Le rôle du juge dans l'administration de la preuve civile : l'exemple des mesures d'instruction en France et en Russie - par Anne-Sophie MASSON

Ce billet s'attache à étudier le rôle du juge dans l'administration de la preuve civile à travers l'exemple des mesures d'instruction en France et en Russie.

La Russie fut dans les années 1990 le théâtre de réformes économiques, politiques et juridiques de grande ampleur. Le Code de procédure civile russe n’a pas échappé à ce vent de changement et il est intéressant d’introduire ce travail sur le rôle du juge par un bref rappel historique de l’évolution connue par le droit russe en la matière. Le Code de procédure civile soviétique de 1964 instaurait une procédure de type inquisitoire où le juge détenait une réelle fonction d’investigation dans l’administration de la preuve. Ce code soviétique reposait sur une idéologie collectiviste nourrie des principes communistes et était conçu de façon à protéger les intérêts communs ou plus précisément, les intérêts de l’Etat. Dans cette conception collectiviste, le rôle du juge était poussé à son paroxysme et la chute du régime communiste a entrainé avec elle la fin d’une telle vision. Le code de 1964 a ainsi fait l’objet d’amendements en 1995 après l’adoption de la Constitution de la Fédération de Russie en 1993. La Constitution de 1993 définit dans son article 2 les droits des individus comme étant une valeur fondamentale et consacre dans son article 123 le principe du contradictoire ainsi que le principe d’équité de la procédure judiciaire russe dans son intégralité. Ces deux principes sont relativement nouveaux en droit russe car ils n’existaient pas lors de l’époque soviétique. En vertu de l’article 2 du Code de procédure civile russe, les juges ont pour mission de faire respecter ces deux principes. L’idéologie collectiviste étant devenue totalement dépassée, il a semblé indispensable au législateur russe de modifier le Code de procédure civile de 1964 vers une conception individualiste où l’activité du juge était minimale. Les amendements de 1995 se sont avérés extrêmement importants et également indispensables pour assurer une cohérence du droit au sein de la Fédération de Russie. Il convient en effet de remarquer que le code de 1964 est resté effectif assez tardivement jusqu’au 1er janvier 2003. Les amendements ont écarté la règle imposant l’intervention du juge dans les débats si ce n’est pas à l’initiative des parties. Le rôle du juge fut alors réduit à l’organisation impartiale de l’audience. Cependant, l’observation de l’application de ces nouvelles règles a démontré que la passivité du juge dans l’administration de la preuve pouvait conduire à l’impossibilité de parvenir à une décision. La pratique judiciaire russe a montré que le système de la procédure civile reposant sur un rôle passif du juge n’était pas efficace. En Russie, écouter les parties et statuer sur les preuves présentées par ces dernières n’est pas suffisant. Le Code de procédure civil actuel a été adopté en 2002 et n’a pas suivi les amendements de 1995 en ce qui concerne la passivité du juge dans l’administration de la preuve. Dans le nouveau code de procédure civile le principe est posé de la façon suivante : il pèse sur les parties aux procès l’obligation d’apporter la preuve des faits qu'elles allèguent, aussi bien dans les prétentions soutenues par ces dernières que dans leurs défenses. Le juge peut intervenir dans l’hypothèse où les parties n’ont pas rempli cette obligation. Dans cette situation, le juge détermine quelles sont les faits ou actes juridiques qui ont une importance significative pour l’affaire et quelle est la partie à qui il revient d’en apporter la preuve. Le juge peut également demander aux parties de présenter des preuves supplémentaires. En cas de difficulté pour les parties d’obtenir et de présenter les preuves nécessaires, le juge peut participer au processus de collecte de celles-ci. Le rôle du juge se voit considérablement accru et le code de 2002 tente de mettre en place un équilibre entre les principes de contradiction basés sur l’initiative des parties et l’activité du juge. En ce qui concerne le droit français, il est aussi possible de distinguer une évolution du rôle du juge dans l’administration de la preuve civile. L’évolution qui s’est opérée en 1972 avec le Nouveau Code de Procédure Civile (NCPC) a donné au juge une plus grande initiative en matière de preuve. Le souci principal du législateur étant de favoriser un meilleur développement des instances en accélérant l’instruction, le juge est appelé à remplir une fonction moins neutre et plus active. En effet, en droit français, avant l’évolution apportée par le NCPC, les principes de recherche de la preuve en matière civile voulaient que le procès n’en reste qu’aux éléments de preuve présentés par les parties. Il était impossible de contraindre l’autre partie à produire les pièces qu’elle détenait. L’article 10 du Code de procédure civile (CPC) prévoit par exemple que le juge a le pouvoir d’ordonner d’office toutes mesures d’instruction légalement admissibles. Au vu de toutes ces évolutions, il convient d’étudier plus en détail cette combinaison existant dans l’administration de la preuve entre le rôle du juge et celui des parties à l’instance. Quel est l’équilibre trouvé par le droit russe et le droit français ? Quelles sont les mesures d’instructions dont disposent les juges français et russes et comment ces mesures peuvent-elles être mises en œuvre ? Il convient d’étudier en premier lieu le rôle des parties car ce n’est qu’en rappelant quel est leur poids dans la recherche et l’administration de la preuve que l’on peut réellement saisir l’ampleur du rôle du juge.

I) Le rôle des parties

En France, l’administration de la preuve devant le juge civil repose sur la communication spontanée des pièces par les parties. Un principe fondamental domine le procès civil à savoir que la charge de la preuve incombe aux parties elles-mêmes, la procédure dans l’instance étant traditionnellement de type accusatoire. L’effort repose donc en majorité sur chaque partie, l’article 9 du CPC énonce qu’il incombe à chacune de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention. Le système probatoire civil classique met en avant le rôle des parties qui ont la charge d’alléguer les faits propres à fonder leurs prétentions (art. 6 CPC), de prouver les faits nécessaires au succès de celle-ci (art. 9 CPC) mais également de rechercher et d’apporter elles-mêmes les éléments de preuve auxquels elles peuvent avoir accès, sans pouvoir solliciter une mesure d’instruction qui aurait pour effet de suppléer leur carence (art. 146 CPC), enfin, de produire et communiquer spontanément les pièces dont elles entendent faire état dans le procès (art. 132 et suivants CPC). Les parties ne sont cependant pas totalement seules pour porter le fardeau de la preuve, elles ont effectivement la possibilité de recourir au juge dans diverses hypothèses : Elles peuvent ainsi faire des demandes d’injonction de communiquer ou de restituer des pièces (art. 1 et 33 CPC), des demandes tendant à voir ordonner la délivrance d’une expédition ou la production de pièce détenues par un tiers (art. 138 CPC), des demande de mesures d’instruction destinées à prouver les faits dont dépend la solution du litige (art. 143 CPC), des mesures d’instruction en vue de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution du litige (art. 145 CPC) dans ce cas les dispositions de l’article 146 du NCPC alinéa 2 visant l’interdiction pour le juge de suppléer la carence des parties ne sont pas applicables comme l’a affirmé la Cour de Cassation dans un arrêt rendu par la Chambre mixte en date du 7 mai 1982 (D. 1982, 541, conclusion J. Cabannes).

En Russie, le procès civil est également un procès de type accusatoire bien qu’il soit parfois affaibli par certaines initiatives du juge, le principe du contradictoire y est fondamental et rythme son déroulement. L’alinéa 1 de l’article 56 du Code de procédure civile énonce que chaque partie doit apporter la preuve des « circonstances » auxquelles elle fait référence comme étant le fondement de ses prétentions ou de sa défense, si rien d’autre n’est prévu par la loi fédérale. La charge de la preuve incombe donc en principe au demandeur comme c’est le cas également en droit français. La notion de « circonstance » telle qu’on la rencontre dans l’article 56 du CPC russe mérite d’être précisée au regard du droit français. Selon le grand professeur de droit civil du MGOU (Université d’Etat de Moscou), M. Sukhanov, le terme de « circonstance » est à appréhender de façon large car il englobe la notion de « fait réel » et de « fait juridique ». Cette distinction entre les faits réels et juridiques est à rapprocher de la distinction existant en droit français entre les faits et les actes juridiques. Rappelons qu’en droit français les faits juridiques sont des événements (volontaires ou non) qui produisent des effets juridiques non recherchés (ex : naissance, agression, accident) et les actes juridiques, des actions qui expriment la volonté d'une personne de créer des droit, de les modifier, de les transmettre ou de les éteindre (ex : le contrat). Il convient de souligner que le droit civil russe n’opère pas comme le droit français de distinction en ce qui concerne les moyens de preuve utilisés pour apporter la preuve d’un fait ou d’un acte juridique. La terminologie employée par le législateur russe avec le mot « circonstance » témoigne de l’insuffisance de précision du droit russe dans cette matière et du système de preuve commun existant concernant la preuve des faits réels et juridiques. L’alinéa 2 de l’article 56 du CPC russe vient compléter l’alinéa 1 et attribue plusieurs facultés au juge en cas de défaillance des parties en matière de charge de la preuve : le juge détermine dans ce cas quelles sont les circonstances qui revêtent une importance particulière pour l’affaire en question et quelle est la partie qui doit en apporter la preuve. Le juge peut également pointer du doigt des circonstances que les parties n’auraient elles-mêmes pas évoquées. En effet, le juge peut demander aux parties de présenter des preuves supplémentaires, il est doté d’un relativement fort pouvoir d’initiative en comparaison des pouvoirs qui lui étaient octroyés après les amendements de 1995.

Après avoir vu quel est à grands traits le rôle des parties dans le processus d’administration de la preuve aussi bien en France qu’en Russie, il convient de remarquer que la procédure civile française et russe se situent à mi-chemin entre l’inquisitoire et l’accusatoire. Il est possible d’observer un net développement de l’office du juge civil. Les parties et le juge ont véritablement un rôle conjoint et le juge français a même la possibilité de prendre lui-même des initiatives en matière d’administration de la preuve. Voyons à présent dans un second temps quel est le rôle du juge et quelles sont ses prérogatives en matière d’administration de la preuve. Les juges français et russes disposent-ils exactement des mêmes pouvoirs dans ce domaine ?

LE ROLE DU JUGE

La question du rôle du juge dans l’administration de la preuve est un sujet qui a soulevé et continue de soulever de nombreux débats au sein de la doctrine russe. Selon A.F. Kleyman, le juge ne peut pas être considéré comme un sujet impliqué dans l’administration de la preuve car l’obligation de fournir les preuves ne se partage qu’entre les parties à l’instance. Au contraire, pour K.S. Youdelson, le juge est considéré comme un sujet, partie prenante à l’administration de la preuve au même titre que les tiers intervenant au cours du procès, les représentants et les juges d’instruction en matière pénale. La Cour Constitutionnelle de la Fédération de Russie dans une décision rendue le 9 avril 2002 (N° 90-O) a précisé quel devait être le rôle du juge et ce que les parties pouvait attendre de lui. Le juge se doit d’avoir un rôle actif et coopère avec les parties pour œuvrer à l’obtention des preuves. Il dispose de différents moyens lui permettant d’agir en cas de difficulté pour les parties d’obtenir et de présenter les preuves nécessaires. Le juge peut participer au processus de collecte des preuves en demandant une comparution des parties, en exigeant des preuves supplémentaires écrites ou matérielles, en ordonnant une expertise ou également en opérant une vérification personnelle sur les lieux. Tous ces outils mis à la disposition du juge pour remplir sa mission sont cités à l’article 150 du Code de procédure civile, l’article s’intitule « les actions du juge lors de la phase de préparation de l’instance ». On pourrait comparer cet ensemble de dispositions à ce que l’on appelle en droit français les mesures d’instruction bien que la législation russe soit moins précise et détaillée en la matière que le droit français.

En droit français, le juge a vu petit à petit l’importance de son rôle augmenter dans l’administration de la preuve. Nous avons vu plus haut qu’il pouvait ordonner des mesures d’instructions à la demande des parties mais il peut également d’office intervenir dans la recherche et l’établissement des preuves intéressant l’issue du procès (art. 10 et 143 NCPC). Le juge peut à tout moment ajouter une nouvelle mesure d’instruction à celle déjà ordonnée, étendre ou restreindre l’étendue de ces mesures. De plus, le juge contrôle l’exécution des mesures d’instruction lorsqu’il n’y procède pas lui-même. Dans certains domaines du droit le législateur a mis en place une intervention systématique et obligatoire du juge dans la recherche des faits qui sous-tendent le litige, c’est le cas des articles L 1235-1 et L 1235-9 du code du Travail qui concernent la procédure de licenciement. Une telle intervention a pour but de protéger les intérêts de la partie faible, il s’agit dans ce cas d’un ordre public de protection où l’intervention du juge est conçue comme un moyen de remédier à la trop grande inégalité des parties en présence. Etudions à présent d’un peu plus près les différentes mesures d’instruction pouvant être mises en œuvre par le juge français et rappelons le cadre dans lequel ces mesures peuvent être employées. Des mesures d’instructions peuvent être ordonnées par le juge dès lors qu’il existe un motif légitime de conserver où d’établir avant tout procès la preuve des faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige (art. 145 NCPC). Dans le cadre d'une instance en cours, il peut également arriver que d’office le juge ordonne une mesure d’instruction à partir de l’instant où il ne dispose pas d’éléments suffisants pour statuer (art. 144 NCPC). Il convient de souligner qu’en aucun cas la mesure d’instruction ne peut être ordonnée en vue de suppléer la carence d’une partie dans l’administration de la preuve (art. 146 NCPC). Cette disposition de l’article 146 semble venir limiter les facultés du juge et de ce fait, peut être comprise comme une limitation du rôle du juge dans l’administration de la preuve. Le droit russe, lui ne connait pas une telle limite posée au pouvoir du juge. Les mesures d’instruction peuvent se diviser en deux catégories, celles qui sont effectuées par le juge lui-même et celles devant être exécutées par un technicien. Dans la première catégorie il convient de trouver les vérifications personnelles du juge, la comparution personnelle des parties et l’enquête. Enfin, dans la seconde catégorie de mesures, il faut distinguer la constatation, la consultation et l’expertise. L’expertise n’a lieu d’être ordonnée que dans les cas où la constatation ou la consultation ne pourrait suffire à éclairer le juge. Le juge français dispose comme nous avons pu le constater à travers les mesures d’instruction d’un assez large pouvoir d’action. Ce rôle important confié au juge est justifié par un souci d’efficacité et de loyauté que l’on retrouve aux articles 2 et 3 du NCPC. Les parties conduisent l’instance et le juge veille à son bon déroulement, c’est effectivement dans la combinaison du rôle des parties et de celui du juge que le régime de l’administration la preuve trouve tout son équilibre. Pour ce qui est du droit russe, le nouveau code de 2002 a réussi à établir un certain équilibre entre l’activité des parties et celle du juge. Une combinaison relativement harmonieuse a été trouvée entre l’initiative des parties et l’activité du juge dans l’investigation.

SOURCES BIBLIOGRAPHIQUES Droit français Code de procédure civile 2009 Aubert Jean-Luc, Introduction au droit et thèmes fondamentaux du droit civil, Paris, Armand Colin, 10ème éd., 2004 Douchy-Oudot Mélina, Procédure civile, Paris, Gualino éditeur, 2ème éd., 2006 Philippe Malinvaud, Introduction à l’étude du droit, Litec, 11ème éd., 2006 Droit Russe Code de procédure civile de la Fédération de Russie 2009 Iarkov V.V Grajdanski protsess, outchebnik dlia vouzov, procédure civile, manuel de l’é..., éd., Wolters Kluwer, 2006 Revue d’étude comparative Est-Ouest, les mutations du droit en Russie, volume 38 N° 2 (juin 2007) éd., Armand Colin Revue internationale de droit comparé, la réforme de la procédure civile russe, N° 3 (juillet-septembre 2007). Revue trimestrielle publiée avec le concours du C.N.R.S.