Les droits des travailleurs détachés à l’épreuve du droit communautaire : l’Arrêt LAVAL-CJCE (C-341/05)-, par Adeline Pétré

La Cour de Justice des Communautés Européennes a rendu le 18 décembre 2007 un arrêt très important relatif au droit d’action collective par les syndicats et à l’interprétation de la directive sur le détachement des travailleurs. Cet arrêt, connu sous le nom « arrêt Laval », met en perspective l’engagement syndical pour la protection des droits des travailleurs d’une part, et la libre prestation de service d’autre part. En effet, la Cour pour la première fois érige un droit social fondamental, celui de mener une action collective, comme source possible de restriction aux libertés économiques. Cependant, dans une recherche de conciliation entre la liberté d’action collective et les autres libertés communautaires, la Cour semble effectuer un contrôle du recours à la grève et condamner ce recours dès lors qu’il porte atteinte aux libertés économiques.

L'essence même de la cohésion de l'Union européenne d'aujourd'hui réside toujours dans le Traité de Rome de 1957, avec la consécration des quatre libertés fondamentales désormais intégrées par chaque pays membre : libre circulation des marchandises, libre circulation des services et des capitaux, libre circulation des personnes, et liberté d'établissement.

    Plus exactement, la libre circulation des services et la libre circulation des personnes s'articulent autour de la libre circulation des travailleurs, aujourd'hui sujette à une forte polémique, notamment suite à la proposition de directive dite Bolkestein sur la libre circulation des services.    Le détachement des travailleurs effectué dans le cadre d'une prestation de service est actuellement réglementé par la Directive 96/71/CE du 16 décembre 1996 du Parlement européen et du Conseil. Elle est le résultat de la recherche d'un équilibre entre les libertés économiques consacrées par le traité CE et le droit des travailleurs salariés pendant la période de détachement. Cet équilibre n’est pas sans soulever de vifs conflits politiques, notamment en période de crise, comme le montre la situation récente au Royaume-Uni. L’Arrêt Laval s’inscrit dans une jurisprudence abondante et controversée de la CJCE sur le détachement des travailleurs. Dans ce sens, il reflète le conflit récurrent qui oppose les libertés communautaires de circulation et le droit du travail. Cet arrêt illustre à nouveau le paradoxe de l’Union Européenne actuelle, fondée initialement sur des objectifs économiques, et dont le but est premièrement de garantir aux opérateurs économiques la liberté de circulation la plus large, mais dont la cohésion politique repose cependant sur une nécessaire dimension sociale.     L’intégration économique implique un rapprochement des législations des Etats membres. Cependant, certains domaines, comme le droit du travail, demeurent très divergents d’un pays à l’autre de l’UE. Ainsi, suite à la difficulté d’unification ou d’harmonisation, les législations étatiques demeurent très différentes. Une telle situation ouvre la voie à des comportements opportunistes, où les opérateurs économiques tentent d’intervenir sur un marché national tout en évitant les contraintes sociales locales.     Par conséquent, pour lutter contre un tel « dumping social », les travailleurs, par la voie de leurs représentants, tentent d’imposer l’application de normes du travail égales à celles en vigueur dans le pays où les travailleurs sont détachés. Tel est le cas dans l’arrêt Laval, où les travailleurs, originaires de Lettonie, tentaient d’imposer des normes conformes aux droits en vigueur en Suède, pays où le détachement avait lieu. La société lettonne détachant les travailleurs, quant à elle, invoquait la liberté de prestations de services pour condamner une telle action sociale ayant conduit à la faillite de sa filiale suédoise.     La Cour de Justice rend un arrêt fondamental car, à l’image de la double finalité économique et sociale des Communautés Européennes, elle consacre à la fois le caractère fondamental du droit d’action collective des syndicats, mais effectue par la suite un contrôle rigide de ce dernier, qui la conduit finalement à favoriser les droits économiques aux dépens des droits sociaux.     Cet arrêt est sujet à de nombreuses critiques, à juste titre, car l’interprétation étroite donnée en l’espèce par la Cour à propos de la Directive sur le détachement des travailleurs- interprétation contraire à l’opinion de l’avocat général - remet fortement en question la dimension sociale défendue par les Communautés Européennes. Dimension d’autant plus controversée après le rejet du Traité établissant une Constitution pour l’Europe en 2004.     Dans un contexte d’Europe élargie depuis 2004, puis encore en 2007, avec d’avantage de pays aux conditions sociales divergentes, dont les normes du travail sont différentes, et les législations plus ou moins flexibles et ouvertes au dialogue avec les partenaires sociaux, une telle décision de la CJCE a des impacts multiples.     Premièrement, la protection des droits fondamentaux des travailleurs par le biais de l’action collective est remise en question.  Au-delà, la question de l’application et de l’adaptation des Etats membres aux directives communautaires se pose également. En effet, la Cour fonde sa décision sur le motif que le droit suédois n’applique pas correctement la directive sur le détachement des travailleurs en manquant de clarté. Indirectement, c’est donc l’application flexible (la négociation du salaire étant laissée aux partenaires sociaux) de la directive par la Suède , qui est également rejetée, d’où l’ambiguïté de la décision de la Cour. Ainsi, comme le formule Pierre-Yves le Borgn’, la question est de savoir si cette décision est « une légitimation de l’action collective ou une porte ouverte au dumping social dans l’Union européenne ? ».     Explication de l’arrêt : La Directive 96/71/CE concernant le détachement des travailleurs prévoit que les conditions d’emploi garanties aux travailleurs détachés dans l’Etat membre d’accueil doivent être fixées par les dispositions nationales. La loi suédoise d’application relative au détachement des travailleurs précise les conditions de travail et d’emploi relevant des matières énumérées dans la directive, à l’exception des taux de salaire minimal. La loi est muette au sujet des rémunérations, dont la détermination est traditionnellement confiée, en Suède, aux partenaires sociaux par la voie de la négociation salariale.     En mai 2004, Laval un Partneri Ltd, une société lettonne, a détaché des travailleurs de Lettonie pour l’exécution de chantiers de construction en Suède. Les travaux ont étés entrepris par une société filiale, Baltic. En juin 2004, Baltic a entamé des négociations avec le syndicat suédois concerné dans le but d’adhérer à la convention collective du secteur suédois de la construction et de préciser le niveau des salaires à verser aux travailleurs lettons détachés. Cependant, aucun accord n’a pu être conclu. Laval a signé, en septembre, des conventions collectives avec le syndicat letton du bâtiment, auquel appartenaient 65% des travailleurs détachés. En novembre 2004, le syndicat suédois a commencé une action collective prenant la forme d’un blocus sur l’ensemble des chantiers de Laval en Suède. Le syndicat suédois des travailleurs électriciens s’est joint au mouvement. Suite à l’interruption des travaux pendant un certain temps, Baltic a été déclarée en faillite et les travailleurs détachés sont retournés en Lettonie.     La juridiction suédoise du travail a été saisie par Laval d’un recours portant sur la légalité de l’action collective menée par le syndicat suédois et la réparation du préjudice subi. La juridiction demande à la CJCE si une action collective telle que celle conduite en l’espèce est compatible avec le droit communautaire.     La Cour reconnaît que le droit de mener une action collective doit être reconnu en tant que droit fondamental au sein des principes généraux du droit communautaire. La cour rappelle de manière explicite le principe déjà énoncé, quoi que de manière plus ambiguë, dans un arrêt rendu une semaine auparavant, l’arrêt Viking (C-438/05), concernant également le détachement de travailleurs salariés en Europe.     La Cour constate cependant, comme dans l’arrêt Viking, que le droit à l’action collective, bien que droit fondamental, n’échappe pas au champ d’application du droit communautaire.     En particulier, l’exercice d’une action collective, s’il conduit à forcer une entreprise à accepter une convention collective dont les clauses vont au-delà de la protection minimale assurée par la directive, est susceptible de constituer une « entrave » au droit communautaire.  En effet, cela peut rendre plus difficile pour l’entreprise l’exécution de travaux de construction sur le territoire suédois et constituer ainsi une restriction à la libre prestation de service. L’arrêt Viking appliquait le même raisonnement au sujet de la liberté d’établissement.     La Cour opère ainsi son contrôle classique : l’action constitutive d’une entrave ne peut être justifiée au regard du droit communautaire que si elle a un objectif légitime compatible avec le Traité, qui se justifie par des raisons impérieuses d’intérêt général, et qu’elle est exercée de manière proportionnelle à l’objectif recherché.     En l’espèce, l’action collective avait pour but la protection des travailleurs détachés contre une éventuelle pratique de dumping social. Pour la Cour, il peut s’agir d’une raison impérieuse d’intérêt général si le blocage était effectué dans le but d’imposer des conditions salariales et de travail à un certain niveau de protection minimale.     Toutefois, la Cour estime que, dans une situation comme celle de la Suède, où les normes minimales impérativement applicables n’existent pas, l’action collective menée par les travailleurs ne peut être justifiée au nom de l’objectif d’intérêt général de protection des travailleurs. En effet, elle énonce que l’action n’est pas justifiée « dans un contexte national marqué par l’absence de dispositions qui soient suffisamment claires et précises ».     Selon la Cour, de l’absence de dispositions impérativement applicables, claires et précises, découle le caractère inacceptable des revendications salariales menées par le biais de l’action collective. En d’autres termes, l’insécurité liée à l’absence de règle rend contraire à la liberté de prestation de services l’action collective dans le but d’obliger un employeur à signer une convention collective.
   Appréciation :

Un contrôle du droit à l’action collective consacré : Cette décision, bien que critiquable sur certains points, consacre de manière explicite, comme principe général du droit communautaire, le droit de mener une action collective dans un but de protection des travailleurs. Dans ce sens, elle pourrait constituer un avancement remarquable de la jurisprudence de la Cour de Justice des Communautés Européennes vers la promotion des droits sociaux en Europe.

   Cependant, cette décision semble ne constituer qu’un « cadeau empoisonné » pour la défense des droits sociaux en Europe car le droit à l’action collective, désormais reconnu comme droit social fondamental, est également maintenant soumis à un contrôle poussé des juridictions communautaires, mais aussi nationales, de sa validité au regard des autres libertés communautaires. Il s’agit donc moins d’une avancée pour le droit à l’action collective que d’une « mise sous tutelle » de ce dernier. Comme le prouve le cas d’espèce, suite au contrôle de la Cour, l’action collective est finalement rejetée en faveur du droit économique de libre prestation de service.     De plus, l’arrêt récent de la CJCE, (avril 2008), dans l’affaire Rüffert, confirme l’arrêt Laval dans cette voie. Il s’agissait de savoir si, lorsqu’ils attribuent des contrats de travail, les pouvoirs publics ont le droit de demander que les entreprises adjudicatrices s’engagent à payer à tous les travailleurs des salaires conformes aux tarifs indiqués dans les conventions collectives applicables sur le lieu où le travail est effectué. La cour a refusé de reconnaître ce droit. Ainsi, bien que ne visant pas l’action collective, cet arrêt confirme la tendance de la Cour à affirmer la primauté de la libre circulation des services sur les réglementations du travail existantes et applicables au lieu où le service est fourni.    Il est ainsi compréhensible que certains voient dans ces arrêts une sérieuse menace à l’idée d’une Europe sociale, et que cela ait des répercussions notamment sur la ratification du Traité de Lisbonne au sein des Etats membres, tout comme la directive Bolkestein avait eu des effets négatifs pour l’adoption de la Constitution européenne.    Une remise en cause de la transposition du droit communautaire par les Etats membres : De plus le raisonnement suivi par la Cour est ambigu et la décision incertaine, ce qui met en doute à la fois la force de la négociation salariale, mais également l’efficacité de la transposition des directives en droit communautaire dans les différents Etats membres.     En effet, l’arrêt Laval est d’autant plus surprenant que la justification donnée par la Cour repose sur la « mauvaise » transposition de la directive par la législation suédoise. La Suède, avec une tradition d’auto régulation, laisse à la négociation salariale le soin de déterminer la rémunération des travailleurs. La cour, en exigeant que les normes soient préalablement « suffisamment précises et accessibles », interdit indirectement les négociations ouvertes et différenciées avec les employeurs. Cette exigence est d’autant plus paradoxale que la Commission européenne elle-même est à l’origine du principe de « flexisécurité », qui vise à moderniser le droit du travail en Europe en assurant à la fois la flexibilité dans l’entreprise et la sécurité des salariés, et dont les pays nordiques comme les Pays-Bas et le Danemark ainsi que la Suède sont les pionniers.    Une telle décision de la Cour n’aurait pas eu lieu concernant la France par exemple, qui disposait déjà de règles impératives de protection des travailleurs détachés et a par la suite transposé la directive en modifiant ses textes existants. Cette décision constitue donc un pas en arrière pour la cohésion entre les différentes législations nationales car elle interprète de manière trop rigide la directive sur le détachement des travailleurs et ainsi discrimine entre les différentes transpositions au sein des Etats membres.     La concurrence très forte imposée par les nouvelles grandes puissances économiques mondiales et le phénomène conséquent de délocalisations massives vers les pays à main d’œuvre peu qualifiées imposent aujourd’hui plus que jamais à l’Union Européenne de se doter d’un modèle social solide et efficace. A travers cet arrêt, la CJCE ne semble pas en être le moteur, il est donc nécessaire de redémarrer l’Europe sociale avec des initiatives politiques.

Bibliographie : - EurActiv.com - Le Taurillon, magasine eurocitoyen - Sophie Robin-Olivier « Europe sociale ou Europe économique » - D. Fasquelle et S. Robin-Olivier « Les échanges entre les droits, L’expérience communautaire »