de Santiago mais est débouté. Il se pourvoi en cassation devant la Cour suprême qui confirme la décision des juges du fond.

Dès lors, comment peut-elle engager la responsabilité des dirigeants de droit cachés derrière la personnalité morale ? Et dans quelle mesure l’analyse économique du droit anglo-saxon conditionne, par son efficience, les décisions de droits latins, faisant de cette décision l’illustration de l’influence de la Common law sur la Civil law ?

La Cour suprême chilienne, admet qu’« Ultragas » est propriétaire de « 99.9% des droits sociaux de Remolcadores Ultragas », donc qu’il y a « identification de l’intérêt social et des associés permettant d’établir indistinctement la participation des deux sociétés dans le contrat » et ainsi « intenter une action indifféremment contre l’une d’elles ». Qui plus est, avoir ajouté le nom Remolcadores devant Ultragas pour faire écran montre la volonté évidente de paravent contraire à la réalité des faits.

La Cour suprême chilienne met ainsi fin à l’hermétisme de la personnalité morale  en consacrant pour la première fois « la levée du voile corporatif »[2]. En d’autres termes, elle permet au juge saisi en cas de dommage de rechercher, derrière les apparences, le pouvoir réel afin d'engager la responsabilité et prévoir un dédommagement aux victimes.

Comme nous l’expliquions dans le précédent billet[3], l’efficience de la Common law semble évidente, cette consécration explicite évite de recourir à une dialectique juridique longue et complexe pour engager la responsabilité des associés. Analyse économique du droit oblige, cette doctrine de la levée du voile corporatif est l’exemple par excellence de l’institution ayant acquis sa notoriété dans les juridictions du Commonwealth avant d’être importée par les juridictions latines[4]. Ainsi, nous démontrerons comment cette décision remet en cause le principe de responsabilité limitée des associés sous influence de considérations économiques efficientes (I), puis verrons quels mécanismes comparables, le Chili, avant cette décision, et la France, encore aujourd’hui, disposent (II).

I) Exception à la responsabilité limitée des associés

Inspirée de Common law en vertu de son efficience économique (B), cette solution fait exception au principe de responsabilité limitée des dirigeants d’une société (A).

A) Remise en cause de la responsabilité limitée 

Dérogation au principe de responsabilité limitée, la levée du voile corporatif consiste à engager la responsabilité des associés à l’origine du dommage, « cachés » derrière des sociétés-écrans. Pour cela, il suffit de vérifier la répartition des parts de la société en question et prouver l’unicité de ses intérêts avec une autre possédant, en amont, les parts suffisantes pour agir en toute indépendance.

Déterminant ainsi les liens économiques réels d’une société dont les actifs sont détenus par une seconde « cachée » dans les parts de la première, la reconnaissance de cette théorie est une avancée remarquable pour la lutte contre les paravents sociaux garantissant jusqu'alors tous les bénéfices sans le moindre risque pour les dirigeants de droit.

Le recours à ces « masques sociaux » peut être illustré par des exemples en matière environnementale, notamment les affaires Erika et Prestige. Bien que les tenants et aboutissants soient différents, la structure était identique: superposition de voiles corporatifs jusqu’à ce que l’identité des véritables dirigeants devienne totalement opaque, permettant ainsi une complète évaporation des responsabilités lorsque survient un sinistre. En effet, respectivement immatriculés à Malte par une compagnie libérienne filiale d’un groupe grec et aux Bahamas[5] par une compagnie italienne gérée par un boucher du canton de Zoug[6], la Suisse de la Suisse, l’on comprend pourquoi les dirigeants soient encore derrière leurs bureaux plutôt que des barreaux.

Si la levée du voile corporatif fait exception à la responsabilité limitée des sociétés, c’est la Common law qui est à l’origine de son développement dans l’ensemble des pays de droit latin comme le Chili, permettant ainsi de limiter ce genre d’abus.

B) Influence de la Common law : efficience économique du droit

Comme nos droits romano-germaniques, la Common law reconnaît la société à responsabilité limité[7] et consacre la séparation de la société et ses dirigeants[8]. Cependant, l’admission de la doctrine « piercing the corporate veil »[9] des années 1990 est née, en Grande-Bretagne puis aux Etats-Unis, en raison d'une absence d'équivalents aux notions d'abus de droit ou d'acte anormal de gestion comme au Chili ou en France. Au surplus, cette consécration jurisprudentielle semble logique, compte tenu de l’influence déterminante précédemment défendue de l’Ecole de Chicago au Chili depuis les années 1970. Elle explique pourquoi ce n’est pas la France mais le Chili qui, des deux, admet la théorie le premier. Il est d’ailleurs judicieux de sa part d’introduire un principe jurisprudentiel économiquement efficient sur un marché du droit compétitif - ce Law of Economic Warfare[10]

A ce titre, pour consacrer la levée du voile corporatif, le juge se réfère à la « doctrina de los actos proprios » originaire de Common law, soit l’équivalent au principe d’Estoppel consistant à ne pas se contredire au détriment d’autrui. En l’espèce,  deux sociétés ayant prouvées l’unité de leur activité ne peuvent, postérieurement alors qu’elles sont poursuivies, se prétendre distinctes et indépendantes face à la partie demanderesse, alléguant l’unicité de fait. Cette doctrine étant beaucoup plus efficiente que la bonne foi de droit latin, permet une meilleure protection des créanciers. Ainsi, la Cour a jugé que « les deux entités étant intervenues indistinctement dans le développement du contrat de transport » - Remolcadores n’étant que le pantin d’Ultragas - « la Cour n’est pas habilitée à dissocier les deux entités juridiques impliquées comme si elles étaient indépendantes ».

Dès lors, aux considérants 6 et 7, la Cour suprême énonce explicitement la théorie, encore une fois héritée de la Common law, sous l’appellation « disregard of legal entity », considérant qu’il est licite pour les tribunaux de dépasser l’apparence de la personne juridique afin de révéler les intérêts sous-jacents d’individus qui s'y cachent. Le raisonnement de la Cour est alors efficient dans la mesure où elle ne recourt plus aux concepts habituels - longs et complexes - pour engager la responsabilité des dirigeants de droit. En effet, avant cette décision, le juge chilien disposait de notions extrêmement conditionnelles comme l’action paulienne ou la responsabilité extracontractuelle.

Quant aux juges français, dans des circonstances identiques aux faits d’espèce, ils recourent à des concepts équivalents moins restrictifs, laissant croire qu'une consécration de la doctrine serait possible bien que relative. 

II)  Principes équivalents en France et possible admission

Si le droit français dispose de concepts ayant trait à un résultat proche (A), l’admission de la levée du voile corporatif vers une efficience économique du droit serait d’autant plus relative que des instruments de Common law extrêmement opaques comme le trust viendraient dénuer de toute efficacité (B).

A) Tacite admission de la levée du voile corporatif en France et carences chiliennes 

La jurisprudence française ne consacre pas explicitement la levée du voile corporatif mais prévoit des dispositions similaires aux conditions requises par cette décision. Entre autres, l’abus de droit, l’acte anormal de gestion et même des dispositions particulières, plus sévères qu’en Common law, en droit des entreprises en difficultés, à condition, bien sûr, d’ouvrir préalablement une procédure collective. Ainsi, la doctrine de la levée du voile corporatif existe mais reste innomée.

L’abus de droit consiste en un acte «conforme à la lettre mais contraire à l’esprit de la loi»[11]. En France, il est sanctionné à l’article L 64 du Livre des Procédures Fiscales de telle façon que l’administration peut écarter les actes dont l’apparence juridique dissimule le caractère véritable des opérations réalisées ; rétablissant ainsi l’impôt qui aurait été dû dans la situation réelle. Consacré par une décision du Conseil d’Etat[12], puis du juge communautaire[13], l’abus de droit, en matière fiscale par exemple, est qualifié dès lors que les comportements poursuivis présentent cumulativement un caractère fictif et sont réalisés dans un but exclusivement fiscal. Notons que la notion se confond avec celle de « fraude à la loi », illégale aussi, comme l’atteste l’arrêt Janfin[14].

L’acte anormal de gestion consiste pour les dirigeants, de fait ou de droit, commettants abus de biens sociaux (article L 241-3 4 du Code de commerce pour une SARL) ou abus de confiance (article 314-1 du Code pénal), à voir leur responsabilité pénalement engagée.

Enfin, le Livre VI du Code de Commerce en droit des entreprises en difficultés prévoit des voies de recours, plus sévères, engageant la responsabilité personnelle du dirigeant sans que la levée du voile corporatif soit nécessaire. En effet, dès lors qu’une procédure collective est ouverte, le dirigeant devra supporter la responsabilité personnellement pour insuffisance d’actif s’il contribue à la faute de gestion (L 651-2) ; la faillite personnelle pourra être engagée si les faits prévus aux articles L 653-4 et L 653-5 sont qualifiés (L 653-1) ; voire l’interdiction de diriger, gérer, administrer ou contrôler toute entreprise commerciale (L 653-8) pour une période 15 ans maximum (L 653-11) ou même l’incapacité d’exercer une fonction publique effective pour une durée égale à la faillite personnelle (L 653-10). La banqueroute, encore plus grave, prévoit jusqu’à sept ans d’emprisonnement et 100 000 euros d’amende (L 654-1 et suivants).

La Cour suprême chilienne, quant à elle, énumère dans son argumentation des concepts proches des français pour que soit admise la levée du voile, à savoir : l’abus de la personnalité juridique, l’abus de droit ou la fraude à la loi. Cependant, elle omet d’ajouter trois qualifications comme les notions d’équité, de bonne foi et d’enrichissement sans cause, qui s’avèreraient utiles afin d’élargir l’admissibilité de la doctrine et donc que cette consécration soit pleinement efficiente. Elles permettraient au juge d’engager la levée du voile lorsqu’une des six qualifications, et non seulement trois, serait caractérisée. La responsabilité des dirigeants de droit serait ainsi plus facilement engagée et le travail du juge allégé. Cela questionne donc la légitimité de cette consécration jurisprudentielle comparée aux juridictions comme la France qui ne la consacre pas explicitement : le Chili exigeant l’un des trois mécanismes pour caractériser la doctrine, la France, avec de nombreux concepts attrayant à la même fonction, resterait donc plus ouverte pour engager la responsabilité des associés. Ainsi, les principes français n’ont rien à envier à la nouvelle doctrine chilienne, plutôt évasive et incomplète. Cela dit, une reconnaissance par notre pays serait possible, bien que relative.

B) Vers une admission en droit français toutefois limitée 

Malgré cette décision chilienne, n’ayant toutefois pas fait jurisprudence depuis 2009, une reconnaissance prochaine par la France serait envisageable. En effet, la CEDH[15] a récemment entériné la levée du voile corporatif d’un groupe pétrolier russe en faveur du gouvernement Poutine. Bien que la décision soit éminemment politique[16], elle est juridiquement appréciable. A voir si la Cour de cassation s’empresse, comme si souvent, de la transposer en droit interne, voire l'étende « a des entités n’ayant pas participées directement aux faits litigieux ».

Admettant qu’elle soit explicitement consacrée en France ou ailleurs, notons enfin que cette avancée serait pour le moins relative. Pour en revenir au mécanisme cher à la législation offshore, apanage de la Common law, qu’est le trust, rappelons une récente décision du TAF Suisse du 28 juin 2011[17] qui annihile de toute efficacité la « théorie de la levée du voile corporatif ». En l’espèce, il s’agissait de bénéficiaires américains (qui auraient pu être français ou chiliens) d’un trust révocable constitué par un résident suisse. Le fisc américain, en vertu de l’accord UBS, souhaitait obtenir de ses ressortissants ayant intercalé une société écran entre le titulaire suisse du compte et eux, la condamnation pour défaut de déclaration des revenus générés par ce compte, et donc la levée de la société écran pour engager leur responsabilité directe. Cependant, selon le Tribunal, le settlor n’étant pas dessaisi économiquement des biens transférés au trustee, les bénéficiaires n’ont aucun droit ferme de requérir de ce dernier le paiement de revenus ou d’une part du capital du trust. Les américains n'ont aucunement le droit de disposer des biens du trust. De son vivant, le seul bénéficiaire étant le settlor, d’ailleurs soumis aux impôts en Suisse, le TAF a refusé d’accorder l’assistance administrative. Précisant les pouvoirs de chacune des parties, l’arrêt protège donc indirectement les bénéficiaires d’un trust en refusant la levée du voile corporatif demandé par le gouvernement américain contre ses ressortissants. L’on comprend ainsi comment, une fois de plus, le trust - à condition qu’il soit révocable - trouve une nouvelle parade juridique, défiant en toute légalité les avancées jurisprudentielles chiliennes, voire à l’avenir françaises.

 

Autrement dit, ne nous voilons pas la face : si cette consécration de la levée du voile corporatif est une avancée pour une meilleure sécurité juridique de nos législations, elle n'en demeure pas moins au Chili - comme peut-être en France - un recourt exceptionnel disposant de concepts similaires attrayant à la même fonction.

L’illustration pour l’analyse économique du droit est cependant édifiante. La Cour, sans y avoir été invitée par les parties, importe la notion de la Common law, arborant tous les attributs de recherche d’efficience d’une juridiction anglo-saxonne. Ainsi, malgré des consécrations jurisprudentielles comme celle-ci faisant croire l’autonomie de la volonté des juges, il s’agit bien de décisions de Common law que les juridictions de Civil law s’inspirent, et non l’inverse. Des Etats-Unis au Chili, de l’Europe, et d’ici peu, à la France, voilà comment un droit impose sa loi.

 

 

ASSEMBLÉE NATIONALE, Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur l'application des mesures préconisées en matière de sécurité du transport maritime des produits dangereux ou polluants et l'évaluation de leur efficacité. 23p. 10/07/2003.

SOIZIC MENDES DE LEON, Considérations sur l’assistance administrative et les trusts,  Le Temps, 16/09/2011.

IAN WILLMORE, Erika-Prestige : mêmes causes mêmes effets, The observer.

KINDLE EDITIONS, Piercing the corporate veil : Federal Court of Appeals Decisions. Litigator Series. 2011. 

PAOLO AMBROSIO LEONELLI, ROGRIGO ANDRÉS URRA ESCOBAR, GABRIELA YOLANDA NOVOA MUNOZ. Abuso de la personalidad jurídica. Universidad Católica de Temuco. Temuco. Chile. 43p. 29/10/2004.

IGNACIO URBINA MOLFINO. Levantamiento del velo corporativo. Commentaire de jurisprudence du 02/06/09. Revista Chilena de Derecho, vol 38, p. 163. 2011.

Lamyline ; Lexisnexis.

 


[1] O. WILDE.

[2] « Leventamiento del velo corporativo »

[3] P. FARGE, La crise, un jeu ? m2bde.u-paris10.fr

[4] Exceptions faites de l’Espagne et l’Allemagne pour des raisons qui seraient ici fastidieuses de rappeler.

[5] Juridiction peu regardante sur l’état des flottes.

[6] Le canton à la fiscalité la plus réduite et l’opacité la plus accomplie, A. ROUX, La part d’ombre de la mondialisation, 2010, p. 73. BU Nanterre.

[7] « Limited Liability Company ».

[8] House of Lords, Salomon v Salomon, 1897.

[9] Court of Appeal of England and Wales, Atlas Maritime Co SA v Avalon Maritime Ltd, 1991; United States Court of Appeals, Thrift drug case, 11/12/1997.

[10] M. DOMKE, Piercing the Corporate Veil in the Law of Economic Warfare, Wisconsin Law Review 77, 1955.

[11] CE, Sté Henri Goldfarb, 07/09/2009.

[12] CE, Ass pl, 10/06/1981.

[13] CJCE, Halifax, 21/02/2006 ; Cadbury Schweppes, 12/09/2006.

[14] CE, Société Janfin, 27/09/2006.

[15] CEDH, SA Neftyanaya Kompaniya Yukos / Russie, 10/09/2011 (ЕКПЧ, OAO Нефтяна́я Компа́ния Ю́КОС / Россия, 10/09/2011).

[16] Soit dit en passant, anciennement détenu par M. Khodorkovski, avant qu’il ne soit envoyé, au frais, en Sibérie par V. Poutine pour une fraude fiscale digne de la grandeur russe.

[17] SOIZIC MENDES DE LEON, Considérations sur l’assistance administrative et les trusts,  Le Temps, 16/09/2011.