L'affaire Arctic Sunrise devant le TIDM : étude comparée de la possibilité pour les ONG d'obtenir le statut d'amicus curiae devant une juridiction internationale

Résumé : L'affaire « Artic Sunrise » présentée devant le Tribunal International du Droit de la Mer (TIDM) soulève la question de l'ouverture des juridictions internationales aux membres de la société civile et plus précisément aux ONG. De plus en plus de juridictions internationales acceptent de façon plus ou moins large la participation des ONG en tant qu'amicus curiae et le TIDM était l'un des dernier tribunaux internationaux à ne pas avoir été confronté à la question en ce qui concerne la matière contentieuse.

 

Introduction

 

Le 22 Novembre 2013, le Tribunal International du Droit de la Mer (TIDM) a rendu son ordonnance dans l'affaire dite “Arctic Sunrise” opposant les Pays Bas à la Russie. Le litige qui sera soumis à l'arbitrage porte sur la saisie par la Russie du navire “Arctic Sunrise” ainsi que sur la détention de son équipage. Le navire, qui battait pavillon néerlandais, transportait à son bord des personnes de différentes nationalités appartenant à l'ONG Greenpeace et se trouvait non loin de l'Arctique pour protester contre des projets de forage pétrolier dans la mer de Barents. La saisie du navire par la Russie reposait sur des accusations de piraterie qui ont par la suite été converties en accusations d'hooliganisme. Dans l'attente de la constitution du tribunal arbitral qui sera chargé de régler le litige, les Pays Bas ont fait appel au TIDM pour que celui-ci prononce des mesures provisoires ordonnant la libération du navire et de son équipage conformément à la Convention des Nations Unies de 1982 sur le droit de la mer. A l'occasion de cette affaire, et pour la première fois depuis sa mise en place le 1er Octobre 1996, le Tribunal a été confronté, dans le cadre de sa fonction contentieuse, à une demande d'intervention en tant qu'amicus curiae par une ONG, en l'espèce Greenpeace International. C'est cette demande, ainsi que sa réception par le Tribunal qu'il s'agira d'étudier dans ce billet, tout en les comparant avec la pratique d'autres juridictions internationales.

 

La locution latine amicus curiae signifie « ami de la cour » et a été définie par Jean Salmon comme étant une « notion de droit interne anglo-américain désignant la faculté attribuée à une personnalité ou à un organe non-partie à une procédure judiciaire de donner des informations de nature à éclairer le tribunal sur des questions de fait ou de droit » (Salmon, Dictionnaire de droit international public, pp. 62-63). La notion d'amicus curiae trouvant son origine dans le système juridique de common law la pratique est très courante dans ces pays. Cependant l'on retrouve aussi cette pratique dans des pays de tradition civiliste tels que le Brésil, l'Argentine ou encore la France (Kochevar, Amici Curiae in civil law jurisidctions) ainsi que devant un nombre croissant de juridictions internationales.

 

Toutefois, au niveau du droit international l'on note différents degrés de réception de cette pratique. Ainsi, les tribunaux qui ne sont pas essentiellement réservés au règlement des différends entre Etats se sont avérés être plus ouverts à cette pratique que des tribunaux tels que la CIJ et le TIDM.

 

Le TIDM était l'un des seuls tribunaux internationaux à ne pas avoir été confronté en pratique à la question des demandes d'amicus curiae. En effet, ce n'est qu'en 2010, lors de l'affaire concernant la demande d'avis consultatif relatif aux « Responsabilités et obligations des Etats qui patronnent des personnes et des entités dans le cadre d'activités menées dans la Zone » que le Tribunal a eu à traiter pour la première fois de cette question. Cependant ce n'est qu'à l'occasion de l'affaire de l'Arctic Sunrise qu'une telle demande a été faite lors d'une procédure contentieuse devant le TIDM.

 

Il s'agira d'examiner la façon dont a été traitée cette demande par le Tribunal dans le cadre de l'affaire Arctic Sunrise à la lumière de la pratique observée devant d'autres tribunaux internationaux, qui de plus en plus, permettent aux ONG de participer aux litiges en tant qu'amicus curiae.

 

 

Les arguments en faveur de l'acceptation des demande de participation d'ONG en tant qu'amicus curiae

 

Ces arguments ont été présentés par Greenpeace et WWF dans le mémoire que ces deux ONG ont soumis au Tribunal dans le cadre de la demande d'avis consultatif relatif aux « Responsabilités et obligations des Etats qui patronnent des personnes et des entités dans le cadre d'activités menées dans la Zone ». Il ressort de leur argumentation que les tribunaux internationaux sont de plus en plus souvent confrontés à des affaires portant sur des questions d'intérêt public telles que la protection des droits de l'homme ou de l'environnement et qui vont par conséquent bien au delà de l'intérêt des parties au litige. Il est donc fort probable que certaines questions ne soient pas abordées dans les argumentations des parties au litige pour des raisons stratégiques, de sensibilité diplomatique ou encore en raison d'un manque de ressources et d'expertise (exposé de Greenpeace et WWF p. 6). Il serait donc bénéfique d'autoriser l'accès à la participation en tant qu'amicus curiae au plus grand nombre d'entités possible pour pouvoir « combler les vides » présents dans les argumentations des parties.

 

Par ailleurs, la pratique des tribunaux internationaux démontre que la participation au litige par des ONG en tant qu'amicus curiae est de plus en plus répandue (Dolidze A, « Advisory opinion on responsibility and liability for international seabed mining (ITLOS Case N°17) and the future of NGO participation in the international legal process » pp 12 à 19). Le premier tribunal international a avoir créé un fondement légal pour la procédure est la Cour Européenne des Droits de l'Homme. En 1998, lors de la révisions de la Convention Européenne des Droits de l'Homme, son article 36(2) a été modifié pour permettre aux Etats, individus et organisations qui ne sont pas parties au litige d'intervenir dans l'affaire. Cependant, des conditions ont été posées et le juge pourra refuser la demande d'une ONG lorsque cela ne présente pas de liens suffisants avec le fond de l'affaire (Kosiek c. Allemagne), lorsque la participation semble non nécessaire (Caleffi c. Italie) ou encore lorsque suffisament d'éléments ont été fournis à la cour (Capuano c. Italie). Il n'en reste pas moins que les ONG soumettent fréquemment des demandes de participation en tant qu'amicus curiae. Ainsi, par exemple, dans l'affaire Lautsi c. Italie du 18 mars 2011, le jugement fait référence aux observations fournies par 9 ONG ( §50 à 55).

 

En 1998, l'Organe de Règlement des Différends de l'OMC, dans l'affaire « Etats Unis - Crevettes », a estimé qu'il était possible pour les ONG de soumettre de façon spontanée des demandes de participation au litige en tant qu'amicus curiae. Quant à la Cour Interaméricaine des Droits de l'Homme (CIDH), c'est en 2009 qu'elle a légalement formalisé la procédure pour les demandes de participation en tant qu'amicus curiae par les ONG. Les observations fournies par les ONG souhaitant participer à l'affaire en tant qu'amicus curiae seront acceptées si elles sont soumises dans les 15 jours suivant l'audience (art 41 des règles de procédure).

 

 

Les procédures du Tribunal International du droit de la mer relatives à la participation en tant qu'amicus curiae

 

Le Tribunal International du droit de la mer a été créé par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer et est compétent pour régler tous les différends relatifs à l'interprétation ou à l'application de la Convention ainsi que lorsque cela est expressément prévu dans tout accord conférant compétence au Tribunal (article 21 Statut TIDM). Le Tribunal a une compétence consultative ainsi qu'une compétence contentieuse.

 

Il est important de noter que les documents traitant de la procédure applicable devant le tribunal, à savoir le Statut ainsi que les Règles du Tribunal ne mentionnent à aucun moment les termes amicus curiae. Cependant, l'article 84 des Règles du Tribunal semble à priori pouvoir être utilisé dans le contexte des amici curiae dans le cadre de la procédure contentieuse. En effet cet article prévoit qu'une organisation inter-gouvernementale peut fournir des informations au Tribunal, soit à la demande de ce dernier soit à sa propre initiative. Cet article permet donc de communiquer des observations sur des questions de droit comme le permettrait le statut d'amicus curiae. Le problème qui va se poser aux ONG souhaitant intervenir en tant qu'amicus curiae devant le TIDM est de savoir ce qu'il doit être entendu par « organisation inter-gouvernementale ». Autrement dit, une ONG peut elle être considérée comme une organisation inter-gouvernementale ?

 

Pour les besoins de l'article 84, une organisation inter-gouvernementale est définie comme étant « une organisation inter-gouvernementale différente de toute organisation partie à l'affaire ou qui intervient à l'affaire » (article 84(4)). L'article 1 des Règles fait lui référence aux « organisations internationales », terme définit dans l'article 1 de l'annexe IX de la Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer comme étant «une organisation intergouvernementale constituée d'Etats qui lui ont transféré compétence pour des matières dont traite la Convention, y compris la compétence pour conclure des traités sur ces matières». La Convention précise par ailleurs que de telles organisations pourraient accéder au statut de partie à la Convention. Par conséquent le terme organisation inter-gouvernementale est plus large que le terme organisation internationale, au sens de la Convention, et comprend toutes les organisations internationales (selon la définition du droit international général), à l'exception de celles qui sont parties à l'affaire ou qui interviennent dans l'affaire d'une autre manière. Il apparaît toutefois difficile de faire rentrer les ONG dans cette catégorie puisqu'une ONG est littéralement une organisation non gouvernementale et par conséquent non inter-gouvernementale (Gautier, « NGOs and Law of the Sea Disputes », p. 239).

 

Le TIDM ne fût pas confronté à la question des demandes d'amicus curiae par des ONG avant 2010 lorsqu'il a eu à traiter de l'affaire n°17 portant sur la demande d'avis consultatif relatif aux « Responsabilités et obligations des Etats qui patronnent des personnes et des entités dans le cadre d'activités menées dans la Zone ». Il faut noter que la procédure concernant la demande d'information par le Tribunal ou la soumission spontanée d'informations diffère selon que la procédure est consultative ou contentieuse. Lors de la procédure contentieuse, la soumission spontanée d'informations est autorisée (article 84 des Règles du Tribunal) tandis qu'elle ne l'est pas lors de la procédure consultative (article 133 des Règles du Tribunal). Par conséquent les ONG devaient convaincre le Tribunal de la possibilité d'accepter une telle demande alors que ce n'est pas prévu dans les règles de procédure. A ce sujet, Greenpeace et WFF ont adopté une approche quelque peu similaire à l'opinion exprimée par l'Organe de Règlement des Différends de l'OMC. En effet, les deux ONG expliquent dans les observations qu'elles ont fourni au Tribunal que bien qu'il n'existe pas de fondement légal express concernant la participation en tant qu'amicus curiae dans les affaires jugées par le TIDM, il n'existe pas non plus d'interdiction. L'organe de Règlement des Différends de l'OMC a, dans l'affaire dite des crevettes et des tortues, affirmé que le pouvoir de demander des informations n'équivaut pas à une interdiction d'accepter des informations qui auraient été soumises spontanément . En résumé ce qui ne serait pas interdit par le droit serait permis. Cependant cette explication ne peut pas permettre de convaincre le Tribunal que les ONG peuvent participer en tant qu'amicus curiae puisque les règles de procédure du Tribunal précisent de façon express qu'il ne peut s'agir que d'organisations inter-gouvernmentales. A ce sujet, le Tribunal a rejeté la demande de Greenpeace International sur le fondement qu'elle n'est pas conforme aux règles de procédure de la Cour ce qui démontre bien que les ONG ne sont pas équivalentes aux organisations inter-gouvernementales citées à l'article 84 des Règles du Tribunal.

 

 

La réception par le Tribunal de la demande d'amicus curiae dans l'affaire de l'arctic sunrise

 

Le Tribunal a donné la possibilité aux Pays Bas ainsi qu'à la Russie d'apporter des commentaires à la demande de Greenpeace International. Les Pays Bas ont affirmé qu'ils n'avaient pas d'objection à apporter à la demande, cependant ce ne fût pas le cas de la Russie qui a considéré qu'il n'existait pas de base légale permettant de satisfaire à la demande de l'ONG puisque celle-ci n'était pas une organisation inter-gouvernementale.

 

Le Tribunal a décidé de ne pas inclure le mémoire fournit par Greenpeace International au dossier de l'affaire mais l'a toutefois transmis aux parties ainsi qu'aux membres du Tribunal. Or aucune disposition du Statut ou des Règles du Tribunal n'obligeait une telle transmission. En effet, la transmission n'est requise que lorsque des observations ont été fournies par une organisations inter-gouvernementale (article 84(3)). Cependant le Tribunal n'a pas été aussi loin que lors de l'affaire n°17 puisque le mémoire de Greenpeace n'a pas été publié sur le site du Tribunal et l'ONG n'a pas eu le droit de s'exprimer lors d'une conférence de presse. Peut être cela est-il dû aux circonstances particulières de l'affaire. En effet, contrairement à l'affaire n°17, l'affaire de l'Arctic Sunrise est une procédure contentieuse et par conséquent contradictoire. Celle-ci doit permettre aux parties d'exprimer leur points de vue concernant le litige. Or, en l'espèce, la Russie a refusé de participer au procès car elle estime que cette affaire ne relève pas de la juridiction du TIDM. Par conséquent, puisque l'une des parties ne s'est pas exprimé lors du procès il aurait probablement était délicat pour le TIDM de rendre public les observations de Greenpeace International, d'autant plus que la Russie avait objecté à la demande de l'ONG de participer en tant qu'amicus curiae.

 

Il semble donc que la TIDM s'est ici conformé à la jurisprudence de la CIJ en la matière. En effet, cette dernière, dans l'affaire dite du droit d'asile (Colombie c. Pérou, 1950), a rejeté la demande de participation en tant qu'amicus curiae de la Ligue Internationale des Droits de l'Homme qui est une ONG.

 

 

Conclusion

 

Bien que le Tribunal ait rejeté la demande de Greenpeace International car non conforme aux règles de procédure du Tribunal et que les observations de l'ONG n'aient pas été rendues publiques, il est possible de voir dans l'attitude du tribunal une prise en compte sérieuse de la question. De plus, bien que les observations des ONG n'aient pas été prises en compte, l'une des fonctions du statut d'amicus curiae a toutefois été remplie puisque les parties ont pu avoir accès aux arguments et inquiétudes soulevées dans le mémoire.

 

Bibliographie :

 

Manuels :

Romano C, Alter K, Shani Y, The Oxford Handbook of International Adjudication, Oxford University Press, 2014, pp 821 à 826

Salmon J, Dictionnaire de droit international public, Bruylant, AUF, 2001, pp. 62-63

 

Articles :

Bartholomeusz L, « The Amicus Curiae before International Courts and Tribunals », Non-State Actors and International Law, 2005, v.5, pp 212 à 272

Beyerlin U, “The Role of NGOs in International Environmental Litigation”, Heidelberg journal of international law, 2001, v.61, pp 363 à 368

Dolidze A, « Advisory opinion on responsibility and liability for international seabed mining (ITLOS Case N°17) and the future of NGO participation in the international legal process », ILSA Journal of International and Comparative law, 2013, v.19:2.

Gautier P, « NGOs and Law of the Sea Disputes » in Civil Society, International Courts and Compliance Bodies, T.M.C Asser Press, 2005, pp 238 à 242

Grisel F, Vinuales J.E, « L’amicus curiae dans l’arbitrage d’investissement », Foreign Investment Law Journal, 2007, v.22:2, pp 380 à 432

Hennebel L, « Le rôle des amici curiae devant la cour européenne des droits de l'homme », Revue Trimestrielle des Droits de l'Homme, 2007, v. 71, p 643

Kochevar S, « Amici Curiae in Civil Law Jurisdictions », Yale Law Journal, 2013, disponible sur http://www.yalelawjournal.org/the-yale-law-journal/comment/amici-curiae-...

 

Jurisprudence :

Organe de règlement des différends de l'OMC, Organe d'appel, 12 octobre 1998, Etats Unis - Prohibition à l'importation de certaines crevettes et de certains produits à base de crevettes, WT/DS58/AB/R

CEDH, 18 mars 2011, Lautsi et autres c. Italie, requête n°30814/06

CEDH 28 août 1986, Kosiek c. Allemagne, requête n°9704/82

CEDH, 24 mai 1991, Caleffi c. Italie, requête n°11890/85

CEDH, 25 juin 1987, Capuano c. Italie, requête n°9381/81

TIDM, 1 février 2011, Responsabilités et obligations des Etats qui patronnent des personnes et des entités dans le cadre d'activités menées dans la Zone accessible sur https://www.itlos.org/fileadmin/itlos/documents/cases/case_no_17/adv_op_...

CIJ, 20 Novembre 1950, Colombie c. Pérou disponible sur http://www.icj-cij.org/docket/files/7/1849.pdf

 

Textes officiels :

Convention des Nations Unies sur le Droit de la Mer de 1982 disponible sur http://www.un.org/french/law/los/unclos/closindx.htm

Rules of the Tribunal for the law of the sea disponible sur https://www.itlos.org/fileadmin/itlos/documents/basic_texts/Itlos_8_E_17...

Exposé de Stichting Greenpeace Council (Greenpeace International) et de World Wide Fund for Nature dans le cadre de l'affaire n°17 devant le TIDM disponible sur https://www.itlos.org/fileadmin/itlos/documents/cases/case_no_17/Statement_Greenpeace_WWF.pdf

Règles de procédure de la Cour Inter Américaine des Droits de l'Homme disponible sur http://www.corteidh.or.cr/sitios/reglamento/ene_2009_ing.pdf