La rétroactivité in mitius en France et aux Etats Unis

La rétroactivité in mitius est un concept reconnu depuis longtemps en droit que ce soit dans les systèmes dits de droit civil opposés aux systèmes de droit commun ou "common law." Ce principe est une exception à la règle générale qui veut que la loi ne régisse que des situations futures, lorsque celle-ci est favorable au prévenu. La rétroactivité de la loi pénale la plus douce est ainsi appliquée obligatoirement par les juges. Dans les systèmes de droit civil ce pouvoir donné aux juges est d'autant plus exceptionnel que ceux-ci n'ont pas le même rôle que dans les pays de "common law" où les juges sont créateurs de droit à plus d'un titre.

 

 

Dans une décision du 3 décembre 2010 (n° 2010-74), le Conseil Constitutionnel a admis que des tempéraments au principe de rétroactivité in mitius sont envisageables bien que très restreints et encadrés par le contrôle de nombreuses juridictions (la dernière étant le Conseil Constitutionnel grâce à la Question Prioritaire de Constitutionnalité). Cela conduit à s'interroger sur la place de ce principe dans notre droit ce en quoi il est intéressant de comparer avec le système américain qui opère des contrôles a posteriori des lois depuis le XIXème siècle mais surtout qui est connu pour son système pénal très répressif.

Un Etat de droit se reconnaît, entre autres choses, par l'application uniforme de normes issues de façon directe ou indirecte de la volonté générale. Or, ces normes sont sujettes à évolutions et modifications, se pose alors la question de la norme légitimement applicable. Les conflits de lois dans le temps soulèvent ainsi plusieurs problèmes notamment en droit pénal où les conséquences de l'application de la loi peuvent être aller jusqu'à la privation de liberté et aux Etats Unis, la peine capitale. Ainsi l'un des principes directeurs dans l'application et l'exécution de la loi est celui dit "de la légalité des délits et des peines." Celui-ci a été exposé pour la première fois par Cesare Beccaria en 1764, lequel s'inspirait (et admirait) grandement Montesquieu et ses contemporains des lumières. L'application de ce principe prévoit la non-rétroactivité générale des lois. Le fondement de ce principe est simple : on ne peut être tenu responsable pour des actions qui n'étaient pas répréhensibles au moment où elles ont été commises En effet, afin de s'assurer de l'application équitable et juste des normes, la loi pénale ne peut s'appliquer de façon rétroactive, elle ne contrôle que les situations futures, et à ce titre "nul n'est censé l'ignorer." Ce principe a été consacré en 1789, à l'article 8 de la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen qui prévoit que "la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée." Un des corollaires de ce principe est la rétroactivité de la loi pénale plus douce ou rétroactivité in mitius.

Considérant les nombreuses différences qui opposent les systèmes de droit français et américain, à savoir par exemple la place de la jurisprudence et de la loi, ou encore la confiance accordée aux juges dans ces systèmes respectifs, il est intéressant de constater que ce principe fondamental à la préservation d'un Etat de droit fait l'objet d'interprétations assez divergentes. Mais, il est d'autant plus intéressant de constater les récents et surprenants signes de distance de la jurisprudence française par rapport à ce principe, alors qu'il semblerait que la jurisprudence américaine s'en rapproche de plus en plus. On notera par exemple la complexité de la distinction entre les normes de fond et les normes de procédures, ces dernières ne devant pas forcément faire l'objet d'une application rétroactive même si elles sont plus favorables selon une jurisprudence constante en France et aux Etats Unis.

 

Un principe constitutionnellement consacré en France comme aux Etats Unis

En France, la dérogation au principe de non rétroactivité de loi est généralement admise au nom du principe de nécessité des peines (lui même issu du principe de légalité des délits et des peines) ainsi que celui d'humanité, lesquels supposent qu'une norme jugée trop sévère ne devrait pas s'appliquer même si la société s'est prononcée contre après la commission de l'acte réprimé. Cette exception se traduit par l'obligation pour le juge d'appliquer les dispositions pénales les plus favorables au prévenu. Elle s'est installée graduellement et figure actuellement à l'article 112-2 du Code Pénal qui dispose que "les dispositions nouvelles s'appliquent aux infractions commises avant leur entrée en vigueur et n'ayant pas donné lieu à une condamnation passée en force de chose jugée lorsqu'elles sont moins sévères que les dispositions anciennes." Cette exception a été élevée au rang de principe constitutionnel par le Conseil Constitutionnel en 1981 (décision rendue les 19 et 20 janvier 1981, n° 80-127 DC, Loi renforcant la sécurité et protégeant la liberté des personnes, § 75).

La Constitution américaine rédigée en 1777 et adoptée en 1787, s'est beaucoup fondée sur les théories des Lumières, en particulier Montesquieu et sa théorisation de la séparation des pouvoirs. Malgré cela, la rétroactivité in mitius n'a pas acquis la même résonance des deux côtés de l'Atlantique et ce, bien que la Constitution américaine dispose en son huitième amendement qu'il "ne pourra être exigé de caution disproportionnée, ni imposé d'amendes excessives, ni infligé de peines cruelles ou inhabituelles." Pendant plus de vingt ans, suite à la décision Linkletter v. Walker (381 U.S. 618 (1965)), la Cour Suprême américaine a considéré que la rétroactivité des nouvelles règles constitutionnelles devait être établie au cas par cas pour chaque règle de droit en se fondant sur trois facteurs : le but des nouvelles normes, à quel point les autorités se sont appuyées sur les anciennes normes et les effets sur l'administration de la justice de l'application rétroactive des nouvelles normes. Cependant, celle-ci a opéré un revirement de jurisprudence dans l'affaire Teague v. Lane (489 U.S. 288 (1989)) en affirmant que les cours fédérales ne devaient pas appliquer rétroactivement des règles constitutionnelles de procédure pénale dans les cas où le jugement final a été prononcé. Cet arrêt prévoit généralement l'interdiction d'appliquer des nouvelles règles de procédure pénale dans les cas de "habeas corpus review" devant les cours fédérales inférieures. Deux exceptions subsistent tout de même, la première s'applique si la loi constitutionnelle change de façon "substantielle" le droit pénal et la seconde, si la nouvelle règle constitutionnelle concerne des principes fondamentaux "implicites dans le concept de liberté" ("implicit in the concept of ordered liberty").

C'est donc en pratique que la différence est la plus flagrante, car en termes de théorisation du droit les deux systèmes ne sont pas si éloignés. Il en va notamment de la définition d'une loi plus douce et de son application aux faits.

 

La distinction entre loi de fond et loi de procédure, et ses conséquences pratiques

Il s'agit en fait de circonscrire l'application de la rétroactivité aux règles substantielles et non aux règles dites de procédure qui sont mises en place pour encadrer l'administration de la justice. La distinction paraît évidente et simple mais il s'avère plus compliqué de faire la part des choses dans certains cas. L'article 112-2, 2°, du Code pénal français prévoit que « les lois fixant les modalités des poursuites et les formes de la procédure » sont immédiatement applicables à la répression des infractions commises avant leur entrée en vigueur. Si l'énoncé du principe est clair, sa mise en oeuvre soulève immédiatement une difficulté : que faut-il entendre par loi de procédure ? Dans un arrêt du 24 janvier 2007, la Cour de cassation énonce que la chambre de l'instruction a justifié sa décision en considérant que l'article 13 de la loi du 30 décembre 2004 prévoyant la possibilité de demander son avis à la Halde « ne contient que des dispositions de procédure fixant les modalités des poursuites et immédiatement applicables, au sens de l'article 112-2 du Code pénal, aux infractions commises avant son entrée en vigueur ». Plus tard, la chambre criminelle a affirmé qu'étendre "le champ d'application de l'incrimination constitue une disposition plus sévère pour le prévenu" (Crim, 7 mars 2012). On constate aisément que la distinction est difficile à établir et laisse une grande part de discrétion dans les mains du juge qui décidera de l'application au non du principe en fonction de la qualification de la loi.

Aux Etats Unis, la question n'est pas abordée de la même façon, comme l'a dit le juge Sandra Day O'Connor "retroactivity is properly treated as a threshold question" (la rétroactivité est justement considérée comme une question de seuil). Elle poursuivit en expliquant qu'il en est ainsi car "une fois que la nouvelle règle est appliquée au prévenu dans l'affaire énonçant la règle, une justice égale impose qu'elle soit appliquée rétroactivement à tous ceux qui sont dans une situation similaire" (Opinion du juge O'Connor dans la décision Teague v. Lane pour la Cour). On comprend ainsi que la rétroactivité est un outil permettant d'appliquer les règles de façon uniforme sur le territoire américain. Il est donc d'autant plus étonnant que la Cour Suprême ait décidé que les "habeas corpus review" ne fassent pas l'objet d'une application rétroactive vis-à-vis des cours fédérales inférieures. En effet, la plus haute juridiction américaine accepte ainsi que sa jurisprudence ne soit pas appliquée de façon rétroactive sur le territoire admettant ainsi des disparités dans l'application de la loi dans le pays.

 

Les conséquences du fédéralisme sur l'application de la loi dans le temps

Dans l'arrêt Danforth v. Minnesota (128 U.S. 1029 (2008)), la Cour américaine a expliqué que le fédéralisme a pour conséquence inévitable la "non uniformité" de l'application de la loi dans certains cas. Les juges sont mêmes allés jusqu'à affirmer que les Etats devraient avoir la possibilité d'établir leurs propres règles concernant la rétroactivité des décisions dans les appels "postconviction" (après condamnation). Cette discrétion accordée aux Etats est une des composantes fondamentales du système américain dont la Cour est garante au même titre que des libertés fondamentales. En effet, le système fédéral américain prévoit que le pouvoir appartient aux Etats fédérés (notamment en matière de droit pénal), alors que l'autorité fédérale n'a qu'un pouvoir résiduel. Ce manque d'intervention de la Cour Suprême qui serait qualifié en France de vide juridique est en fait tout à fait acceptable et accepté aux Etats Unis. Cela conduit cependant à une application disparate de la loi suivant l'endroit où elle est appliquée, ce qui ne semble pas gêner la Cour. En pratique, un prévenu n'aura donc pas les même recours s'il saisit la justice dans le Minnesota et en Californie. Le pouvoir du juge devient donc bien plus qu'une simple interprétation de la règle.

A titre de comparaison, en France, l'application uniforme de la loi ne pourrait être remise en cause de la sorte. En effet, le fédéralisme américain suppose une double souveraineté : celle des Etats fédérés d'un côté et celle du pouvoir fédéral de l'autre. Un concept complètement étranger au droit français, où l'application de la loi est la même sur tout le territoire. De telles divergences de jurisprudence dans des systèmes protecteurs des libertés fondamentales exacerbent la tension inhérente entre le principe de rétroactivité in mitius et la préservation d'une sécurité juridique, élément essentiel s'il en est, d'un Etat de droit.

 

Le rôle du juge et son influence sur la loi

Si l'on s'accorde à dire que la jurisprudence est source de loi, ce qui est l'acception générale dans un système de "common law," quelle peut être la justification possible pour la non-rétroactivité des décisions plus favorables aux prévenus ? Une fois encore la réponse se trouve dans la nature même du système de droit qui se fonde sur des décisions au cas par cas. L'application de la loi de façon rétroactive rentre alors dans le champ des pouvoirs discrétionnaires du juge. Une éventualité qui ferait frémir n'importe quel juriste civiliste au nom de la sécurité juridique d'une part et de la dangerosité de l'arbitraire du juge de l'autre. Mais peut être plus encore, ce qu'il faut relever, comme l'a fait le Conseil Constitutionnel récemment, est "le fait [que] ne pas appliquer aux infractions commises sous l'empire de la la loi ancienne la loi pénale nouvelle plus douce, revient à permettre au juge de prononcer des peines prévues par la loi ancienne et qui, selon l'appréciation même du législateur, ne sont plus nécessaires." (QPC, 26 nov 2010 n° 2010-6). Le juge aurait ainsi le pouvoir de prononcer des peines contraires à la loi pénale en vigueur et établie par la volonté générale au moment où l'issue du procès est décidée.

Mais peut être serait-il temps de reconnaître que le juge n'est pas une simple "bouche de la loi." En effet, même en France où le pouvoir des juges est clairement et strictement limité, on constate aisément et de plus en plus fréquemment l'influence des juges que ce soit dans l'individualisation des peines ou la qualification de la loi en tant que règle de fond ou de procédure. L'application de la loi dans le temps est un bon exemple de la discrétion nécessairement laissée au juge.

 

Le temps juridique face à la réalité des délais au cours de la procédure pénale

Le principe de rétroactivité in mitius peut sembler contraire la notion de prévisibilité si chère au droit français et européen alors qu'en pratique il ne fait que restaurer une justice qui n'a pas eu le temps de s'appliquer comme c'est le cas pour les "habeas corpus review." Ainsi, la CEDH (Cour Européenne des Droits de l'Homme) a peut être apporté l'application la plus rationnelle de ce principe en réaffirmant clairement le principe de rétroactivité in mitius et l'imposant aux juridictions et non seulement à la loi. La juridiction européeenne a ainsi reconnu l'importance du pourvoir normatif du juge et réitéré le caractère fondamental de la rétroactivité in mitius.

Bibliographie :

 

Sources françaises :

 

  • Des Délits et des peines (Dei Delitti et delle poene), Cesare Beccaria, 1764

  • Application immédiate des lois de procédure, Michel Véron, Droit pénal n° 4, Avril 2007, comm. 47.

  • Le principe de légalité en droit français, aspects légistiques et jurisprudentiels, André Giudicelli, Dalloz Revue de science criminelle 2007, p. 509.

  • La Cour EDH sanctionne l'imprévisibilité de la jurisprudence pénale, Djoheur Zerouki-Cottin, La Semaine Juridique Edition Générale n° 20, 16 Mai 2007, II 10092.

 

 

Sources américaines :

 

  • Retroactivity and legal change: an equilibrium approach, Jill E. Fisch, 110 Harv. L. Rev. 1055 (March 1997).

  • The Retroactive and prospective application of judicial decisions, Bradley Scott Shannon, 26 Harv. J.L. & Pub. Pol'y 811 (Summer 2003).

  • Rethinking retroactivity, 118 Harv. L. Rev. 1642 (March 2005).

  • Retroactive application of new rules, 122 Harv. L. Rev. 425 (November 2008).

  • The Future of Teague reroactivity, or "redressability," after Danforth v. Minnesota: why lower courts should give retroactive effect to new constitutionnal rules of criminal procedure in postconviction proceedings, Christopher N. Lasch, 46 Am. Crim. L. Rev. 1 (Winter 2009).

  • Temporal Imperialism, Alison L. LaCroix, 158 U. Pa. L. Rev. 1329 (April 2010).

 

Sites web :