Le secret professionnel des avocats : un privilège absolu ? - Par Mélanie d’Anglejan Chatillon

A propos de l’arrêt de la Chambre des Lords : R v. Derby Magistrates’ Court Ex p. B (1995) (Ex parte B, 1995, 4 All ER 926)

Tant en Angleterre qu’en France, le secret professionnel constitue un devoir de l’avocat de ne divulguer aucune information relative à ses clients. Ces derniers jouissent d’un privilège en ce qu’aucun renseignement ne pourra être révélé sans leur consentement. La France a pourtant introduit il y a quelques années des atteintes au principe. L’Angleterre en revanche semble refuser toute limitation à la règle, comme l’a jugé la Chambre des Lords en 1995 dans l’arrêt R v. Derby Magistrates Court.

Le secret professionnel est un principe qui impose aux avocats de ne divulguer aucun renseignement relatif à leur activité ou leurs clients. Ils disposent d’un privilège en ce qu’ils peuvent refuser de révéler les communications qu'ils ont eues avec leurs clients ainsi que les correspondances entre eux-mêmes et des tiers ou entre leurs clients et des tiers. Les clients possèdent ainsi un droit personnel à invoquer ou à renoncer audit privilège. L’avocat est tenu de respecter leurs volontés, et ne peut divulguer aucune information à caractère privilégié sans leur accord. En France, la violation du secret professionnel est punie par l’article 226-13 du Code Pénal qui dispose que: « la révélation d’une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire soit par état, soit par profession, soit en raison d’une fonction ou d’une mission temporaire, est punie d’un an de prison et de 15 000 euros d’amende ».

En Angleterre, la nécessité de protéger le secret professionnel est reconnue depuis le 16ème siècle. Pourtant, la portée du principe n’a vraiment été clarifiée qu’en 1833 lors de l’arrêt Greenough v Gaskell (1 M. & K. 98). C’est en effet lors de cette décision que Lord Brougham a étendu le privilège aux situations n’impliquant aucun litige. La raison en était la suivante : « toutes les situations légales requièrent la présence d’un avocat, il serait donc anormal de les protéger dans le cas d’un procès à venir mais de ne pas le faire lorsqu’aucun litige n’existe ». Ce principe de confidentialité absolue a par la suite été considéré en droit anglais comme relevant de l’ordre public.

Il semble donc exister une véritable convergence des droits anglais et français de la preuve, en matière de secret professionnel. Pourtant, des divergences importantes existent.

Depuis quelques années, le droit français a introduit, par le biais de la Loi Perben II (Loi du 9 mars 2004), des limites au principe. Dans certaines situations en effet, le secret professionnel ne pourra être invoqué et ne sera véritablement opposable qu’en cas de « motif légitime ». En Angleterre en revanche, la règle ne semble pas souffrir d’atteintes. Les juges anglais en effet, n’apparaissent prêts à accepter aucune dérogation au principe comme le souligne Lord Taylor dans l’arrêt R v Derby Magistrates’ Court de 1995 (Ex parte B, (1995) 4 All ER 926) lorsqu’il affirme qu’« aucune exception ne peut s’opposer au caractère absolu du privilège ».

Il apparaît ainsi, dans ce contexte, très intéressant d’analyser la décision de la Chambre des Lords pour mieux comprendre l’ampleur de la notion de « secret professionnel » non seulement dans le système anglais mais aussi et surtout au regard de l’évolution française. Ce billet va par ailleurs nous permettre de déterminer dans quelle mesure les droits anglais et français de la preuve divergent en matière de secret professionnel.

Nous allons pour cela analyser tout d’abord le contexte légal dans lequel s’est inscrite la décision anglaise, ainsi que les motifs de l’arrêt (I) avant d’étudier la position française (II) et nous pencher enfin sur la question de savoir si l’Angleterre connait elle aussi certaines limites, au principe soit disant absolu du secret professionnel (III).

I. Une décision pionnière en droit anglais de la preuve

Les faits de l’arrêt. En 1978, une jeune fille fut retrouvée morte après qu’elle se soit promenée avec un homme. Ce dernier fut arrêté et il admit à la police qu’il avait commis le meurtre. Pourtant, peu de temps avant que son procès n’ait lieu devant la Crown Court anglaise, il se rétracta et, bien qu’il confirma qu’il était sur les lieux du crime, il accusa le beau-père de la jeune fille de l’avoir tuée. L’homme fut par la suite acquitté. En 1992, le beau-père fut poursuivi pour meurtre. Lors du procès, l’avocat de ce dernier demanda au premier accusé de divulguer à la Cour les éléments qu’il avait antérieurement donné à son avocat lorsqu’il avait avoué les faits. L’homme refusa sur le fondement du secret professionnel. La Magistrate Court jugea que le privilège devait être mis en balance avec l’intérêt public, balance qui pencha en faveur de la divulgation. L’affaire fut alors portée devant la Chambre des Lords.

Un privilège absolu. Dans sa décision R v. Derby Magistrates Court, la Chambre des Lords décida d’élever la notion de secret professionnel au rang de privilège absolu, considérant qu’elle représente bien plus qu’une simple règle de preuve en ce qu’elle constituerait une « condition essentielle pour une bonne administration de la justice ». Au cours du procès, la défense invoqua le moyen selon lequel le privilège prendrait fin lorsque le litige, pour lequel l’information avait été considérée comme privilégiée, s’est achevé. La Chambre des Lords rejeta un tel argument et jugea qu’ « une fois protégé (par le privilège), indéfiniment protégé ».

Un revirement de jurisprudence. De nombreuses décisions avaient, dans le passé, tenté à plusieurs reprises d’amoindrir la portée du secret professionnel, en opérant une balance d’intérêts. Dans l’arrêt Crown Court R v Barton (1972, 2 All ER 1192), la Cour affirma que « s’il existe des documents se trouvant en la possession ou sous le contrôle d’un avocat qui, par leur divulgation, permettraient de disculper un accusé, alors le privilège ne peut être invoqué ». Les juges anglais ont par la suite considéré, dans l’affaire R. v Ataou (1988, QB 798 ; CA), qu’ « il est approprié pour la Cour d’opérer une balance entre les intérêts du client et ceux de l’accusé. Si ce dernier peut démontrer que ses intérêts dépassent largement ceux du client, alors le privilège doit être écarté. » La Chambre des Lords a cassé ces deux décisions et a ainsi opéré un revirement de jurisprudence en considérant que l’accès pour un accusé à des documents protégés par le secret professionnel est subordonné au caractère absolu du privilège, aucune balance d’intérêts n’étant envisageable.

II. Le droit français et les atteintes au principe du secret professionnel

Le secret professionnel, une règle bien établie. En France, le secret professionnel constitue un devoir de l’avocat envers son client. Il est protégé, comme nous l’avons précédemment mentionné, par l’article 226-13 de Code pénal. L’avocat risque donc d’être sanctionné pénalement s’il ne respecte pas ses obligations de confidentialité. Ainsi, la Chambre criminelle de la Cour de Cassation (pourvoi n° 01-84170) a condamné en 2001 un avocat à un mois de prison avec sursis ainsi qu'à payer des dommages et intérêts pour avoir divulgué des informations protégées par le secret professionnel. Mais l’avocat peut par ailleurs être sanctionné disciplinairement, car en révélant des éléments confidentiels, il viole le Règlement Intérieur National (RIN) de la profession d’avocat et plus précisément son Article 2.1 selon lequel : « L’avocat est le confident du client. Le secret professionnel de l’avocat est d’ordre public. Il est général, absolu et illimité dans le temps ».

L’introduction de la procédure de l’article 60-1 du Code de procédure pénale par la Loi Perben II. En France, le principe semble avoir subi des atteintes. En effet, la loi n° 2003-239 du 18 mars 2003 (Loi pour la sécurité intérieure) a institué une nouvelle procédure, désormais inscrite à l’article 60-1 du Code de la procédure pénale, modifiée par la suite par la Loi Perben II du 9 mars 2004 (Loi n° 2004-204, portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité) et selon laquelle : « Le Procureur de la République ou l’officier de police judiciaire peut requérir de toute personne, (…) susceptible de détenir des documents intéressant l’enquête, (…) de lui remettre ces documents, sans que puisse être opposée, sans motif légitime, l’obligation du secret professionnel », l’article 77-1 conférant les mêmes pouvoirs lors d’une enquête préliminaire. La règle semble donc désormais inversée: le secret professionnel n’est opposable qu’en cas de « motif légitime ».

III. Un droit anglais définitivement hostile aux limitations du secret professionnel ?

Un privilège non invocable lors de procès mettant en cause le bien-être d’un enfant. L’arrêt Re L (a minor) (1996, 2 WLR, HL) est d’une importance particulière puisqu’il pose, moins d’un an après la décision R v Derby, une première limite au principe soit disant absolu du secret professionnel. Il a été jugé dans cette affaire que « le secret professionnel ne peut être invoqué lors de procès relatifs à la Partie IV du « Children Act » de 1989 », c'est-à-dire lors de procès mettant en cause le bien être d’un enfant. La Cour a récemment fixé, dans un arrêt Three Rivers Council v Governor & Company of the Bank of England (n°6, 2004, 3 WLR 1274, HL), de nouvelles limites au privilège en déclarant que « Les correspondances ayant eu lieu entre les parties ou leurs avocats et des tiers ne seront considérées comme privilégiées que lorsque les trois conditions suivantes sont remplies; (i) que le procès soit en cours, (ii) que les correspondances n’aient été faites dans le seul objectif dudit procès, et (iii) que le litige soit jugé selon le modèle accusatoire, et non inquisitoire ». (paragraphe 102).

Une jurisprudence anglaise potentiellement incompatible avec la Convention Européenne des Droits de l’Homme (ci-après : «la CEDH »). L’Angleterre ayant intégré la Convention en 1998, par le biais du Human Rights Act, une réelle question se pose quand à la compatibilité de la jurisprudence anglaise avec la CEDH, et plus particulièrement avec son Article 6 relatif au droit à un procès équitable. Nous pouvons en effet facilement considérer qu’un accusé, se voyant opposer le droit d’accéder à des documents pouvant prouver son innocence, pour la simple et seule raison que ceux-ci seraient protégés par le secret professionnel, considère ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable. Ce risque sérieux de contradiction a été reconnu par les juges anglais qui ont affirmé dans l’arrêt Medcalf v Mardele (2002, UKHL 27, 2002; 3 WLR 172) qu’ « il est possible, qu’au regard de l’Article 6 de la CEDH, le privilège relatif au secret professionnel ne conserve pas forcément toujours son caractère absolu et puisse parfois même faire l’objet d’une balance d’intérêts ».

Une décision en opposition avec l’arrêt AM&S Europe v. EC Commission (Arrêt 155/79, 1983, 1 All E.R 705) de la Cour de Justice des Communautés Européennes (ci-après « la CJCE »). Dans cet arrêt, la CJCE a jugé que le privilège du secret professionnel n’existe que lorsque deux conditions sont remplies : que les correspondances ont été émises pour et dans l’intérêt de la défense du client, et que l’avocat soit indépendant, c'est-à-dire, non employé. Les avocats internes aux entreprises n’étant pas considérés comme indépendants par la jurisprudence européenne, leurs correspondances ne sont pas, par conséquent, couvertes par le secret professionnel. Le privilège ne s’applique par ailleurs qu’aux avocats autorisés à exercer dans l’Etat Membre en question.

Ces nombreuses restrictions au principe absolu du secret professionnel ont été par la suite confirmées dans la décision Akzo Nobel Chemicals et Akcros Cemicals v Commission (Arrêts joints T-125/03 et T-253/03). Le caractère très général du privilège mis en place par les juges anglais apparaît donc clairement en opposition avec l’approche adoptée par les Cours Européennes.

Ce billet nous a permis de mieux comprendre la notion de secret professionnel. Nous avons pu constater qu’à l’échelle européenne des limitations au principe de privilège absolu ont été posées par la CJCE. La France a décidé en 2003-2004 de suivre cette voie et semble même avoir « renversé » la règle. En Angleterre, de plus en plus de décisions nationales vont à l’encontre de la notion étonnamment étendue de secret professionnel posée en 1995 par la Chambre des Lords. Pourtant, pour de nombreux auteurs, « une remise en cause du principe de privilège absolu posé par l’arrêt R v Derby semble particulièrement improbable », la Chambre des Lords ayant élevé ledit principe au rang de « droit fondamental de l’homme » et d’ « intérêt public majeur ». Les droits anglais et français de la preuve apparaissent donc traiter de manière très différente la notion de secret professionnel. L’incompatibilité avec la jurisprudence des Cours Européennes, hiérarchiquement supérieures aux cours britanniques, va-t-elle contraindre les juges anglais à réduire dans le futur la portée du principe et à ainsi « s’aligner », sur le modèle français?

Bibliographie :

Ouvrages

• Choo, Andrew, Evidence, text and materials, 1998 • Dennis, I.H, The law of evidence, 2ème edition, 2002 • Emson, Raymond, evidence, 3ème edition, 2006 • Keane, Adrian, The modern law of evidence, 7ème edition, 2008 • Phipson, Phipson on evidence, 6ème edition, 2005 • Ader, Henri et André Damien, Règle de la profession d’avocat, 11ème édition, 2006 • Martin, Raymond, Déontologie de l’avocat, 9ème édition, 2005 • Pimienta, Louis, Le secret professionnel de l’avocat, 1937 • Taisne, Jean-Jacques, La déontologie de l’avocat, 5ème édition, 2007 • Woog, Jean Claude, Sari, Marie-Christine, Woog, Stéphane, et Claire Goudineau, Pratique professionnelle de l’avocat, 4ème édition, 2001

Articles • Bowes, M., “The supremacy of legal professional privilege: the Derby Magistrates Case’, Archbold News, 1996, 3 • Tapper, Colin, “Prosecution & privilege”, (1996) International Journal of Evidence and Proof, 5 • Zuckerman, “Legal Professional privilege – the cost of absolutism”, (1996) 112 Law Quarterly Review 535