Le « droit de manifester » ou la liberté de réunion pacifique à l’épreuve des systèmes de droits français et russe. Etude comparative de droit constitutionnel

Le 11 janvier 2015, la capitale française a accueilli une marche de soutien aux victimes des « attentats » des 7 et 8 janvier, qui se voulait dans le même temps être une manifestation pour la promotion des valeurs fondamentales associées toute société démocratique telles que la liberté d’expression. A cette occasion, le ministre russe des affaires étrangères, M. Sergueï Lavrov, a lui-même pris part à la marche « républicaine » avec d’autres chefs d’Etat. A son endroit ont été particulièrement vives les critiques dans la mesure où les quelques citoyens russes venus manifester leur soutien avec des pancartes affichant « Je suis Charlie » sur la Place Rouge à Moscou ont été, eux, rapidement évacués par la police.

Il a été soutenu dans la presse française que certains avaient moins que d’autres, le « droit de manifester » et ainsi le droit d’exprimer des opinions divergentes face à la ligne du régime politique en place. Que prévoient les constitutions russes et françaises, « gardiennes » des droits fondamentaux, sur ce prétendu « droit de manifester » ? Il conviendra de poser la question même de son existence. Elle est d’ailleurs légitime puisqu’une telle expression n’est pas utilisée dans les textes, ni par les juges, que ce soit en Russie ou en France.

Il existe cependant bien en France un « droit d’expression collective des idées » et en Russie le « droit de se rassembler ». De manière préalable à la comparaison, constatons que ces deux notions ont un contenu suffisamment approchant pour les considérer comme équivalentes et englobées par la notion de liberté de réunion pacifique. Cette dernière notion est utilisée au sein du Conseil de l’Europe dont les deux Etats font partie1.

La perspective de la comparaison entre le droit français et le droit russe est ici doublement intéressante. La Fédération de Russie est un jeune Etat par comparaison avec la France. La Constitution russe a en effet été adoptée le 12 décembre 1993. Cette dernière est considérée comme moderne également dans le sens où elle s’inspire de plusieurs systèmes de droits plus anciens, qui sont principalement les droits français, suisse, allemand et américain.

La comparaison apparaît également intéressante au vu des récentes évolutions de la législation en Fédération de Russie concernant les « manifestations publiques » (2010, 2012 et 2013 notamment) en perspective de la tenue des Jeux Olympiques à Sotchi. Les textes qui nous concernent tout particulièrement sont l’article 31 de la Constitution russe et la loi fédérale (N°54-Ф 3) publiée le 19 juin 2004, relative aux rassemblements, meetings, manifestations « démonstratives », marches et piquets. Ces textes seront mis en perspective avec les dispositions correspondantes en droit français, notamment avec les articles 10 et 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC) de 1789.

On notera au surplus l’accroissement constant des affaires concernant la « liberté de réunion pacifique » dirigées contre la France et la Russie devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme (« Cour EDH »). Les deux Etats étant parties à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales du Conseil de l’Europe (ci-après « Convention EDH »)2, leurs systèmes de droit respectifs doivent intégrer les exigences des articles 9, 10 et 11 de ladite convention et prévoir des voies de recours en cas de manquement par l’Etat. La liberté de réunion pacifique concerne dans l’esprit de la Cour EDH, à la fois les réunions et les manifestations à caractère public. Notre étude se limite cependant au régime juridique des manifestations sur la voie publique.

Malgré la proclamation de ce droit de « se rassembler » ou d’« exprimer collectivement ses idées », on ne peut pas dire que les justiciables de la Fédération de Russie et les justiciables français bénéficient des mêmes garanties. D’où l’intérêt de se demander quel rôle a, dans chaque Etat, la jurisprudence constitutionnelle dans la protection, voire le développement de ce droit. Qu’impliquent la définition ou l’absence de définition de ce droit dans la Constitution pour sa protection ou sa limitation ? Et si limitation il y a, dans quelle mesure les deux Etats conçoivent-ils les bornes à l’exercice de ce droit fondamental ?

Pour mettre en parallèle ces deux systèmes sous l’angle de l’étude du régime juridique afférent à la liberté de réunion pacifique, il conviendra dans un premier temps de prendre la mesure du rôle constructeur de la jurisprudence constitutionnelle en France et en Russie dans la définition de la liberté (I), avant de s’intéresser aux atteintes pouvant être portées à l’exercice de cette liberté dans les deux Etats (II).


I. Le rôle constructeur de la jurisprudence constitutionnelle dans la définition de la liberté de réunion pacifique propre aux Etats français et russe


A. Une jurisprudence constitutionnelle russe et française à l’action pour « colmater » les brèches

Le « droit de manifester » n’apparaît pas tel quel dans la constitution française du 4 octobre 1958. Jusqu’en 1995, date à laquelle les juges du Conseil Constitutionnel sont opportunément intervenus pour « colmater » cette faille, ce sont pour l’essentiel les éléments du bloc de constitutionnalité qui nous permettent de déduire l’existence de ce droit pour les citoyens français. Le bloc de constitutionnalité est une fiction juridique qui permet d’élever au rang de la constitution certaines normes jugées fondamentales, telles que le contenu de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC) de 1789, le préambule de la constitution de 1946 ou encore la Charte de l’environnement (2004). La possibilité pour tout individu de manifester sur la voie publique pouvait alors être déduite des articles 10 et 11 de la DDHC qui prônent la liberté d’opinion et de religion, et leur libre communication3. Ainsi, selon la théorie de la hiérarchie des normes, les éléments du bloc de constitutionnalité, dont ces articles de la DDHC, ont une valeur supérieure à tous les autres, ou presque, puisque la question de la supériorité des normes internationales fait débat en France.

Le Conseil Constitutionnel, dans sa décision du 18 janvier 19954, utilise ce fondement de la liberté d’expression pour en déduire qu’à tout individu appartient ce droit fondamental d’ « expression collective des idées et des opinions », ce que Guy Carcassonne qualifie de « droit inédit (…) qui fait son apparition dans la jurisprudence »5. Cette décision providentielle vient à la fois rétablir et « solidifier » les acquis en matière de liberté d’expression sur la voie publique, quand la Constitution ne le prévoit pas expressément, contrairement à ce qui peut être constaté en Fédération de Russie.

La constitution russe de 1993 est plus disserte en ce qui concerne les droits dits « politiques » reconnus aux individus (en ce qu’ils régissent les formes de participation des citoyens à l’exercice du pouvoir politique), ce qui fût aussi dû au contexte dans lequel elle a été adoptée. Elle reprend les termes de l’article 21 du Pacte des Droits Civils et Politiques de 1966 (adopté dans le cadre des Nations Unies)6 : « droit de réunion pacifique », et s’inspire de la Convention EDH dont l’article 11 garantit la « liberté de réunion pacifique »7.

L’article 31 de la constitution russe prévoit que « Les citoyens de la Fédération de Russie ont le droit de se rassembler pacifiquement, sans armes, de tenir des réunions, meetings et manifestations, des marches et piquets. »8 Cependant, malgré la proclamation explicite de ce droit fondamental et des formes qu’il peut prendre, une incertitude importante subsiste quant à la définition des termes employés. Or, en Russie, le législateur est prudemment intervenu en la matière et la loi précédemment citée, du 19 juin 2004 vient proposer une définition pour chacune des formes et surtout, des modalités d’encadrement de ce droit.

Dans ce cas de figure, la Cour Constitutionnelle russe intervient seulement comme « garde-fou » puisque les définitions sont posées par la loi, elle peut seulement intervenir lorsque l’opportunité lui en est fournie par une question des députés ou une « question prioritaire de constitutionnalité » (cette dernière serait du moins qualifiée ainsi en France). Elle l’a d’ailleurs fait dans une décision du 18/05/20129 pour contrôler la conformité des articles 5 et 7 de la loi de 2004, relatifs respectivement à la notion d’organisateur d’une manifestation publique et à la déclaration préalable.

La jurisprudence constitutionnelle n’est pas prolifique mais les éléments précédents nous permettent de constater que les deux institutions constitutionnelles sont capables d’agir de manière opportune pour garantir les droits contenus dans la constitution ou le bloc de constitutionnalité. A travers ces deux décisions l’on peut comprendre qu’elles remplissent leur rôle de définition, de développement et de protection des droits fondamentaux. On notera cependant que le Conseil Constitutionnel français est plus audacieux dans ce domaine que la Cour Constitutionnelle russe qui s’est contentée jusqu’à présent de sa mission de protection et de définition, sans oser encore le développement, la « découverte » de droits reconnus constitutionnellement.

En revanche, cette dernière est clairement réactive lorsqu’il s’agit de rappeler les acquis en matière de droits fondamentaux, s’il ne fallait prendre que l’exemple de la liberté de réunion pacifique.


B. Une jurisprudence constitutionnelle russe plus réactive pour « cimenter » les acquis que la jurisprudence constitutionnelle française

La Cour Constitutionnelle russe peut se montrer très réactive, voire très réactive quand il s’agit d’empêcher la branche exécutive de revenir sur un acquis considéré comme essentiel en France et en Russie, mais à différentes vitesses. Il s’agit de prendre l’exemple du régime juridique, dit « déclaratif », de la manifestation. Par opposition au régime d’ « autorisation préalable », l’autorisation n’est pas requise et la manifestation peut se dérouler légalement dès lors qu’une déclaration a été déposée dans les délais prévus par la loi par les organisateurs auprès des autorités compétentes.

En France ce régime est préconisé par les dispositions de l’article 211-1 du Code de la Sécurité Intérieure : « Sont soumis à l'obligation d'une déclaration préalable tous cortèges, défilés et rassemblements de personnes, et, d'une façon générale, toutes manifestations sur la voie publique. Toutefois, sont dispensées de cette déclaration les sorties sur la voie publique conformes aux usages locaux. ». Les conditions exigées quant au contenu de la déclaration sont quasiment identiques en France et en Russie (respectivement aux articles L-211-2 du Code de la Sécurité Intérieure et article 7 de la loi fédérale de 2004 relative aux manifestations publiques), si ce n’est que la loi russe demande également aux organisateurs de prévoir le nombre de participants à la manifestation. Cette information pourrait paraître anodine, mais la loi précise également que l’organisateur engage sa responsabilité dite « administrative » en cas de constatation d’un nombre supérieur de manifestants qui aurait causé des dégâts ou des dommages (voir infra, II, B). Ce régime déclaratif se veut pourtant plus libéral, plus tolérant pour l’exercice du droit de se rassembler ; c’est ce que la Cour Constitutionnelle russe a voulu rappeler dans sa décision du 14 février 201310.

En France et en Russie, ce régime juridique, prévu par la loi, est considéré comme d’une grande importance pour l’exercice des libertés. Cependant, en Russie, déjà en 2011 et 2012 le précédent Défenseur des Droits, M. Loukine, considère dans ses rapports annuels que le régime déclaratif qui est institué en Russie sur la base des prescriptions de la loi de 2004 a tendance à se transformer dans la pratique en un régime à autorisation préalable. Pour les auteurs S. M. Kazantsev et E. V. Steptchenkova, c’est un régime qui est en effet en mutation, et qu’ils qualifient de « soglasnitel’niï », qui vient du mot « accord » et que l’on peut traduire par régime « de coordination »11. De manière plus explicite, on pourra comprendre qu’en Russie le déroulement d’une manifestation de quelque nature que ce soit, sauf pour les cas dans lesquels la loi ne prévoit pas la nécessité d’un préavis, donnera lieu à un accord entre les organisateurs et les autorités locales en ce qui concerne le lieu et la date de la manifestation. Ces auteurs vont donc plus loin que le Défenseur des Droits dans son analyse et prêtent à la Russie un régime original, hors des carcans classiques.

Ils s’appuient notamment sur l’analyse de la Cour EDH dans l’affaire « Sergueï Kuznetsov c/ Fédération de Russie » (2007) qui avait constaté que même si le requérant n’avait pas déposé son préavis dans les délais imposés par la loi fédérale, l’autorité locale en charge a eu connaissance de celui-ci et n’a pas interdit la manifestation, donc a tacitement accordé sa tenue.

Dans sa décision du 14 février 2013, la Cour russe revient sur ces constatations d’un régime juridique en mutation. Elle vient préciser que l’expression « accord pour le déroulement d’une manifestation publique par les organes de l’Etat » ne signifie pas qu’ils ont le droit d’interdire la manifestation ou d’en changer le but, le lieu ou la date. Elle rappelle que les autorités ont seulement le droit de « proposer » un lieu ou un moment plus adapté, d’autant plus si cette proposition est motivée par la nécessité de préserver l’ordre public et le « caractère normal » des infrastructures communales et de transport, etc.

Il faut bien ici constater que la Cour constitutionnelle russe appelle activement à un « retour aux sources », un retour aux principes permettant un certain équilibre entre nécessité de protéger la sécurité publique par exemple et le respect des droits fondamentaux. En France ce n’est pas le Conseil Constitutionnel qui est le plus actif dans ce domaine. Le Conseil d’Etat peut se révéler très présent pour apprécier le bon déroulement du processus de déclaration préalable et la validité des motifs d’interdiction de manifestations.

Par ailleurs, la préoccupation résultant de la limitation des droits fondamentaux pour des motifs tels que la préservation de l’ordre public, de la sécurité publique ou des bonnes mœurs est un écueil aussi bien présent en France qu’en Russie lorsqu’il s’agit de la « liberté de réunion pacifique ».

 

II. Les atteintes à la liberté de réunion pacifique en France et en Russie

La législation qui est prise en application des acquis constitutionnels a pour rôle de définir les limites de l’exercice de ce droit de réunion pacifique. Elle le fait dans le but, légitime, de trouver un équilibre entre celui-ci et l’exercice d’autres droits fondamentaux dont l’Etat se porte également garant. Chacun des Etats, que ce soit la France ou la Russie limite de manière classique certains droits (A), même si l’on peut constater que le régime russe de responsabilité des organisateurs est plus dissuasif qu’en France (B).


A. Des limites constitutionnelles classiques adoptées par les deux Etats

L’article 17 de la Constitution russe dispose que « (…) L'exercice des droits et libertés de l'homme et du citoyen ne doit pas violer les droits et libertés d'autrui. ». C’est le premier article de la partie que la Constitution réserve aux droits et libertés fondamentaux et il contient en substance l’idée que l’on retrouve à l’article 4 de la DDHC de 1789 (elle-même élément du bloc de constitutionnalité français)12.

Il s’agit de mettre en évidence les limites qui sont opposées à l’exercice du droit de se rassembler. Ces limites, dans un premier temps, trouvent leur fondement dans le texte même de la Constitution, que ce soit en France ou en Russie. Cette situation peut au sein de chaque Etat créer un conflit entre deux normes considérées comme de valeur équivalentes, que le juge (souvent le juge constitutionnel, parfois le juge de la Cour EDH) devra trancher.

La Convention EDH invoque elle-même des limites « nécessaires » et « légitimes » à l’article 11, alinéa 2 : « L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’Etat. ». Ces motifs de limitation ne sont pas exhaustifs mais donnent un bon aperçu des motifs que les législations russe et française reflètent. En France, la suspension ou l’interdiction d’une manifestation sont prévues aux articles L-211-3 et L-211-4 du Code de le Sécurité Intérieure. En ce qui concerne la loi de 2004 en Russie, la nécessité de préserver l’ordre public et la sécurité publique est omniprésente. Dans la loi fédérale de 2004, le mot « svoboda » (liberté) n’apparaît qu’une seule fois tandis que les considérations de sécurité sont innombrables.

Ce sont là des limites que l’on pourrait presque qualifier de classiques. Moins classiques et plus dangereuses pour la liberté de réunion pacifique, sont les restrictions possibles sur le fondement des articles 55 et 56 de la Constitution russe. Ces articles prévoient une limitation exceptionnelle des libertés en cas d’ « état d’urgence » ou de « circonstances exceptionnelles ». Ces motifs ont permis par exemple l’émission du décret présidentiel du 19 août 2013 qui instaurait dans la région de Sotchi un régime spécial interdisant strictement toute manifestation publique qui ne soit pas organisée en rapport direct avec les Jeux Olympiques pour toute la durée de ceux-ci. Cette limitation extrêmement incisive pour les libertés se justifiait selon les autorités par l’exigence de lutte contre le terrorisme, une exigence à finalité constitutionnelle de préservation de la sécurité publique là encore. Ce décret n’a pas été remis en cause à ce jour devant les juridictions russes. Les exigences de proportionnalité mises en exergue par plusieurs décisions de la Cour EDH, notamment la décision Eva Molnar c/ Hongrie du 7 octobre 2008 semblent justement vouloir éviter ce type d’interdiction générale de manifestations, qui sont avant tout pacifiques, critère bien souvent ignoré : « Il est important que les pouvoirs publics fassent preuve d'une certaine tolérance pour les rassemblements pacifiques, afin que la liberté de réunion telle qu'elle est garantie par l'article 11 de la Convention ne soit pas vidée de son contenu. » (cons. 36).

Les évolutions récentes en Russie sont particulièrement préoccupantes pour l’exercice de la liberté de se rassembler. Après la décision de la Cour EDH dans l’affaire Alekseiev c/ Fédération de Russie (arrêt du 11 avril 2011), qui condamnait l’interdiction à plusieurs reprises par le maire de Moscou de la tenue d’une « marche des fiertés » ou « gaypride », les dispositions législatives n’ont pas évolué en faveur de la liberté de se rassembler pour exprimer publiquement certaines idées ou opinions. En effet, la loi du 29 juin 201313 contre la « propagande des relations sexuelles non traditionnelles » restreint sensiblement le droit pour un individu de manifester ses opinions et idées concernant la cause homosexuelle (entre autres), et ce en tous temps et tous lieux. Le motif ici invoqué est la « protection des enfants ».

Les motifs qui peuvent permettre la suspension ou l’interdiction d’une manifestation interviennent en amont de l’évènement. Néanmoins, ils ne sont pas l’unique moyen d’encadrement de la liberté de réunion pacifique. Les sanctions prévues par les deux systèmes juridiques russe et français participent également à la restriction du droit de se rassembler.


B. Un régime de responsabilité plus dissuasif en Russie qu’en France

Le droit pénal français qualifie l’ « attroupement » de délit.

Un attroupement est constaté par défaut de déclaration préalable de la manifestation sur la voie publique, ou bien lorsque la manifestation a lieu malgré son interdiction par les autorités, ou encore lorsque la déclaration préalable était incomplète ou trompeuse (art. 431-9 du Code Pénal). Cette qualification française d’ « attroupement » correspond au sens des termes « émeute de masse » utilisés à l’article 212 du Code Pénal russe.

En Russie, les sanctions peuvent intervenir pour les mêmes raisons invoquées que dans l’article 431-9 du Code pénal français. Par exemple, remarquons que le défaut de déclaration préalable et que le déroulement de la manifestation malgré l’interdiction de celle-ci sont sanctionnés respectivement aux points 2 et 1 de l’article 20.2 du Code des infractions administratives14, tandis que les faits de non-conformité de la déclaration sont sanctionnés par l’article 7 de la loi fédérale de 2004. Ce dernier, malgré les vives critiques qu’il rencontre en pratique du fait de sa sévérité est explicité et déclaré conforme à la Constitution russe par la Cour Constitutionnelle dans sa décision du 18 mai 201215. Une déclaration préalable à une manifestation publique en Russie doit comporter le nombre de personnes qui prendront part à la manifestation (de même qu’une longue liste d’autres exigences). Or, si le nombre de manifestants ne correspond pas à la déclaration (les juridictions disposent d’une large marge d’appréciation car la Cour constitutionnelle élude la question), l’organisateur engage sa responsabilité.

En France et en Russie les personnes susceptibles d’être tenues pour responsables ne sont pas les mêmes. En France, la responsabilité de dégâts ou dommages causés lors d’une manifestation pèse sur les organisateurs et ce, sur le fondement de l’article 431-9 du Code pénal, mais peut aussi peser sur les manifestants dans le cadre de contraventions prévues à l’article R-610 du code pénal, voire peser sur l’Etat dans le cadre du régime spécial de responsabilité sans faute de l’Etat du fait des attroupements et rassemblements prévu à l’article L-2216-3 du Code général des collectivités territoriales. La distinction entre les régimes de responsabilité en France et en Russie est significative.

En Russie, ces deux dernières options (responsabilité des manifestants et responsabilité de l’Etat) ne sont pas du tout envisagées lorsque la manifestation ne reçoit pas la qualification pénale d’ « émeute de masse ». En effet, la responsabilité prévue par la loi de 2004 fait peser le régime de responsabilité sur le ou les organisateurs uniquement ; d’où son caractère plus « dissuasif » puisqu’il s’agit pour l’organisateur en pratique d’engager sa responsabilité plutôt que d’exercer son droit constitutionnel de se rassembler.

Le régime de responsabilité russe, en cas de non-respect des dispositions de la loi de 2004, comporte trois aspects. Un organisateur engage à la fois sa responsabilité pénale et sa responsabilité « administrative » (titre V art. 20-2 du Code des sanctions administratives). Cette dernière ne trouve pas d’écho en droit français mais consiste en une pénalisation des faits reprochés sur le fondement du « Code des infractions administratives ». L’organisateur peut, en dernier lieu, engager sa responsabilité civile (art. 5.-6, loi fédérale de 2004) en cas de manquement à ses obligations listées à l’article 5 de la loi de 2004 pour tout dommage causé par les participants à la manifestation. Cette disposition est d’autant plus dangereuse qu’elle n’est pas limitée ni définie. Cet arsenal juridique a été par exemple déployé à l’occasion des affaires concernant la manifestation ou les « émeutes » de la place Bolotnaïa à Moscou en 2012.

Ainsi, en Russie, organiser une manifestation comporte de plus grands risques de voir sa responsabilité engagée par rapport aux prévisions du droit français, ce qui peut s’analyser comme une limitation indirecte du droit de se rassembler dans la mesure où ces sanctions ont un fort effet de dissuasion.


 

Bibliographie

Textes

  • Pacte International des Droits Civils et Politiques, 1966

  • Convention Européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés, 1950

  • Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, 1789

  • Constitution de la France, 1958

  • Constitution de la Fédération de Russie, 1993, traduction en français par le site officiel constitution.ru

Décisions

  • Décision Conseil Constitutionnel français : DC n°94-352, 18/01/1995

  • Décision Cour constitutionnelle russe : KC N°4-П, 14/02/2013

  • Décision Cour constitutionnelle russe : KC N°12-П, 18/05/2012

Ouvrages

  • Guy Carcassonne, in Nouveaux Cahiers du Droit Constitutionnel, 01/06/2012 n°36, « Les interdits et la liberté d’expression ».

  • Dictionnaire des droits fondamentaux, D. Chagnollaud et G. Drago, 1ère éd., Dalloz, 2006

  • Kommentarii k konstitutsiï Rossiiskoiï Federatsiï, ss. la direction de V.D. Zorkine, ИНФРА, 3ème éd., 2013, commentaires sous article 31 de la constitution

Sources Web Généralistes

  • Legifrance.fr

  • RG.ru

  • Conseil-consitutionnel.fr

  • Konsultant.ru

  • Garant.ru


 

1 L’article 11 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme consacre l’expression à son alinéa 1er

2 Convention adoptée au sein du Conseil de l’Europe en 1950

3 Extraits de la DDHC (1789) : Art. 10. « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi. » Art. 11. « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. ».

4 Décision n°94-352 DC, Conseil Constitutionnel, 18/01/1995, considérants 16 et 24.

5 Guy Carcassonne, in Nouveaux Cahiers du Droit Constitutionnel, 01/06/2012 n°36, « Les interdits et la liberté d’expression ».

6 Extrait PIDCP, 1966, Art. 21 « Le droit de réunion pacifique est reconnu. L’exercice de ce droit ne peut faire l’objet que des seules restrictions imposées conformément à la loi et qui sont nécessaires dans une société démocratique (…) ».

7 Extrait Convention EDH, 1950, art. 11. « Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts. (…) ».

8 Traduction donnée par le site officiel http://www.constitution.ru

9 Décision KC N°12-П, 18/05/2012

10 Décision KC N°4-П, 14/02/2013.

11 Kommentarii k konstitutsiï Rossiiskoiï Federatsiï, ss. la direction de V.D. Zorkine, ИНФРА, 3ème éd., 2013, commentaires sous article 31 de la constitution.

12 Extrait de l’article 4 de la DDHC de 1789 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui (…) ».

13 Loi du 29 juin 2013 N 135-фз

14 Le Code des infractions administratives (КОАП) est un héritage soviétique. Il renferme des infractions complémentaires à celles du Code Pénal (УК) pouvant être émises par l’administration aussi bien que le juge du fond.

15 Postanovlénié du 18.05.2012 N 12-П «пункт 5 части 3 статьи 7 признан не противоречащей Конституции РФ...».