Le témoignage anonyme et le procès équitable - par Clara Salomon-Corlobé

Ce texte porte sur la décision rendue par la Cour Suprême du Royaume-Uni dans l’affaire R v Davis [2008] 3 All ER 361 et la comparaison entre  le droit français et le droit anglais, des conséquences de l’utilisation du témoignage anonyme par rapport au droit à un procès équitable énoncé par l’article 6 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme.

 

         Au Royaume-Uni, comme en France, un accusé  a le droit d’être confronter aux personnes qui l’accusent et doit avoir la possibilité de les interroger et de se défendre face à leurs accusations. La Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme (CESDH), dans son article 6 impose le droit à un procès équitable et contradictoire et énonce dans son article 6(3)(b) que : ‘‘tout accusé a droit notamment à […] interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que le témoins à charge’’.  Le droit français et anglais autorise cependant, les témoins à maintenir une forme d’anonymat par la mise en place de certaines mesures de protection (par exemple, le témoignage où la voix du  témoin est brouillée jusqu’au la dissimulation de l’identité du témoin). L’affaire ici étudiée porte sur l’anonymat du témoignage lors de l’audience.

Dans l’affaire R v Davis [2008] 3 All ER 361, le défendeur était accusé d’avoir tiré sur deux hommes, ce qu’il niait. Il avait été désigné comme étant le tireur par plusieurs personnes. Mais ces dernières refusaient de témoigner, déclarant qu’elles craignaient pour leur vie si elles témoignaient. Le juge en première instance avait permis de ne pas dévoiler l’identité des témoins en ordonnant la mise en place de différentes mesures de protections. Les témoins utilisèrent un pseudonyme lors de leurs témoignages et leurs identités ainsi que leurs adresses ne furent pas dévoilées au défendeur et à ses avocats. En outre, les avocats du défendeur n’avaient pas le droit de poser des questions qui permettraient d’identifier les témoins. Des écrans furent placés entre les témoins et l’accusé et ses avocats et la voix des témoins fut modifiée. Seuls le juge et le jury pouvaient voir les témoins et entendre leurs véritables voix. Le défendeur fut condamné en première instance, les témoignages ayant eu un rôle important pour fonder cette condamnation. Il se pourvu en appel contre la décision en arguant de ce que la mise en place de ces mesures de protection des témoins n’avait pas permis le respect des droits de la défense et l’avaient ainsi privé d’un procès équitable. L’appel fut rejeté. La Cour Suprême du Royaume-Uni jugea que ces témoignages ayant joué un rôle considérable dans la condamnation du défendeur, le procès  n’avait pas été équitable.

L’affaire R v Davis est un exemple de protection extrême des témoins. La question qui se pose est de savoir si ce type de conditions est compatible avec le respect des droits de la défense. Cette question continue d’être débattue tant au niveau français qu’anglais mais aussi au niveau européen, en raison notamment de l’augmentation  de la criminalité organisée et donc de l’augmentation des situations d’intimidations des témoins. Comme le rappelle Lord Roger of Earlsferry dans ce jugement : « l’intimidation des témoins est un problème séculaire et mondial » (« the intimidation of witnesses is an age-old and worldwide problem »). Il s’agit en effet de pouvoir trouver un équilibre entre les droits de la défense (droit d’être confronter aux personnes qui accusent le défendeur), les droits de la partie demanderesse de pouvoir appuyer leur demande sur plusieurs éléments et le droit des témoins de pouvoir témoigner sans crainte.

Lord Bingham of Cornhill dans cette affaire pose une question qu’il qualifie de « point de droit d’intérêt général » : Peut-on admettre qu’un défendeur soit reconnu coupable alors que sa condamnation repose seulement ou de manière décisive sur le témoignage d’un ou plusieurs témoins anonymes ?(« Is it permissible for a defendant to be convicted where a conviction is based solely or to a decisive extent upon the testimony of one or more anonymous witnesses ? »). Ce point est central car si une condamnation ne repose que sur les témoignages de personnes dont l’identité n’a pas été révélée au défendeur, le défendeur et ses avocats ne peuvent pas réfuter la crédibilité de ce témoin. Quelles sont les limites à la protection des témoins qui permettraient le respect de l’article 6 de la CESDH ?

Nous verrons tout d’abord quel le témoignage anonyme est une pratique autorisée mais exceptionnelle (I). Puis nous verrons que la Cour Suprême est réticente à autoriser l’utilisation du  témoignage anonyme (II)

I. Le témoignage anonyme, une pratique autorisée mais exceptionnelle

Lord Bingham of Cornhill met en avant le fait que les situations qui permettent le témoignage anonyme sont expressément autorisées par certaines lois. Il cite à titre d’exemple le  Criminal Justice Act 2003. Il rappelle aussi qu’aucune de ces lois autorisent le témoignage d’une personne dont le nom et l’identité n’a pas été révélé aux défendeurs et à ses avocats (« None of these statutory provisions permits the adducing of a statement by any witness whose name identity are not disclosed to the defendant and his advisor »).

Le Human Rights Act 1998 (HRA) permet l’application de la CESDH au Royaume-Uni et selon l’article 2 du HRA, les cours anglaises doivent prendre en considération les décisions rendues par la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH). Or les conditions mises en place par la CEDH permettant le témoignage anonyme sont considérés plus strictes que celles des cours du Royaume-Uni. La Cour Suprême a donc rappelé dans l’affaire R v Sellick [2005] 2 Cr. App R 15 que la recevabilité des preuves reste soumise au droit national, bien que les juges doivent prendre en compte la CESDH.

En droit français, la loi du 15 juin 2001 a introduit dans le code de procédure pénale  un titre XXI intitulé,  « de la protection des témoins ». Dans ce titre, le législateur expose les situations dans lesquelles, le témoignage anonyme est accepté et décrit les mesures de protection des témoins que le juge peut ordonner.

Lord Carswell rappelle que les juges gardent un pouvoir discrétionnaire pour autoriser certains témoignages et certaines procédures (« It is not in dispute that the Court has an inherent jurisdiction at common law to control its own proceedings »). Tous les juges dans cette affaire mettent l’accent sur le fait que ce qui doit primer avant tout est que le procès doit demeurer juste et équitable. En aucun cas le témoignage anonyme doit être la base principale sur laquelle repose l’accusation.  Mais comme le montre Lord Bingham of Cornhill, les juges permettent le témoignage anonyme dans de multiples et différentes conditions. En droit français, « l’emploi des témoignages anonymes est subordonné à trois conditions : il faut que le témoin puisse se prévaloir de motifs pertinents et suffisants expliquant son refus de déposer à découvert ; il faut que la défense ait eu une occasion suffisante et adéquate de contester le témoignage anonyme à charge ; il faut enfin que ce témoignage ne soit ni la seule preuve, ni une preuve déterminante de la culpabilité » (Jean Pradel, Manuel de procédure pénale, 13ème édition, 2006/2007, édition Cujas). Contrairement au droit français, il ne semble pas avoir, dans la common law, la possibilité pour l’accusé de contester le témoignage anonyme avant l’audience. Dans l’affaire étudiée, l’accusé n’a pas pu contester ces témoignages car le type de questions qu’il pouvait poser était limité. Or en droit français, selon l’article 706-60 du Code de procédure pénale, l’accusé peut contester la déposition du témoin avant l’audience et selon l’article 706-61, le défendeur peut demander l’audition à distance du témoin.

Lord Carswell distingue aussi entre les mesures de protection qui sont mises en places pour éviter l’intimidation des témoins lors de l’audience et celles mises en place pour empêcher que les témoins ne soient victimes d’intimidation et qu’ils refusent de témoigner. En effet, lors du témoignage d’un enfant victime d’abus sexuel, des écrans sont souvent mis en place pour empêcher l’accusé d’intimider et d’influencer le témoin. Mais dans le cas de l’affaire R v Davis, l’anonymat du témoignage est mis en place non pas pour que le défendeur ne puisse pas intimider les témoins lors de leurs témoignages mais pour éviter que des procédés d’intimidation empêchent les témoins de venir témoigner. Dans le premier cas, l’accusé connait l’identité du témoin mais le témoin est protégé pour éviter d’être influencé alors que dans le second cas, l’identité du témoin est dissimulée pour éviter des représailles.  Cette différence est importante puisqu’elle pourrait expliquer le système de protection utilisé par le juge de première instance pour protéger l’identité des témoins.

II. La réticence de la Cour Suprême à autoriser le témoignage anonyme

Lord Bingham of Cornhill dans cette affaire rappelle que la Cour d’Appel n’a jamais reconnu dans son jugement que le droit d’un accusé à être confronté à ses accusateurs est un droit reconnu par la « Common law » depuis des siècles et que le fait que les avocats voient les accusés mais qu’ils ne peuvent être vus ou connus par le défendeur est insuffisant (« At no point in the judgment does the court of Appeal acknowledge that the right to be confronted by one’s accusers is a right recognized by the common law for centuries and it is not enough if counsel sees the accusers if they are unknown to and unseen by the defendant »). Dans cette affaire, l’accusé avait contesté le témoignage d’un des témoins car selon lui, certains éléments du témoignage avaient été fournis par l’ex petite amie de l’accusé. Le fait que l’accusé et ses avocats ne savaient pas qui ils interrogeaient ne leurs permettaient pas d’attaquer la crédibilité du témoin. L’avocat de la Couronne avait argumenté que tous les éléments appuyant ou heurtant la crédibilité du témoin avaient été énumérés dans un rapport et soumis à l’appréciation du juge. Lord Bingham of Cornhill explique cependant que le fait qu’un procès soit équitable ne devrait pas dépendre de façon importante de l’exécution diligente de leur devoir par les autorités poursuivantes (« fairness of a trial should not largely depend on the diligent performance of their duties by the prosecuting authorities »).

En droit pénal français, en revanche, l’accusé peut contester le témoignage. Il a dix jours pour ce faire, à partir du moment où il est informé du contenu de la déposition (article 706-60 du Code de procédure pénale). L’accusé peut aussi demander à être confronté aux témoins. Dans ce cas, l’audition du témoin se fera à distance et sa voix pourra être brouillée, s’il accepte d’être confronté au défendeur (article 706-61 du code de procédure pénale). Contrairement au droit anglais, la seule possibilité « technique » offerte au témoin sera le brouillage de sa voix et son audition à distance.

La réticence de la Cour Suprême à autoriser des mesures de protection telles que celles imposées au défendeur dans cette affaire s’explique aussi par le fait, selon Lord Roger of Earlsfield, qu’il y a eu une tentative en 1972 d’ouverture des cas où le témoignage anonyme serait autorisé. Mais la commission présidée par Lord Diplock avait rejeté cette tentative.  L’ensemble des juges de la Cour Suprême reconnaissent dans cette affaire qu’il appartient au Parlement de décider des situations dans lesquelles le témoignage anonyme et des mesures de protection extrêmes pouvaient être utilisés et qu’il n’appartenait pas aux juges de la Cour Suprême d’en décider (« Parliament is the proper body to decide whether such a change is now required and if so to devise an appropriate way which still ensures a fair trial »). Il est à noter cependant qu’après l’affaire R v Davis, le Ministre de la Justice au Royaume Uni a expliqué dans un discours à la Chambre des Communes le 26 juin 2008 que le Gouvernement anglais avait l’intention de légiférer sur le sujet.

Selon les juges de la Cour Suprême, les mesures de protection des témoins vont au-delà d’une protection juste et équitable pour le défendeur. Le procès doit demeurer équitable et contradictoire. En droit français, les mesures autorisées pour protéger les témoins ne sont pas aussi extrêmes que celles utilisées par exemple dans cette affaire. Comme il a été rappelé dans la 1ère partie, les cas où le témoignage anonyme est autorisé sont encadrés par la loi, bien que le juge garde un pouvoir discrétionnaire pour les autoriser. L’article 760-62 du Code de procédure pénale rappelle aussi qu’«aucune condamnation ne peut être prononcée sur le seul fondement de déclarations recueillies dans les conditions prévues par les articles 706-58 et 706-61 ».  La CEDH, dans l’affaire Rachdad c/France du 13 novembre 2003, a condamné la France car la condamnation du demandeur était basée seulement sur un témoignage anonyme. Il semblerait donc que les conditions de recevabilité de ces témoignages en droit français soit moins strictes que celles instaurées par la CEDH et cela même après la loi du 15 juin 2001 encadrant le témoignage anonyme.

Lord Carswell explique cependant que les juges se sentent obligés d’ordonner des protections plus fortes pour que les témoins viennent témoigner. De plus, ces témoignages sont parfois, la seule base pour l’accusation et dans le cas de crimes graves, le juge doit tenir compte de l’intérêt public et de la sécurité publique. L’avocat de la Couronne a rappelé ce danger devant la Cour Suprême en expliquant que sans certaines preuves, certains criminels dangereux pourraient être remis en liberté ce qui affecterait la société et l’administration de la justice (« […] without such evidence dangerous criminals would walk free and both society  and the administration of justice would suffer »). La Cour Suprême demeure cependant réticente à autoriser des mesures de protection plus strictes que celles autorisées par la loi, en rappelant que le droit d’un accusé à être confronter à ses accusateurs demeure un principe intangible en droit anglais.

Lord Carswell soulève aussi un problème qui permet d’expliquer la réticence des juges à autoriser les mesures de protection des témoins. En effet si le défendeur est à l’origine de la peur ressenti par le témoin, ce qui empêche le témoin de témoigner peut-il se plaindre de l’injustice de son procès si la cour autorise le témoin à témoigner de manière anonyme ? (« If it is established that the defendant himself has created the fear felt by the witness and made him or her afraid to give evidence, can he be heard to complain of the unfairness if the Court allows the evidence to be given anonymously »). Si le défendeur peut invoquer un procès non équitable pour faire rejeter certains témoignages, les actes d’intimidation risquent de devenir habituels car soit le défendeur procédera à des actes d’intimidation pour empêcher le témoin de venir témoigner ou le témoin témoignera de manière anonyme, mais ce témoignage risquera d’être rejeté par la Cour. Le débat pour trouver des moyens qui permettrait un procès équitable pour la défense mais aussi libre de toute pression ou intimidation reste toujours d’actualité.

Bibliographie:

Manuels:

  • S. GUINCHARD et J. BUISSON, Procédure pénale, Paris, Litec, 5ème édition, 2009
  • J. PRADEL, Manuel de procédure pénale, Cujas, 13ème édition, 2006-2007

Articles :

  • Gregory Durston, « Absent Witnesses and Human Rights », Criminal Law and Justice Weekly, 10 juin 2006
  • Final Straw for witness anonymity, publié par UK Legal News Analysis le 26 juin 2008
  • Halsbury’s Annotations, Chapitre sur Criminal Evidence (Witness Anonymity) Act 2008, partie 1: New rules relating to anonymity of witnesses, 21 juillet 2008
  • Jean-François Renucci,  « Importance du droit d’interroger les témoins à charge », Recueil Dalloz 2004, p988