La protection du secret par le droit de la propriété intellectuelle en Russie par Milène DRWESKI

Certaines informations doivent être tenues secrètes pour permettre aux entreprises de conserver un avantage sur leurs concurrents. Le législateur français s’est peu soucié de cette nécessité. En Russie, les articles 1465 à 1472 du code civil traitent du secret. Ils consacrent une définition large du secret, l’instauration d’un véritable droit transmissible et une responsabilité en cas de divulgation.
Articles 1465 à 1472 du code civil russe.

En raison de la globalisation et de la financiarisation des marchés, la compétition entre entreprises s’est accrue. En cherchant un avantage sur leurs concurrents, l’innovation est devenue un enjeu majeur pour les entreprises. L’accès aux informations concernant ces innovations est encadré par le droit de la propriété industrielle. Une partie de ce droit est consacrée aux brevets. Mais ce dernier est insuffisant. En effet, une fois un brevet déposé, son contenu est révélé. En périphérie de ce droit, d’autres informations et connaissances techniques doivent être protégées. Pour cela elles doivent être maintenues secrètes. On utilisera le terme de « secret industriel » pour désigner ces informations qui recouvrent plusieurs réalités juridiques. En France, la seule référence au secret est issue du code du travail (art L 152-7 du code du travail) et du code pénal (art 226-13 du code pénal). Elle s'applique aux salariés. L’article L 621-1 du Code de la Propriété Intellectuelle (CPI) affirme qu’est puni: “le fait, par tout directeur ou salarié d'une entreprise où il est employé, de révéler ou de tenter de révéler un secret de fabrique”. Cet article unique démontre qu’en droit français “le secret n’est pas un droit de propriété industriel … complet” (J.Azéma et J-C Galloux, Droit de Propriété Industriel, Paris: Dalloz, 2006. p. 531). En Russie, au contraire, il y a un véritable régime protégeant les secrets industriels. La quatrième partie du code civil y consacre 8 articles (articles 1465 à 1472). L’exemple du droit russe met en évidence le vide juridique français. Le législateur français ne devrait-il pas s’en inspirer? Ainsi, il paraît fondamental de se demander: quels changements législatifs paraissent opportuns, au regard du droit russe? Dans un premier, il conviendrait de poser une véritable définition des secrets industriels à protéger (I). Ensuite, il serait utile d’élaborer un droit “complet” du secret industriel (II). Enfin, il faudrait instaurer un régime de responsabilité correspondant (III).

I. Une définition complète et précise

La seule référence aux secrets industriels dans la législation française est l’article L 621-1 du CPI qui parle de “secret de fabrique” sans en définir le terme. La jurisprudence a donc dû l'expliquer. La Cour de cassation y inclut “tout procède de fabrication, offrant un intérêt pratique ou commercial, mis en oeuvre par un industriel et gardé secret à l’égard de ses concurrents” (Crim., 15 avril 1982, PIBD 1982, III, p. 207). Mais cette définition n’est valable que pour les “tout directeur ou salarié” d’une entreprise. Il faut un lien de subordination, ce qui constitue une limite importante à la protection du secret. De plus, l’article L 621-1 du CPI ne protège que les procédés de fabrication. Or bien d’autres informations nécessitent une protection. Par exemple, un consultant extérieur à l’entreprise peut avoir travaillé temporairement sur un procédé développé au sein de l’entreprise. De même, une idée de campagne de publicité est une information capitale, sans qu'il ne s'agisse d'un procédé. Ainsi, la doctrine a regroupé ces autres cas sous le terme de “savoir-faire” (translittération du terme anglo-saxon know-how). Jacques Azéma et Jean-Christophe Galloux le définissent comme “des informations de nature technique, industrielle ou commerciale, non brevetées, identifiées et substantielles, secrètes et transmissibles” (J. Azéma et J-C. Galloux, Droit de Propriété Industrielle, Paris: Dalloz, 2006. p. 532). On peut ajouter qu’elles doivent avoir une valeur marchande. La création d’un nouveau terme n’est pas une fantaisie. Il est en effet, utile de regrouper des régimes certes disparates mais ayant en commun la nécessité du secret.

Le droit international, une fois n’est pas coutume, s’est saisi de cette question à travers l'article 39 de l'accord sur Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce (ADPIC). Il a choisi le terme neutre de “renseignements non divulgués”. Ils sont caractérisés par leurs : “a) … secrets … b) … valeur commerciale parce qu'ils sont secrets; et c) … dispositions … , destinées à les garder secrets.”

La législation russe reprend plus ou moins la définition de l’ADPIC. Elle est bien plus précise que la législation française. L’article 1465 du code civil protège le sekret proizvodstva secret de fabrication. Il précise ce terme par nou-hau know-how entre parenthèses. Pour le juriste français, qui distingue ces deux notions il est a priori difficile de comprendre de quoi il s’agit. La définition donne un éclairage. Le sekret proizvodstva (nou-hau) secret de fabrication (know-how) est “l’information (technique, économique ou autre) qui a une valeur réelle ou potentielle de par son caractère secret et qui est soumise à un régime de secret commercial”. Le code russe protège donc une information et non pas un procédé. Ceci élargit donc considérablement la protection. On peut donc dire, qu’il protège aussi bien les secrets de fabrique que le savoir-faire au sens français des termes. Le droit de la propriété industrielle va donc bien au-delà des simples relations de travail. Même si celles-ci sont particulièrement encadrées (article 1470 pour les contrats de travail, et article 1471 pour le contrat de mandat).

Dans cet article, il faudra donc comprendre par le secret de fabrication, le sens russe du terme et non pas français. Il convient à présent, d’étudier les droits que protégé le code.

II. Un véritable droit de propriété industrielle

La difficulté de déterminer le type de droit dont dispose le détenteur du savoir-faire (A) est liée à la problématique de son mode de transmission et donc des contrats (B).

A. L’instauration d’un droit transmissible

L’article 1466 donne au détenteur du secret de fabrique un isklûčitel'noe pravo droit exclusif ou privatif. Ce terme existe en droit français. Mais correspond-il aux secrets? En effet, le détenteur d’un savoir-faire ne dispose pas d'un droit privatif, « d’un droit de propriété et donc une exclusivité sur une technique» que seul l'État peut accorder (F. Pollaud-Dullian, Droit de la propriété industrielle, Paris: Montchrestien 1999, p. 317). L'explication réside dans le fait que le savoir-faire n’est pas figé. Sa communication est problématique puisque “le savoir-faire ne se vend pas et ne se loue pas contrairement aux choses matérielles, puisque son détenteur le conserve et que l’acquéreur de ce savoir-faire ou de cette connaissance technique ne le rend pas à la fin du contrat” (V.Cohen, La communication du savoir-faire, août 2006 en ligne).

La loi russe apporte une autre solution. Elle emploie le terme de isklûčitel'noe pravo droit exclusif ou privatif pour désigner le mode de protection dévolu aux secrets. Le code russe ne parle pas de droit de propriété intellectuelle mais de droit intellectuel. Ainsi, le lien entre droit privatif-exclusif et propriété n'est pas établi en droit russe. Il indique uniquement le monopole du détenteur du savoir-faire sur ce dernier. Le isklûčitel'noe pravo droit exclusif ou privatif le distingue surtout des autres acteurs. En conséquence, le détenteur du savoir-faire est le seul à pouvoir l’exploiter et l’utiliser comme bon lui semble (art 1466.1). Sans son accord, personne ne peut l'exploiter. Il est donc le seul à en disposer. En effet, le droit russe distingue la détention, la disposition et la possession. La disposition permet l'exploitation du secret (par exemple en le transmettant par contrat) mais son détenteur ne le « possède» pas. Ainsi, comme en droit français il n'y a pas de droit de propriété intellectuelle sur le secret. Mais le droit russe offre au détenteur du secret un droit de disposition ou d'exploitation. Il faut préciser que l’article 1467, pose une limite dans le temps à ce droit. Le droit expire une fois la confidentialité des informations brisée. Un savoir-faire acquis lors de l’exécution d’un contrat de travail (article 1470) ou de mandat (article 1471) appartient à l’employeur ou bien au mandataire.

Le droit de disposition russe permet la transmission du secret, notamment au travers de contrats.

B. Une pratique encadrée par des contrats

En France, le manque d'encadrement législatif a forcé les acteurs utiliser la théorie générale des contrats. Pour pouvoir transmettre, communiquer ou permettre l’exploitation du savoir-faire, il est nécessaire de conclure des contrats (la doctrine parle de contrat de communication de savoir-faire). Un contrat classique de licence, souvent accessoire à une licence de brevet est possible. Par l’intermédiaire d’un tel contrat, le donneur de licence autorise “un tiers à exploiter des connaissances techniques … qui ne sont pas brevetées dans la licence de savoir-faire” (J.Azéma et J-C.Galloux, Droit de Propriété Industrielle, Paris: Dalloz, 2006. p.543). Mais, le plus souvent les parties concluent des contrats innomés du code civil. Ils doivent donc négocier chaque clause ce qui présente souvent des difficultés techniques. En effet, le cédant ne peut pas révéler son savoir-faire avant d’avoir négocié son prix alors que le cessionnaire souhaite se faire au moins une idée du contenu avant de payer. Les secrets de fabrique, quant à eux entrent par essence dans le cadre des contrats de travail. Ainsi, seules des clauses de confidentialité peuvent encadrer la divulgation. La contrepartie est le salaire versé.

Le droit russe répond mieux aux attentes des industriels. Tout d’abord, l’article 1468 du code civil instaure un contrat de transmission du isklûčitel'noe pravo droit exclusif ou privatif. Le détenteur initial perd le droit exclusif sur son savoir-faire. Mais bien évidemment il continue d’une certaine manière à le “posséder” car il le conserve dans sa mémoire. Mais il ne peut plus l’exploiter car il n’en dispose plus. De plus, il doit conserver la confidentialité des informations transmises jusqu’à ce que le droit exclusif cesse d’exister. L’article 1469, quant à lui, instaure un contrat de licence de savoir-faire. Dans ce cas-ci, le droit exclusif n’est pas transmis, mais seulement la possibilité de l’exploiter. L’exploitation peut être limitée par le contrat dans le temps, l’espace, … La même règle de confidentialité est de mise et le contrat doit êtres conclus à titre onéreux

III. Un régime de responsabilité propre

En France, dans un premier temps, la divulgation des secrets de fabrique constitue un délit. Il faut donc un élément matériel : la divulgation (ou tentative de divulgation) par un directeur ou salarié de l’entreprise. Comme pour toute responsabilité pénale, il faut également un élément intentionnel. Une simple erreur ou inadvertance ne sauraient êtres sanctionnés.

Dans un second temps, le savoir-faire est protégé de multiples manières. Il peut l’être tantôt par les règles pénales sur le vol (mais, dans ce cas, la jurisprudence exige un support matériel à ce “vol d’information”, Grenoble, 4 mai 2000, JCP 2001, pan.p.447). Tantôt ce sont les mécanismes de responsabilité délictuelle qui s'applique à condition de prouver un préjudice, une cause et un lien de causalité entre eux (1382 du code civil). Une entreprise victime peut se retourner contre l’entreprise utilisant abusivement « son » savoir-faire par l’action en concurrence déloyale. Enfin, la responsabilité contractuelle peut être envisagée, en cas d’insertion de clause spéciale de confidentialité dans le contrat de travail ou de mandat.

En Russie, l’article 1472 pose un principe dispositif de responsabilité. En effet, les contrats peuvent instaurer des normes plus contraignantes. Les personnes qui se sont procuré l’information sur le secret de fabrique de façon illégale, et celles qui avaient un devoir de confidentialité doivent rembourser les dommages causés par cette révélation. Par contre, si les informations ont été obtenues par erreur, sans vouloir et sans savoir qu’elles constituaient un secret, alors il n’y a aucune responsabilité.

Bibliographie

Sources primaires

- Accord sur Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) en ligne. Disponible sur <http://www.wto.org/french/docs_f/legal_f/27-trips_03_f.htm > (consulté le 14-02-08 ). - Code de la Propriété Intellectuelle commenté (CPI), Paris: Dalloz 2007. - IVème partie du code civil de la Fédération de Russie du 18 décembre 2006 en ligne. Disponible sur <http://www.consultant.ru/popular/gkrf4/>. (consulté le 14.10.2008). - Loi Fédérale sur le secret de fabrique du 29.07.2004 N 98

Sources en langue française

- Azéma J. et Galloux J-C, Droit de Propriété Industrielle, Paris: Dalloz, 2006. - Cohen A., « La communication du savoir-faire » , août 2006 en ligne. <http://www.netpme.fr/droit-commercial/771-communication-savoir-faire.html> (consulté le 09.04.08). - Mousseron, Secret et Contrat, Paris: Puf, 1997. - Galloux J-C , Droit de la propriété industrielle, 2ème édition, Paris: Dalloz. - Pollaud-Dullian F., Droit de la propriété industrielle, Paris: Montchrestien 1999.

Sources en langue russe

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