Le salaire minimum

 


 


LE SALAIRE MINIMUM


 


 Le droit français prévoit un salaire minimum. Le droit allemand lui n'en prévoit pas. Comment deux systèmes juridiques enclins l'un comme l'autre à protéger le salarié ont pu aboutir à des solutions aussi différentes? C'est à cette question-là que tente de répondre cette modeste contribution. 


 



 


 Dans son ouvrage de référence paru en 1776 Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, le célèbre économiste écossais Adam Smith constate que « les salaires du travail varient selon que l'emploi est aisé ou pénible, propre ou malpropre, honorable ou méprisé ». Et c'est pour tenter de remédier à cet état de fait que le législateur français a créé le salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG) par la loi du 11 février 1950. Le SMIG est remplacé par le salaire minimum interprofessionnel de croissance (SMIC) en 1970 qui a vocation à s'appliquer à l'ensemble du territoire de la France métropolitaine et à l'ensemble des salariés (Art L. 3211-1 et L. 3231-1 du Code du travail). Le SMIC, qui est un salaire (que l'on peut simplement définir comme la contrepartie du travail accompli, Précis Dalloz Droit du travail, de J. Pelissier, G. Auzero et E. Dockès, p. 848) à base horaire (8,86 euros bruts de l'heure depuis le 1er janvier 2010, source INSEE), a pour objectif de garantir le pouvoir d'achat des salariés et de les faire participer au développement économique de la nation (Art. L. 3231-2 du Code du travail) mais surtout la finalité du SMIC est de protéger le salarié du pouvoir économique de l'employeur dans la fixation du montant du salaire. Ainsi, le législateur n'est pas dupe quant à la fiction consistant à dire que le salaire est fixé librement par la rencontre d'offre (l'employeur) et de demande (le salarié). L'introduction d'un salaire minimum fixé par la loi en France s'inscrit dans une logique de protection de la partie économiquement la plus faible (le salarié).


Ceci est radicalement différent de la situation en Allemagne où le législateur n'a pas jugé nécessaire d'intervenir sur ce point en dépit de la tentative avortée de la loi sur les conditions minimales de travail du 11 janvier 1952 qui ne sera jamais appliquée (Arbeitsrecht, de P.Hanau et K. Adomeit, p.213 édition Luchterhand). L'inexistence d'un salaire minimum fixé par la loi en Allemagne ne peut que susciter chez un juriste français si ce n'est de l'incompréhension en tout cas un certain étonnement car l'Allemagne ne se distingue pas fondamentalement de la France en matière de droit social dans le sens où le droit allemand du travail est très protecteur pour le salarié. Cette sorte de lacune est d'autant plus surprenante que des pays anglo-saxons réputés pour la flexibilité de leurs marchés du travail tels que les Etats-Unis et le Royaume-Uni (depuis le 1er avril 1999, selon l'article de Martine Bulard paru dans Le Monde diplomatique en octobre 2005) connaissent un salaire minimum (!). C'est pourquoi il semble pertinent de s'interroger sur la logique qui a poussé le législateur allemand à ne pas fixer un salaire minimum.


 Ainsi, dans un premier temps, il convient d'expliquer l'absence de salaire minimum fixé par la loi en Allemagne (I), puis, dans un second temps nous nous attacherons à montrer que cette particularité du droit allemand du travail est comblée par une pléthore de conventions collectives (II).


 


 


I) L'absence de salaire minimum fixé par la loi en Allemagne...


 


 Après une présentation de l'absence de salaire minimum en Allemagne (A) suivra une explication relative aux raisons du refus de légiférer sur le salaire minimum (B).


 


A) L'inexistence d'un salaire minimum : un trait libéral remarquable du droit allemand du travail


 


L'absence de salaire minimum en Allemagne est un véritable sujet d'étonnement non seulement pour le juriste français mais aussi pour tout juriste européen. En effet, la grande majorité des Etats européens, en tout cas des Etats membres de l'Union européenne, connaît un salaire minimum fixé par la loi. Cette spécificité allemande, qu'il faut tout de même relativiser puisque certains droits européens n'ont pas de dispositions relatives à un salaire minimum (c'est le cas par exemple de l'Autriche), est d'autant plus surprenante lorsqu'on sait l'attachement des Allemands à la protection sociale. Ce dernier se manifeste juridiquement par le Sozialstaatsprinzip, qu'on pourrait traduire par principe de l'Etat social, en matière de Grundrechte (droits fondamentaux).


 Le Sozialstaatsprinzip est inscrit à l'article 20 paragraphe 1 de la Loi fondamentale allemande. Concrètement le Sozialstaatsprinzip oblige l'Etat à réaliser la justice sociale (décision de la Cour constitutionnelle fédérale BVerfGE 5, 198 par exemple), et plus spécialement il incombe au législateur d'assurer des conditions minimales décentes d'existence au citoyen. La disposition sus-nommée de la Loi fondamentale allemande laisse en revanche une liberté au législateur quant aux moyens employés pour atteindre l'objectif d'un ordre social juste (Grundgesetz Kommentar, écrit par Schmidt, Bleibtreu, Hofman et Hopfauf, édition Carl Heymanns, p. 652). Ainsi, cette disposition constitutionnelle pourrait être interprétée de telle manière par le juge en matière de droit du travail que le législateur soit dans l'obligation d'instaurer un salaire minimum. Il n'en a pourtant rien fait. Ainsi on peut en déduire que le salaire minimum n'est pas compris comme faisant partie des conditions minimales décentes d'existence du citoyen, elles-mêmes provenant du Sozialstaatsprinzip. En revanche, en France l'obligation de rémunérer un salarié à un niveau au moins égal au SMIC est un principe général du droit (arrêt du 23 avril 1982 du Conseil d'Etat), et l'employeur qui verse un salaire brut inférieur au SMIC s'expose au paiement d'une contravention en vertu de l'Art. R. 3233-1 du Code de travail. Le salaire minimum a donc un volet répressif en France.


Après avoir dressé le constant de l'absence de salaire minimum en Allemagne, il semble judicieux de se pencher sur les raisons de ce choix du législateur.


 


B) Les raisons du refus de légiférer sur le salaire minimum


 


Plusieurs facteurs ont influencé le législateur à s'abstenir de fixer un salaire minimum.


Le premier est la méfiance quant à une intervention étatique dans le rapport purement de droit privé qu'est le rapport employeur/employé. Cette méfiance s'inscrit dans une logique libérale qui prône la liberté de fixation du salaire. Les Allemands veulent voir le bon côté de l'absence de réglementation sur le salaire minimum à savoir la flexibilité prix de la main d'oeuvre. Ceci permet d'atteindre le plein-emploi et de lutter contre le chômage des jeunes. La ministre allemande du travail Ursula von der Leyen (CDU, le parti chrétien-démocrate actuellement au pouvoir avec les libéraux du FDP) a même reproché au SMIC d'être responsable du taux de chômage dramatiquement élevé (de l'ordre de 20%) des jeunes Français (âgés de 18 à 25 ans), et érige l'absence de salaire minimum en pierre angulaire de la politique d'emploi des jeunes en Allemagne.


 La deuxième raison qui tend à expliquer l'inexistence de salaire minimum est l'attachement au principe d'autonomie des parties (Privatautonomie, §145 BGB; BGB Kommentar Allemeiner Teil, collection de K. Vieweg, édition Juris GmbH de 2005, pp.826 à 828). Cela se manifeste, on l'a vu, par l'absence de contrainte pour l'employeur dans la détermination du niveau de rémunération. Ce dernier est supposé être le résultat de la rencontre entre l'offre et la demande. Le principe d'autonomie des parties permet au législateur de se décharger de la tâche de fixer un salaire minimum en reléguant cette faculté aux partenaires sociaux. En effet, les syndicats allemands par le biais de conventions collectives (Tarifverträge) vont pouvoir imposer des salaires minimums dans des branches, entreprises ou établissements.


 Après avoir esquissé les enjeux liés à l'inexistence de salaire minimum en Allemagne, il nous faut relativiser notre propos en montrant l'importance des conventions collectives.


 


II)...contrebalancée par une pléthore de conventions collectives


 Si la convention collective est le cadre privilégié de fixation du salaire (A), la protection du salarié reste cependant lacunaire (B).


 


A) La convention collective: mode privilégié de fixation du salaire


 


Ce n'est pas un hasard si la convention collective est le pivot des relations collectives en droit allemand du travail. En effet, la tradition de la négociation collective est depuis fort longtemps ancrée en Allemagne. Cela s'explique par la puissance des syndicats, notamment dans certains branches comme l'automobile et la métallurgie (IG Metall, premier syndicat allemand par le nombre d'adhérents est sans conteste d'une taille nettement plus importante que le premier syndicat français: la Confédération Genérale du Travail (CGT)). La puissance des syndicats allemands s'explique par un taux de syndicalisation nettement plus élevé qu'en France où il stagne depuis une dizaine d'années à 8% environ des salariés. L'appartenance à un syndicat est incitée par le fait que les dispositions d'une convention collective ne s'appliquent qu'aux salariés membres du syndicat signataire.


 En France, c'est radicalement différent, il suffit d'être salarié pour bénéficier de la convention collective, c'est l'effet « erga omnes » dégagé par la Chambre sociale de la Cour de Cassation dans un arrêt du 17 juillet 1956. Mais la sphère d'influence des syndicats allemands n'explique pas tout car il ne faut pas négliger la tendance habituelle des syndicats et du patronat à la négociation. La négociation est la règle, la grève l'exception. La grève n'est envisagée qu'en dernier recours alors qu'en France dans certaines entreprises publiques la grève a presque un caractère préventif et il n'est pas rare que certains syndicats déposent des préavis de grève pour « peser dans les négociations »...


 Ainsi, les syndicats allemands préfèrent une attitude de compromis vis-à-vis de l'employeur ou du syndicat d'employeurs pour obtenir des avantages tandis que les syndicats français sont, pour certains, davantage dans une logique de lutte, de combat. Concrètement cela se traduit par une convention collective qui stipule un engagement de l'employeur à ne pas procéder à des licenciements économiques pendant une durée relativement longue (3-4 ans) et une modération des revendications des syndicats (autrement hausse générale modérée des salaires). Par exemple, le constructeur automobile allemand Volkswagen s'est engagé dans un accord collectif signé avec IG Metall fin 2009 à ne pas procéder à des licenciements jusqu'à fin 2011 en échange d'une augmentation de 4,2% des salaires au 1er janvier 2010. En février de cette année a été décidé le prolongement jusqu'à fin 2014 de cet accord qui protège près 100000 salariés de tout licenciement économique. La contrepartie est une augmentation de la productivité des usines (www.igmetall.de).


 Lorsqu'il s'agit de déterminer ou simplement de connaître le niveau de rémunération d'un salarié, la convention collective joue un rôle crucial. En effet, il faut d'abord regarder le contrat de travail qui peut renvoyer à une convention collective si l'employeur en a signée une. Dans l'hypothèse où une convention collective est applicable, la rémunération prévue par celle-ci est applicable. L'article 4 paragraphe 3 de la loi allemande sur les conventions collectives (Tarifvertragsgesetz) apporte une précision non négligeable: le contrat de travail ou la convention collective d'entreprise ou d'établissement ne peut contenir des dispositions moins favorables (ou dérogatoires) au salarié que celles de la convention collective de branche. Il s'agit bel et bien d'une apparition du principe de faveur (Günstigkeitsprinzip) qui dispose que la norme la plus favorable au salarié doit être appliquée. Le droit allemand rejoint ici le droit français dans sa vision protectrice du salarié en partageant un concept commun: le principe de faveur. Parce qu'elle est très répandue et bénéficie d'un véritable pouvoir normatif dans la pratique, la convention collective est bien le mur porteur de cet édifice imposant qu'est la rémunération du salarié.


Le fait que beaucoup d'éléments conduisant à la détermination du niveau de la rémunération de l'employé dépendent de la convention applicable est susceptible de poser problème, et on peut se demander si cette construction n'est pas un château de cartes.


 


B) Les conventions collectives n'offrent cependant pas une protection satisfaisante des salariés


 


Dans l'hypothèse où aucune convention collective n'est applicable au salarié ou la convention collective ou le contrat de travail ne contient pas de dispositions relatives à la rémunération du salarié alors on doit retenir la rémunération traditionnelle (die taxmässige Vergütung) ou à défaut la rémunération habituelle (die übliche Vergütung) comme le dispose l'article 612 paragraphe 2 du BGB. Ce mécanisme est donc beaucoup moins favorable au salarié. C'est pour cela que la jurisprudence a développé le concept de Lohnwucher (traduisible par salaire usuraire) pour éviter les abus de la part de l'employeur dans la définition de rémunération habituelle. Il y a salaire usuraire c'est-à-dire une rémunération disproportionnellement basse lorsque le salaire est inférieur à 2/3 du salaire prévu par la convention collective ou à défaut du salaire habituel. Cela ressort d'une décision de la plus haute instance judiciaire spécialisée en droit du travail la Bundesarbeitsgericht du 23 mai 2001 (Arbeitsrecht, de Müller et Rieland, édition C.F. Müller de 2006, pp.74-75).


 Il n'en reste pas moins que ce mécanisme de correction initié par le juge est très largement insuffisant. En effet, les emplois généralement peu qualifiés n'ont pas de convention collective applicable à leurs cas d'espèce. Résultat: l'employeur profite de l'absence de convention collective pour tirer les salaires par le bas. A titre d'exemple, un serveur à Potsdam se verra proposer un salaire horaire de 4,20€ environ....cela est deux fois moins que pour le même serveur en France qui pourra se prévaloir des dispositions sur le SMIC. Ainsi, on constate des inégalités criantes en Allemagne entre les secteurs ou entreprises ou établissements dans lesquels un accord collectif a été signé et les secteurs où ce n'est pas le cas. L'absence de convention collective au niveau national interprofessionnel contribue à fragmenter les niveaux de rémunération. C'est pourquoi les inégalités ne s'arrêtent pas là, elles vont même plus loin puisque les conventions collectives ont des dispositions très inégales selon le secteur ou l'entreprise dans lequel/laquelle on se situe. Il est par exemple de notoriété publique que les salariés des branches comme l'automobile ou la sidérurgie bénéficient de conventions collectives bien plus favorables que leurs homologues dans les services. Ce phénomène trouve notamment sa cause dans la puissance très inégale des syndicats selon les secteurs ou entreprises. La fixation du niveau minimum de rémunération par des accords collectifs et non par la loi aboutit inévitablement à un morcellement des situations individuelles. Cela signifierait implicitement que des salariés de certains secteurs ou de certaines entreprises seraient plus méritants que d'autres salariés d'autres secteurs.


Cela voudrait aussi dire que l'ampleur de la syndicalisation dans tel secteur ou telle entreprise détermine directement le salaire des employés. Ainsi, il faudrait nécessairement être membre d'un syndicat susceptible de signer un accord collectif pour pouvoir avoir le droit à une rémunération décente. N'est-ce pas le rôle du législateur à travers le Sozialstaatsprinzip qui se doit d'assurer un salaire décent à tous ? On a le sentiment qu'en refusant de fixer un salaire minimum, les Allemands font l'aveu que les syndicats auraient plus de légitimité que le législateur...c'est très discutable.


 D'ailleurs, des voix s'élèvent en Allemagne en faveur de l'instauration d'un salaire minimum. C'est notamment le cas des Verts qui veulent mettre fin aux inégalités entre secteurs et garantir un salaire décent. La coalition actuellement au pouvoir y est clairement opposée au nom de la lutte contre le chômage (7,0% en octobre 2010, selon la Bundesagentur für Arbeit) même si de nombreux économistes s'accordent à dire qu'un salaire minimum est conciliable avec un marché du travail efficient. Les expériences britannique et américaine le prouvent.


 


 


 Bibliographie:


 



  • Précis Dalloz, Droit du travail, Edition 2011.

 



  • Code du travail 2009, Dalloz.

 



  • Arbeitsrecht, Richter Verlag.

 



  • Arbeitsrecht Kommentare, écrit par Henssler, Willemsen et Kalb, édition Dr. Otto Schmidt 2010.

 



  • Arbeitsrecht, écrit par Abbo Junker, 2009, édition C.H. Beck.

 



  • Arbeitsrecht, écrit par Gitter et Michalski, 2002, édition C.F. Müller.

 



  • Arbeitsrecht, écrit par Müller et Rieland, 2006, édition C.F. Müller.

 



  • Arbeitsrecht, écrit par Hanau et Adomeit, 2007, édition Luchterhand.

 



  • Grundgesetz Kommentar, écrit par Schmidt, Bleibtreu, Hofman et Hopfauf, édition Carl Heymanns de 2008.

 



  • BGB Kommentar Allgemeiner Teil, écrit par Herberger, Martinek, Rüssmann et Weth, édition Juris GmbH de 2005, Collection de K. Vieweg.