Le règlement 1/2003 du 16 décembre 2002 concernant l'application des articles 81 et 82 du traité CE, par Géraldine Schielé

Le règlement 1/2003 du 16 décembre 2002 oblige les autorités de la concurrence et les juridictions nationales à appliquer les articles 81 et 82 du traité CE à côté de leur droit national, dès lors que le marché communautaire est affecté selon l’article 3 § 1 du règlement. La Commission a ainsi une compétence subsidiaire. Face à l’obligation d’appliquer deux droits à une même situation, la France et l’Allemagne ont harmonisé leur droit national avec le règlement afin de rendre les sanctions prévisibles pour le justiciable. Par ailleurs, selon les principes de la cohérence juridique et de la primauté du droit communautaire sur le droit national, le règlement incite les États membres à coopérer entre eux et avec la Commission et laisse à cette dernière un rôle directeur.

Le règlement 1/2003 augmente les prérogatives des autorités nationales, en leur conférant le pouvoir d'appliquer les articles 81 et 82 traité CE, à côté de leur droit national, dès lors que le comportement concerné a une dimension communautaire. Ce règlement décentralise ainsi l'application du droit de la concurrence communautaire et allège la charge de la Commission européenne, auparavant seule compétente pour appliquer les articles concernés. (Droit commercial des affaires, Dominique Legeais). Cette décentralisation assure une mise en œuvre efficace des sanctions communautaires, applicables immédiatement par les autorités et les juridictions nationales. Le règlement poursuit ainsi le but du droit communautaire de la concurrence défini par la Cour de Justice des Communautés européennes (CJCE) dans son arrêt Métro du 25 octobre 1977 (aff. 26/76) comme la mission « d’assurer une concurrence efficace et praticable ». Cependant, la décentralisation prévue par le règlement 1/2003 semble contredire le principe fondamental de l’application uniforme du droit communautaire issu de la décision de CJCE de 1964 Costa contre Enel (aff. 6/64) et consacré dans l’arrêt du 13 juillet 1972 de la CJCE, Commission contre Italie (aff. 48/71). Les nouvelles prérogatives accordées aux autorités nationales peuvent en effet constituer une menace pour la cohérence juridique, dans la mesure où l'application du droit communautaire est laissée à la libre interprétation des juridictions et des autorités nationales de la concurrence. Une application uniforme du droit communautaire n'est plus garantie. Par ailleurs, en rendant compétentes les autorités et les juridictions nationales de différents États membres, le règlement 1/2003 peut devenir la source de conflits de compétences, et risque de favoriser le forum shopping. Face à ces difficultés, les États membres ont harmonisé leur droit national de la concurrence, pour faciliter la coexistence du droit national et du droit communautaire. Cependant, cette harmonisation doit être accompagnée d'une collaboration entre les autorités nationales et la Commission, afin d'assurer une application prévisible et uniforme du droit communautaire de la concurrence et éviter le forum shopping.

L’harmonisation des droits nationaux est nécessaire pour garantir la prévisibilité des décisions car le règlement 1/2003 refuse la thèse du «Guichet unique ». Selon cette théorie, le droit communautaire s'applique exclusivement, en présence d'un comportement affectant le marché national et le marché communautaire. (Droit de la concurrence interne et communautaire, Malaury-Vignal). En la refusant, le règlement s'aligne sur la décision Walt Wilhelm du 13 février 1969 (aff. 14/68, Rec. 1) dans laquelle la CJCE a précisé qu'une même entente peut faire l'objet de deux procédures parallèles, devant les autorités communautaires, en application du droit communautaire, et devant les autorités nationales, en application du droit national. Le règlement innove en conférant aux autorités nationales le pouvoir d'appliquer le droit communautaire et le droit national. Il permet ainsi d’éviter que des entreprises sanctionnées sur le fondement de l’article 81 et 82 du traité CE échappent à toute sanction. En effet, l’application des articles 81 et 82 exige que le comportement en cause ait des effets sur le commerce entre Etats membres. Or, cette notion d’ « effets sur le commerce entre Etats membres » n’est pas claire. (Aspects récents du droit de la concurrence , Waelbroeck, Bellis, Szafran). Si une entreprise sanctionnée par les articles 81 et 82 du traité CE parvient à démontrer que son comportement n’a pas produit d’effets sur le commerce entre Etats membres, elle pourra obtenir l’annulation de la décision qui la condamne. En revanche, les décisions nationales ne pourront pas être annulées si facilement. Cette application parallèle du droit communautaire et du droit national de la concurrence retenue par le règlement a incité les Etats membres à harmoniser leur droit national, afin d’éviter que l’interdiction d’un comportement dépende de l’application du droit communautaire ou du droit national. (La situation en Allemagne, Joseph Drexl).

Mais, en France et en Allemagne, cette harmonisation est insuffisante pour garantir la sécurité juridique. La mise en conformité des droits nationaux avec le droit communautaire est indirectement imposée aux Etats membres par l'article 3 § 2 du règlement 1/2003, qui interdit aux juridictions et autorités nationales d'appliquer un droit national qui aboutirait à une solution contraire à celle du droit communautaire. Les modifications du droit national ont, dans un premier temps, permis d’intégrer le principe de l’exception légale de l’article 81 § 3 du traité CE. Les entreprises ne doivent plus notifier leur accord à la Commission pour obtenir une exemption à l’interdiction de l’article 81 § 1 du traité CE, comme le recquérait l’ancien système de l’autorisation légale. Les § 1 et 2 de la loi allemande contre les restrictions de concurrence (GWB) soumettent en effet depuis la loi du 16 juin 2005 (Siebtes Gesetz zur Änderung des Gesetzes gegen Wettbewerbsbeschränkungen), les interdictions aux restrictions de la concurrence à une exception légale (Verbot mit Legalausnahme). Dès lors que les conditions prévues au § 2 GWB sont remplies, un comportement restreignant la concurrence est exempté de l’interdiction prévue au § 1 GWB (Europäisches und deutsches Kartellrecht, Knut Werner Lange). L’article L. 420-4 § 2 du Code de commerce prévoit conformément à l’article 81 § 3 du traité CE quatre conditions cumulatives qui permettent d’exempter un comportement restreignant la concurrence de toute interdiction par l'effet de la loi et sans autorisation de la Commission (Droit de la concurrence, Marie-Anne Frison-Roche, Marie-Stéphane Payet). Dans un second temps, l’application des articles 81 et 82 du traité CE peut entraîner la nullité des actes concernés et ouvrir aux victimes le droit à des actions en dommages et intérêts. Ces conséquences ont incité la France et l’Allemagne à aligner leur droit privé sur le droit communautaire. Pour ce faire, les législateurs allemands et français se sont inspirés de la jurisprudence Courage de la CJCE du 20 septembre 2001 (aff. C-453/99). Dans cette affaire, la CJCE a dû déterminer si le droit national pouvait exclure le droit à la réparation d’une victime d’une restriction de concurrence, si cette victime était partie au contrat à l’origine de l’infraction. La Cour a tranché en faveur de la victime, car la garantie d’une pleine efficacité du droit communautaire requiert que l’article 81 § 1 s’applique à « toute personne » susceptible de subir un dommage. La loi de réforme allemande du 16 juin 2005 a intégré cette interprétation large des règles de la concurrence communautaire dans son droit national. (La situation en Allemagne, Josef Drexl). Le droit national allemand de la concurrence a en effet ouvert le droit à réparation à toute « personne concernée » (die Betroffener), c’est-à-dire selon l’article 33 GWB à « tout concurrent et tout autre acteur sur le marché qui subit un désavantage à cause de l’infraction ». En France, l’article L.420-3 du Code de commerce dispose qu’ « est nul tout engagement, convention ou clause contractuelle se rapportant à une pratique prohibée ». Cette nullité est une nullité absolue ; elle peut être invoquée par toute personne intéressée et par l’une des parties au contrat illicite, conformément à la jurisprudence Courage de la CJCE du 20 septembre 2001 (Droit de la concurrence, Marie-Anne Frison-Roche, Marie-Stéphane Payet). Ces harmonisations du droit matériel et du droit privé ne sont pas suffisantes. La France et l’Allemagne n’ont pas réformé leurs régimes procéduraux, pourtant concernés si une action est ouverte sur le fondement du droit de la concurrence, national ou communautaire. Des différences persistent dans la protection des droits des particuliers entre les Etats membres, concernant par exemple les règles sur le caractère suspensif du recours ou les règles en matière de recours contre les sanctions prononcées (Aspects récents du droit de la concurrence , Waelbroeck, Bellis, Szafran). L’application efficace et uniforme du droit communautaire voulue par le Conseil à travers la décentralisation prévue dans le règlement 1/2003 risque d’être compromise par ces lacunes dans l’harmonisation des droits nationaux.

C'est pourquoi l'harmonisation des droits nationaux est accompagnée d'une collaboration entre les institutions communautaires et les autorités et juridictions nationales. Tout d'abord, les autorités nationales et la Commission sont liées par une obligation d'information réciproque, selon l'article 12 du règlement. Les autorités de concurrence peuvent, par ailleurs, effectuer des enquêtes à la demande de la Commission. Par ailleurs, la collaboration entre les autorités de concurrence nationales est au cœur du règlement 1/2003, et s’est concrétisée par la création du réseau européen de concurrence conformément à l'article 11 § 3 du règlement. Ce réseau permet entre autres, de déterminer l'autorité bien placée pour traiter de l'affaire. Une autorité est « bien placée », « s'il existe un lien entre la pratique et le territoire de l'autorité, si elle dispose de moyens adéquats pour traiter l'affaire et mettre fin à l'infraction ». (Marie Malaury-Vignal, Droit de la concurrence interne et communautaire). Si plusieurs autorités nationales sont bien placées, elles seront toutes compétentes, dans la mesure où les décisions de ces autorités ont une portée nationale. Selon l'article 22 du règlement, une autorité de concurrence peut mener une enquête pour le compte d’une autre. Enfin, le juge national travaille en collaboration avec la Commission et avec les autorités nationales de la concurrence, selon l'article 15 § 1 et § 3 du règlement. Il peut demander à la Commission de lui communiquer des informations ou des avis, les autorités nationales peuvent soumettre au juge des observations écrites.

Cette collaboration est cependant soumise au principe de primauté du droit communautaire, qui justifie de laisser à la Commission un rôle prépondérant. Le principe de primauté du droit communautaire a été dégagé par l'arrêt Costa contre Enel de la CJCE du 15 juillet 1964 (aff. 6-64) et imprègne les décisions relatives au droit de la concurrence communautaire. L'arrêt Walt Wilhelm du 13 février 1969 (aff. 14/68, Rec. 1) prévoit par exemple que des sanctions communautaires et nationales peuvent se cumuler sur un même comportement, tant que cette double application ne porte pas préjudice à l'application uniforme des règles communautaires de concurrence. Dans le même sens, la CJCE dans une décision « Vitamines » n°2003/2/CE du 21 novembre 2001 a refusé de prendre en considération des sanctions prononcées par d’autres Etats membres au nom de la primauté du droit communautaire. L'article 16 du règlement 1/2003 énonce, dans le prolongement de la jurisprudence Walt Wilhelm et Vitamines, que les décisions de la Commission lient les juridictions nationales et les autorités de concurrence. Par ailleurs, l’article 3 § 2 du règlement dispose qu’une entente ou un abus de position dominante autorisés par la Commission ne pourront pas être interdits par les juridictions ou les autorités nationales. Inversement, si le comportement en cause est interdit par la Commission, il ne pourra pas être autorisé par les juridictions ou les autorités nationales. De plus, les autorités nationales sont dessaisies, si une procédure est ouverte devant la Commission. Enfin, si une juridiction nationale se prononce en appel sur une pratique déjà condamnée par la Commission, la juridiction nationale ne peut pas prendre une décision contraire à celle de la Commission selon l’article 16 § 1 du règlement.

L'application parallèle du droit communautaire et du droit national de la concurrence par les juridictions et autorités nationales est marquée par la collaboration entre les autorités nationales et la Commission et le rôle prépondérant de cette dernière. Il convient cependant de se demander si les précautions prises dans le règlement 1/2003 pour assurer une application uniforme et efficace du droit communautaire suffisent. Il est effectivement possible que l'application du droit communautaire par 27 autorités ou juridictions nationales différentes conduise à des décisions divergentes et incohérentes, dès lors que plusieurs Etats membres sont concernés. Par ailleurs, la décentralisation du droit communautaire est limitée, car une décision ne produit d'effets que sur le territoire de l'autorité qui l'a rendue (Gesetz gegen Wettbewerbsbeschränkungen und Europäisches Kartellrecht, Jörg Schultz). Enfin, le système du réseau européen de la concurrence ne contient aucune règle contraignante de répartition des affaires, ce qui risque d'inciter les victimes à saisir l'autorité du pays dont le droit leur est le plus favorable, et de favoriser le forum shopping.(Aspects récents du droit de la concurrence , Waelbroeck, Bellis, Szafran).