Le dialogue judiciaire entre la CEDH et la CIDH à la lumière de l’affaire Mazni c. Roumanie par Cécile BLOUIN

La Cour Européenne des droits de l’homme (CEDH) et la Cour Interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) sont deux juridictions régionales des droits de l’homme. Elles sont chargées de protéger les droits reconnus par leurs conventions respectives. Dans l’affaire Mazni, la CEDH se réfère expressément à une jurisprudence de la CIDH en matière de droit à un procès équitable. Cette référence par la CEDH à la jurisprudence de la CIDH répond à une pratique plus ancienne de la CIDH envers la jurisprudence de la CEDH. Elle forme le début d'un dialogue qui marque un rapprochement des deux cours. CEDH, 21 septembre 2006, Mazni c. Roumanie, requête n° 5982/00

L’histoire de la construction de la Cour Interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) est très différente de celle de la Cour Européenne des droits de l’homme (CEDH). La CEDH naît dans un contexte d’après guerre (1950) marqué par les violations faites aux droits de l’homme. La Cour a donc dès son origine une légitimité très forte. Le contexte américain, à la même époque, est quant à lui marqué par une volonté de renforcer la souveraineté nationale et le principe de non-intervention. Dans ce sens, est adoptée en 1948, la Charte de l’Organisation des Etats américains et la Déclaration interaméricaine des droits et devoirs de l’homme, déclaration non contraignante. En novembre 1969, la Convention américaine des droits de l’homme est adoptée lors de Conférence Interaméricaine Spécialisée des droits de l’homme, également connue sous le nom de Convention de San José. Elle s’inspire de la Déclaration interaméricaine. Cette Convention entre en vigueur le 18 juillet 1978. Vingt-cinq Etats l’ont ratifiée. Elle constitue une déclaration « originale », puisque les droits reconnus par la Convention ne sont pas respectés par les Etats membres. Les Etats ne voient dans cette convention que de simples propositions. Certains auteurs, M. Revenga Sanchez et A. Viana Garcés (Miguel Revenga Sanchez, Tendencias jurisprudenciales de la Corte interamericana y el Tribunal europeo de derechos humanos, Valencia, Tirant lo blanch, 2008, page 21), nomment ce phénomène « la schizophrénie congénitale : entre le principe de non-intervention et la protection des droits de l’homme ». Ces deux principes sont, en effet, contradictoires ; la mise en place de tribunaux internationaux chargés de la protection des droits de l’homme implique une ingérence dans les affaires des pays concernés. Les différentes Conventions mettent en place différents organes chargés de veiller à leur application : dans le contexte européen, la Cour Européenne des droits de l’homme, dans le contexte interaméricain, la Cour Interaméricaine des droits de l’homme. Au niveau des droits garantis, les similitudes entre les deux cours sont importantes, elles protègent toutes deux des droits civils et politiques. La CIDH a une compétence consultative et contentieuse. Au niveau procédural, le droit d’action n’est pas uniquement reconnu à la victime sinon à toute personne qui aurait connaissance d’une violation (procédure d’action et de dénonciation) à la différence de la CEDH qui ne reconnaît que le droit pour la victime de dénoncer une violation.

Ces deux Cours ont le même but : la protection régionale des droits de l’homme dans un territoire déterminé.

Mais, quelles sont les interactions entre elles ? Existe-il un dialogue judiciaire de part et d’autre des systèmes ? L’arrêt sélectionné (CEDH, 21 septembre 2006, Mazni c. Roumanie, requête n° 5982/00) montre qu’entre ces deux cours le dialogue judiciaire existe. L’expression « dialogue judiciaire » se retrouve dans le discours de Laurence Burgorgue (,(http://www.echr.coe.int/ECHR/FR/Header/The+Court/Events+at+the+Court/Reg...), il fait référence au dialogue des juges. L’arrêt traite d’un cas de violation du droit à un procès équitable, plus précisément, de la question épineuse de la séparation des juridictions civiles et militaires. Cette question déjà connue au sein du système américain se présente devant la CEDH, celle-ci mentionne expressément un arrêt précédemment rendu par la CIDH (CIDH, 16 août 2000, Durant et Ugarte c. Pérou, série C n°68).

Cet arrêt mérite toute notre attention, la CEDH se base pour statuer sur un arrêt rendu par la CIDH, il nous faut étudier le dialogue judiciaire entre les deux Cours (I) et les enjeux de ce dialogue (II).

I Le dialogue judiciaire entre le juge européen et le juge interaméricain.

Historique du dialogue judiciaire

Le dialogue des juges consiste en un échange d’arguments, d’interprétation et de solutions juridiques entre magistrats. En pratique, ce dialogue se manifeste par la citation expresse ou implicite d’une décision étrangère par un juge. Le dialogue qui nous intéresse ici est celui qui provient de l’initiative propre des magistrats (à l’inverse par exemple du renvoi préjudiciel devant la Cour de Justice des Communautés Européennes). Ce dialogue peut s’expliquer par la mondialisation qui provoque une internationalisation du contentieux. Un dialogue judiciaire au niveau des droits de l’homme semble plus que nécessaire, comme l’affirme Laurence Burgorgue (op.cit.), l’internationalisation n’affecte pas que les marchés économiques et financiers, elle transforme également les relations entre les Cours et les juges. La mondialisation pousse les juges à dialoguer et à se livrer à un exercice de comparaison. Le dialogue entre la CEDH et la CIDH, a pendant longtemps été un dialogue à sens unique, le système interaméricain se référait à la CEDH mais celle-ci ignorait la CIDH. Par exemple, dans l’affaire Loayza Tamayo (CIDH, 17 septembre 1997, Loayza c. Pérou, série C n° 33), la CIDH se réfère expressément à la CEDH. Cet arrêt traitait de la question de la violation de l’intégrité physique et morale d’une personne (article 5 de la Convention). La CIDH affirme que la CEDH a déjà estimé que les souffrances sur le plan physique et moral pendant un interrogatoire suffisaient à constituer un traitement inhumain (prévu par la Convention EDH dans son article 3). Ce dialogue à sens unique s’expliquait par l’antériorité de la CEDH et la volonté de la CIDH de légitimer sa juridiction. La CIDH manifestait, en citant la jurisprudence européenne, sa parenté avec celle-ci. La CEDH quant à elle, ne se sentait pas « proche » de cette juridiction régionale lointaine. En effet, la Convention Interaméricaine ne lie aucun Etat européen et les affaires de la CIDH sont loin des préoccupations européennes. La CEDH ne prêtait donc que très peu d’attention à cette Cour balbutiante. Cependant, la jurisprudence de la CIDH a évolué. En effet, dans les premiers temps la Cour statuait principalement sur des violations graves des droits de l’homme (disparitions forcées, tortures etc.). Depuis quelques années, les Etats d’Amériques se trouvent dans un contexte de transition démocratique ainsi le juge interaméricain est saisi au même titre que le juge européen de violations, notamment en matière de liberté d’expression. Un rapprochement récent s’est donc développé entre les deux Cours. Face à des cas difficiles, les juges ont tendance à dialoguer, à s’interroger sur les solutions déjà données par d’autres systèmes juridiques. Il faut donc en conclure que le juge européen s’est intéressé à la jurisprudence interaméricaine pour différentes raisons. Tout d’abord, il semble évident que la mondialisation croissante favorise la transmission d’informations et donc la connaissance des autres systèmes. De plus, le rapprochement des préoccupations des deux Cours explique que le dialogue puisse exister de part et d’autre des systèmes. Enfin, face à des cas difficiles, la CEDH est poussée à se tourner vers l’expérience du système interaméricain. Dans notre cas, la CEDH s’est intéressée à la jurisprudence de la CIDH pour la première fois dans le cas de disparitions forcées. En effet, la CEDH, (CEDH, 13 juin 2000, Timurtas c. Turquie, requête n° 23531/94), s’inspire de l’arrêt fondateur de la CIDH Vélasquez Rodriguez c. Honduras (CIDH, 29 juillet 1988, Vélasquez Rodriguez c. Honduras, série C N°4). Cette jurisprudence est considérée comme l’arrêt qui a posé les bases des principes interaméricains. La CIDH a estimé que dans le cas de disparitions forcées de personnes au Honduras, l’État est responsable de son action comme de son inaction et que les disparitions forcées constituent des violations à plusieurs droits de l’homme protégés par la Convention. Dans un arrêt antérieur à l’affaire Mazni, la CEDH s’est, de nouveau, inspirée de la CIDH (CEDH, 6 février 2003, Mamatkulov et Abdurasulovic c. Turquie, requêtes n° 46827/99 et 46951/99) à propos de la force contraignante des mesures provisoires.

L’affaire Mazni

L’arrêt sélectionné est un exemple du dialogue judiciaire entre ces deux Cours, c’est ici la CEDH qui va citer expressément la CIDH. En l’espèce, il s’agissait d’une suspension de permis de conduire de M. Azni, celui-ci lors d’un contrôle présente une fausse autorisation provisoire de circulation que lui avait confectionné un agent de police. Le requérant fut inculpé pour instigation aux faux, usage de faux et conduite d’une voiture pendant la période de suspension du permis. M. Azni au même titre que l’agent de police est traduit devant un tribunal militaire en raison de la connexité des infractions (extension de la compétence du tribunal militaire). Le requérant fut condamné par le tribunal militaire. M. Azni après avoir fait appel du jugement, saisit la Cour EDH le 14 octobre 1999. M. Azni allègue que le procès devant les tribunaux militaires est contraire aux exigences de l’article 6 § 1 en ce qui concerne les exigences d’indépendance et d’impartialité. L’article 6 dispose que : « Droit à un procès équitable 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »

La Cour utilise un raisonnement intéressant pour statuer. Elle observe « tour à tour » le droit interne, la situation en Europe, le système des Nations Unies et le système interaméricain des droits de l’homme. Dans cet article, l’intérêt se portera sur la référence au système interaméricain des droits de l’homme.

Lors de cette référence au système américain, la Cour cite expressément une jurisprudence de la CIDH (.op.cit.). Elle affirme qu’il existe une jurisprudence constante sur la séparation entre les juridictions civiles et militaires dans le système américain. La Convention américaine dans son article 8 (semblable à l’article 6 de la CEDH) dispose que : “Artículo 8. Garantías Judiciales 1. Toda persona tiene derecho a ser oída, con las debidas garantías y dentro de un plazo razonable, por un juez o tribunal competente, independiente e imparcial, establecido con anterioridad por la ley, en la sustanciación de cualquier acusación penal formulada contra ella, o para la determinación de sus derechos y obligaciones de orden civil, laboral, fiscal o de cualquier otro carácter. “ (Toute personne a le droit d’être entendu, dans le respect des garanties normalement reconnues et du délai raisonnable par un juge compétent, indépendant et impartial…) Dans de nombreuses affaires contre le Pérou (par exemple, CIDH, 30 mai 1999, Castillo Petruzzi et autres c. Pérou, série C n°52), la CIDH a eu à se prononcer sur la notion de tribunal compétent, impartial et indépendant. Dans l’affaire Durant et Urgate, elle affirme qu’il faut exclure les civils de la compétence des tribunaux militaires et que seul le personnel militaire peut être jugé pour des délits et des crimes portant atteinte à l’intérêt du pouvoir militaire. Le système interaméricain, souvent confronté à cette question, (nombreux arrêts rendus contre le Pérou) sert d’inspiration à la CEDH. En effet, le Pérou a été condamné de nombreuses fois pour non-respect des garanties judiciaires. La CEDH se base donc sur une jurisprudence établie de la CIDH. Il faut également relever la proximité des articles dans les deux systèmes, la matière du procès équitable ayant une importance capitale tant au niveau interaméricain qu’au niveau européen.

Pour conclure, il apparaît opportun pour la CEDH de se référer expressément à la jurisprudence de la CIDH.

II Les enjeux du dialogue judiciaire.

Le dialogue judiciaire au service de l’argumentation

Dans notre arrêt, la violation en question est une violation grave qui se présente devant la CEDH, malgré l’éloignement des deux Cours, la question est la même dans les deux systèmes. Le juge européen se livre à un exercice de comparaison, il étudie la solution donnée par le système interaméricain au problème posé. Après avoir présenté les différentes solutions données par les différents systèmes, la Cour, se dit « confortée » dans son approche au vu de l’évolution de la matière au niveau international. La Cour affirme qu’une « position similaire avait déjà été adoptée par la CIDH », elle donne du poids à sa solution en démontrant que l’impossibilité de juger un civil par un tribunal militaire est un principe reconnu dans de nombreux systèmes dont le système interaméricain. Cela reflète une ouverture d’esprit des juges qui ne peut passer que par une connaissance intime de la jurisprudence des autres cours (centres de documentation etc.). La référence à un droit extérieur n’a qu’un caractère persuasif et non contraignant. En citant la jurisprudence interaméricaine, le juge européen reconnaît comme « valide » l’argumentation du juge et lui accorde une importance telle qu’il la cite dans sa propre jurisprudence. La CIDH en retire un « bénéfice » capital, celui de la reconnaissance. La citation d’une jurisprudence étrangère permet au juge de justifier dans une dimension spatiale sa solution. Le juge observe les solutions adoptées dans les autres systèmes et les cite dans sa propre jurisprudence. Le recours à des citations étrangères est critiqué par une partie des juges et de la doctrine (par exemple le juge Scalia aux Etats-Unis), il est reproché au juge de faire du « cherry picking » en ne choisissant que la jurisprudence opportune sans tenir compte des spécificités propres à chaque système. Il semble dans notre cas, que la CEDH se réfère à la CIDH dans un cas bien particulier, le cas de violation au principe de juge indépendant et impartial lorsqu’ un civil est jugé par un tribunal militaire. Le juge européen se réfère donc dans ce cadre particulier et de façon ponctuelle à la solution déjà rendue par le juge interaméricain. À l’opposé de ceux qui affirment que le « cherry picking » est au service de l’arbitraire des juges, il semble préférable que les juges choisissent de citer ou non une jurisprudence étrangère dans des cas bien particuliers plutôt que de se référer systématiquement à celles-ci. La jurisprudence empruntée aux juridictions étrangères ne peut constituer une règle, elle sert juste d’exemple.

La question délicate de l’universalité des droits de l’homme comme conséquence du dialogue des juges

Le dialogue judiciaire permet une reconnaissance mutuelle des juridictions entre elles. En dialoguant le juge cherche au-delà de ces frontières les solutions à une question juridique. Pour certains auteurs (comme Benoît Frydman), il recherche donc la règle universelle, la règle que tous les systèmes reconnaissent et respectent. Cette question, épineuse puisque très controversée mérite néanmoins notre attention pour clore ce travail. L’universalité des droits de l’homme suppose l’affirmation de l’existence d’une série de droits susceptibles d’être reconnus par n’importe quel ordre juridique. Les droits reconnus dans les différentes conventions internationales ont été positivés et sont presque reconnus par tous les Etats du monde. Cependant, l’universalité implique l’idée de ne pas tenir compte des particularités nationales d’un pays. Dans notre arrêt, la similitude des faits pousse le juge européen à questionner les systèmes alentours. Il recherche en quelque sorte la règle reconnue par tous qui lui permet de le conforter dans sa position. En tout état de cause, la comparaison menée par les juges permet un enrichissement des systèmes et évite des contradictions qui seraient impensables dans un domaine comme celui des droits de l’homme. Universalité ou pas, les juridictions ne peuvent nier le dialogue judiciaire qui est présent à tous les niveaux, horizontal comme vertical. La mondialisation implique que l’essentiel de la jurisprudence rendue par des tribunaux régionaux soit connue de tous serve de base à un dialogue judiciaire.

Bibliographie

Ouvrages :

Olivier Ball y Paul Gready, Los derechos humanos, Barcelona, Internan Oxfam, 2007.

Hector Faundez Ledesna, El sistema intermaricano de Proteccion de los Derechos humanos, Aspectos institucionales y procesales, San José Costa Rica, IIDH Insituto Interamaricano de Derechos humanos, 2004.

Miguel Revenga Sanchez, Tendencias jurisprudenciales de la Corte interamericana y el Tribunal europeo de derechos humanos, Valencia, Tirant lo blanch, 2008.

Hélène Tigroudia, Loannis K. Panoussis, La Cour Interaméricaine des droits de l’homme analyse de la jurisprudence consultative et contentieuse, Bruxelles, Bruylant, 2003.

Amaya Ubeda de Torres, Democracia y derechos humanos en Europa y en América, Madrid, Coleccion Juridica General Monografias, 2007.

Sites Internet:

Cour européenne des droits de l’homme, http://www.echr.coe.int/echr/index.htm

Cour interaméricaine des droits de l’homme, http://www.corteidh.or.cr/

Discours Laurence Burgorgue, http://www.echr.coe.int/ECHR/FR/Header/The+Court/Events+at+the+Court/Reg...

Etude de Benoit Frydman, Le dialogue international des juges et la perspective idéale d’une justice universelle, www.philodroit.be

Etude de Julie Allard et Arnaud Van Waeyenberge, De la bouche à l’oreille Quelques réflexions autour du dialogue des juges et de la montée en puissance de la fonction de juger, www.philodroit.be

Décisions de justice :

CEDH, 13 juin 2000, Timurtas c. Turquie, requête n° 23531/94.

CEDH, 6 février 2003, Mamatkulov et Abdurasulovic c. Turquie, requêtes n° no 46827/99 et 46951/99.

CEDH, 21 septembre 2006, Mazni c. Roumanie, requête n° 5982/00.

CIDH, 29 juillet 1988, Vélasquez Rodriguez c. Honduras, série C N°4.

CIDH, 17 septembre 1997, Loayza c. Pérou, série C n° 33.

CIDH , 30 mai 1999, Castillo Petruzzi et autres c. Pérou, série C n°52.

CIDH, 16 août 2000, Durant et Ugarte c. Pérou, série C n°68.